D’après une enquête de référence sur les valeurs des français

 La France change. La France a changé. Et, aujourd’hui, plusieurs recherches nous permettent de mieux nous situer par rapport à cette transformation et de comprendre les grands mouvements sociaux et culturels qui engendrent cette transformation . Si nos représentations s’attachent à des images dépassées de la réalité sociale et culturelle, alors nous ne comprendrons pas la réalité du monde dans lequel nous vivons, nous n’aurons plus de repères fiables, nous n’aurons plus de boussole. Alors viendra la peur, et, avec elle, l’agressivité et la violence. En regard, il est donc essentiel d’envisager et d’explorer la réalité actuelle de notre société.

Cette nécessité de la connaissance vaut également dans le domaine religieux. Depuis vingt ans, association chrétienne interconfessionnelle, Témoins met en valeur les résultats de la recherche pour éclairer le champ de la vie chrétienne en France à travers les sciences sociales. Dès le départ, nous avons voulu confronter la réalité du changement social et culturel avec les pratiques institutionnelles, pour beaucoup marquées par un grand immobilisme. Le grand écart qui apparaissait, le manque de pertinence, pour reprendre la traduction  du mot anglais : « relevance » a suscité le déclin des grandes institutions et l’exode de leurs ressortissants. Le phénomène n’est pas seulement français, mais dans notre pays, il s’est particulièrement manifesté dans l’Eglise catholique. Les avertissement n’ont pas été entendus. En regard, nous avons mis en évidence les innovations qui cherchaient à répondre à la crise en expérimentant de nouvelles propositions parmi lesquelles figure le courant de l’Eglise émergente.

Si trop souvent, l’écoute a manqué et la rigidité a prévalu dans les instances religieuses, la recherche sociologique n’a pas fait défaut. Et le programme d’enquêtes internationales sur les valeurs des européens (European values study) a apporté les données nécessaires pour suivre les évolutions. La première enquête a été réalisée en 1981 dans plusieurs pays européens. Une seconde vague a été réalisée en 1990, les suivantes en 1999 et 2008. La cinquième vague a eu lieu entre 2017 et 2018 selon les pays. Aujourd’hui, un livre vient donc de paraître. Intitulé : « La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions » (1), il présente les premiers résultats de l’enquête valeurs de 2018 comparés à ceux des vagues antérieures. Il fait apparaître « des tendances de fond qui travaillent les mentalités des français ».

Cet ouvrage est divisé en une cinquantaine de notices réparties en huit grandes parties :

  • Appartenances sociales et identités culturelles
  • Nouvelles formes du lien social
  • Morales individuelles et normes collectives
  • Familles en mutation
  • Valeurs économiques et sens du travail
  • La religion en mouvement
  • La politique en crise ?
  • Les politiques publiques sous tension

La partie relative à « la religion en mouvement » se développe en cinq chapitres rédigés par Claude Dargent et Olivier Galland.

  • Recul de catholicisme, croissance des non affiliés et des minorités religieuses
  • Assistance aux offices et prière
  • Les musulmans plus religieux et plus traditionnels que les chrétiens
  • Et Dieu dans tout ça ?
  • Quatre croyances religieuses en progression

 

la France des valeursEn présentant le volume précédent réalisé à partir de l’enquête de 2008 (2), nous évoquions une grande tendance :

« Par delà certaines contraintes et comme suite à tout un processus, on assiste aujourd’hui à un changement majeur : le passage de la prédominance de l’institution catholique à un contexte nouveau où s’impose la progression de nouveaux comportements exprimés par les sociologues en terme d’autonomie croyante ». L’enquête actuelle confirme cette tendance. Cependant le livre lui-même dépasse la présentation de la précédente enquête puisqu’il dresse un bilan de quarante ans d’évolution. Ainsi peut-il mettre en évidence d’autres constats comme la résistance du religieux par rapport aux pronostics de son effacement dans une société sécularisée, ou bien envisager des phénomènes plus récents, ainsi, en regard du catholicisme déclinant, la dynamique des minorités religieuses et le phénomène singulier de la piété musulmane.

 

Le nouveau paysage religieux

En quarante ans, le paysage religieux français a complètement changé. La prédominance du catholicisme s’est effondrée. La majorité de la population se dit maintenant : sans religion. De nouveaux groupes religieux sont apparus.

 

La chute du catholicisme

C’est bien en terme de chute que l’on peut caractériser l’évolution du catholicisme en France depuis 40 ans. Durant cette période, la population se déclarant catholique est passée de 70% à 32%, dans la répartition suivante : catholiques pratiquants réguliers (au moins une fois par mois) : de 17% à 7% ; catholiques pratiquants irréguliers, de 12% à 6% ; catholiques non pratiquants de 41% à 19%.

Cependant ce recul a commencé depuis plus longtemps encore. Dans son livre : « L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée » (3), Jérôme Fourquet consacre un chapitre à ce qu’il désigne : « La dislocation de la matrice catholique ». Et, en prenant pour indication la pratique dominicale (la messe tous les dimanches ou le plus souvent possible), de 1961 à 2012, la proportion de « messalisants » dans la population française est passée de 35% à 6%. Et, par ailleurs, en étudiant l’évolution de la répartition des prénoms, en s’attachant à celui de Marie jugé symbolique de la démarche catholique, il en montre la chute abyssale au long du XXè siècle.

Claude Dargent, rapporteur du chapitre : « religion », de « La France des Valeurs » nous décrit une tendance de fond : « Tous les neuf ou dix ans, chacun des niveaux de pratique catholique perd plusieurs points. Nous ne sommes pas seulement en face d’une moins grande discipline des fidèles qui fréquenteraient moins souvent la messe, tout en restant dans le giron de l’Eglise romaine : on assiste à une contraction d’ensemble du catholicisme français… Cette baisse du nombre des catholiques est le résultat du départ d’une fraction des fidèles et d’un remplacement générationnel très insuffisant ». En 2018, seulement 3% des 18-39 ans sont des pratiquants réguliers alors qu’on dépasse encore 16% chez les 70 ans et plus. Si le déclin est général, la pratique catholique résiste mieux dans les grandes villes et les couches sociales les plus cultivées.

Au niveau du commentaire, on peut s’interroger sur la manière dont la crise a été et est gérée par l’institution. Les avertissements n’ont pas manqué (4). Aujourd’hui, le constat est là. En 40 ans, le catholicisme, de majoritaire, est devenu largement minoritaire. C’est un effondrement.

 

Les sans religion

A l’inverse, les personnes se déclarant : « sans religion » sont aujourd’hui devenus majoritaires dans la société française : 27% en 1981, 58% en 2018. Cette montée des sans religion (en anglais : none (aucune), peut être observée dans la plupart des pays occidentaux. Elle apparait aujourd’hui dans la jeunesse américaine. Mais ce phénomène est particulièrement marqué en France. L’enquête répartit ce groupe en deux : sans religion, mais pas athée : 37% ; sans religion athée convaincu : 21%. Dans la société française, il y a toujours eu un groupe d’opposants à la religion identifiée au catholicisme. Dans la période récente, on assiste plutôt à un éloignement. « Presque la moitié des sans religion a été élevée dans une religion, le plus souvent dans le catholicisme ». En 1981, le groupe majoritaire était celui des catholiques non pratiquants : 41%. Selon une enquête récente en Europe du « Pew Research Center » (5), cette catégorie des non pratiquants est majoritaire dans de nombreux pays d’Europe. En France, une partie de ceux-ci a rejoint le groupe des sans religion. Ce groupe est aujourd’hui un espace où différentes croyances et attitudes se manifestent. Si il y a une part des sans religion qui se dit athée, un quart des personnes sans religion croit en Dieu. « Compte tenu de leur poids démographique, les sans religion constituent un gros quart de la population déclarant croire en Dieu ». Cette recherche montre également une progression des croyances en une vie après la mort. Ces croyances sont historiquement associées au christianisme. Aujourd’hui, elles sont adoptées, pour une part, par les sans religion. « Les sans religion constituent 40% de ceux qui croient en une vie après la mort ».

 

L’évolution contrastée de la pratique religieuse

La sociologie religieuse accorde traditionnellement une place importante à l’assistance aux offices religieux.

L’enquête met en évidence deux tendances différentes, soit : une bipolarisation entre une part de plus en plus importante de français

qui s’éloigne de la religion et une minorité parfois même croissante qui maintient un lien étroit avec elle – sous des formes parfois largement renouvelées ». « En 2018, les pratiquants réguliers qui fréquentent un service religieux au moins une fois par mois pèsent le même poids qu’il y a vingt ans ». Oui, mais ces pratiquants ne se répartissent pas du tout de la même façon que dans le passé. Et, avant d’analyser les deux derniers groupes qui composent le paysage religieux d’aujourd’hui, il est nécessaire d’analyser ce phénomène.

On assiste aujourd’hui à une sorte de chassé croisé : une baisse affirmée de la pratique régulière dans le catholicisme et une hausse relative considérable de cette pratique dans deux minorités religieuses : les protestants évangéliques et les musulmans. Le pourcentage des catholiques pratiquants réguliers est passé de 17% en 1981 à 7 % en 2018. « Ils ne représentent aujourd’hui en France qu’à peine plus de la moitié des pratiquants réguliers (53%). Mais symétriquement, on relève que la plupart des autres cultes est globalement en nette augmentation. C’est du pour partie au dynamisme protestant dans sa composante évangélique (9%). Mais le plus frappant est évidemment l’essor rapide des musulmans. En France aujourd’hui, presque un pratiquant régulier sur 6 est musulman (16%) ». Une grosse surprise : 12% des pratiquants réguliers se disent sans religion. L’interprétation est ouverte à différentes hypothèses.

 

Le protestantisme, une minorité attractive

Dans son analyse des données, Claude Dargent met en valeur le dynamisme des minorités religieuses en contraste avec le déclin de la grande Eglise. Et, parmi ces minorités, il y en a deux qui se détachent : le protestantisme et l’islam. Ils se distinguent notamment par une forte participation aux offices religieux et à la prière.

Continuons donc notre parcours des transformations du monde chrétien. D’après cet échantillon, les protestants luthéro-calvinistes ne représentent plus que 1% de la population. « Le dynamisme de la mouvance protestante est du côté des évangéliques qui se situent désormais au même niveau que les églises protestantes « historiques » et atteignent même 1,6% si on y ajoute les Témoins de Jéhovah » . La vitalité des évangéliques se traduit par leur part importante de la pratique régulière en France. Les catholiques ne représentent plus aujourd’hui qu’à peine la moitié (53%) des pratiquants réguliers. Les protestants représentent maintenant 9% du total. Si il y a ainsi un protestant pratiquant régulier pour six catholiques, en certains lieux, cette vitalité apparait visiblement. Et, de même, en ce qui concerne la prière, les protestants sont présents. Cependant, le rapporteur nous indique la limitation de l’enquête à l’égard de la minorité protestante. Il n’y a que 49 protestants dans l’échantillon.

Il y a donc nécessité de compléter ces résultats par d’autres issus de plusieurs enquêtes portant spécifiquement sur le protestantisme. Or ces enquêtes sont étoffées et se sont succédées au cours des deux dernières décennies. Nous apprenons ainsi qu’en 2006, 4% de la population française se déclarait « proche du protestantisme » en répondant à la question : « Quelque soit votre religion d’origine, pouvez vous dire de quelle religion vous vous sentez proche ? » (6). Le pourcentage était en augmentation : 4% au lieu de 3% en 1995. La réponse à cette question témoignait de l’audience du protestantisme, sa pertinence par rapport aux questions soulevées par le changement social et culturel. « Un christianisme participatif au sein d’une civilisation de choix », dira, par la suite, le sociologue Jean-Paul Willaime (7). Ce pourcentage traduisait également la progression des églises évangéliques. Ces deux mouvements ont continué à se manifester jusqu’à aujourd’hui. En 2017, un sondage IPSOS apporte de nouvelles données (8). Dans une formulation précise de la question, 3,1% des français se déclarent protestants. C’était entre 2,5% et 2,8 % en 2010. L’enquête corrobore le plus grand engagement des protestants dans la participation aux offices religieux. 24% pratiquent au moins une fois par semaine contre 5% des catholiques. Et ce degré de pratique est plus élevé chez les plus jeunes. Ce dynamisme est associé au rôle joué par les évangéliques dans le monde protestant. Ici aussi, le paysage chrétien est complètement différent de celui qui prévalait il y a quarante ans.

 

Un univers nouveau : la piété musulmane

Cependant, outre la transformation du paysage chrétien, un phénomène nouveau se manifeste aujourd’hui : la présence d’une communauté musulmane qui tranche avec le contexte et se distingue également de la socialité chrétienne. Cette situation est exprimée par le titre du chapitre écrit par Olivier Galland dans « la France des valeurs » : « Des musulmans plus religieux et plus traditionnels que les chrétiens ».

Les musulmans représentent environ 6% de la population française. Bien au delà de cette proportion, ils constituent 16% des pratiquants réguliers (53% chez les catholiques). En reprenant les différents indicateurs utilisés dans l’enquête concernant les croyances, un indice synthétique montre de façon saisissante une forte religiosité en contraste avec celle des catholiques.

Cette spécificité s’inscrit actuellement dans une dimension communautaire particulièrement marquée. Dans son livre sur « L’archipel français » (3), Jérôme Fourquet évoque, depuis les années 2000, « un regain de religiosité » dans la population de confession et d’origine musulmane. Cette population est engagée dans une dynamique démographique très soutenue. Ainsi, au présent comme en terme prospectif, la communauté musulmane requiert une attention particulière dans un paysage religieux en pleine évolution.

 

Des croyances bien présentes

Au total, en quarante ans, le paysage religieux a complètement changé. Globalement, cette transformation a pour épicentre, l’affaissement de l’Eglise catholique. Cependant, si les pratiques sont différentes, qu’en est-il des croyances ?

 

Maintien des croyances en Dieu

En 2018, 50% des français déclarent croire en Dieu. Ils étaient 61% en 1980. Il y a donc une baisse, mais le mouvement paraît limité lorsqu’on le compare dans la même période à la chute de l’appartenance catholique de 70% à 32% ou à l’augmentation des sans religion de 27% à 58%. La croyance en Dieu tend par ailleurs à se dissocier de l’attitude vis-à-vis de la religion. « Davantage de personnes déclarent croire en Dieu (50%) qu’appartenir à une religion (42%). Et l’écart qui était de 3 points en 2008 est maintenant de 8. L’enquête révèle qu’un quart des personnes se déclarant sans religion croit en Dieu ». Par ailleurs, la proportion des personnes pour qui Dieu est important dans leur vie, demeure stable depuis 1990 à un taux relativement élevé de 38% à 35%.

Des questions ont également été posées sur les représentations de Dieu. En 2018, 19% des français croient en un Dieu personnel et 31% en un Dieu, esprit et force vitale. 24% ne savent pas quoi en penser. Effectivement, à notre sens, si la réalité d’un Dieu personnel fonde la foi chrétienne, elle n’est pas contradictoire à la mention : esprit ou force de vie. La croyance en un Dieu personnel est particulièrement répandue dans les cultes minoritaires. Le chapitre apporte beaucoup d’autres informations auxquelles on se reportera.

Un commentaire de Claude Dargent met en valeur la stabilité relative de la croyance en Dieu dans une conjoncture où les changements sont nombreux : « Pour l’heure en 2018, dans un des pays d’Europe où la sortie de la religion est la plus massive, moins d’un quart (23%) des personnes interrogée exclut toute forme de transcendance « ni Dieu, ni force vitale ». Voilà qui montre la résilience des phénomènes de croyances religieuses dans les sociétés d’aujourd’hui, y compris quand elles sont comme la France, dans le groupe des pays les plus développés de la planète ».

 

Des croyances religieuses en progrès

La recherche s’est attachée ici aux croyances à une vie après la mort : en général et dans différentes variantes : Croyances au paradis, à l’enfer, à la réincarnation.

En quarante ans, la croyance en la vie après la mort est en légère hausse : de 35% à 41% des français. La croyance au paradis passe de 26% à 35%, la croyance à la réincarnation de 22% à 26%, celle à l’enfer de 15% à 24%. Les croyants engagés : catholiques engagés et musulmans adhèrent largement à une croyance à la vie après la mort. Mais le groupe des sans religion écartant l’athéisme est également impliqué. 35% d’entre eux croient à une vie après la mort.

Cependant, à l’encontre des théories du déclin des croyances religieuses, un phénomène particulièrement important apparait ici. C’est la croissance bien plus rapide de ce genre de croyances chez les plus jeunes : les 18-29 ans. En quarante ans, le pourcentage de ceux qui croient à une vie après la mort est passée de 30% à 47%. Ce chiffre très élevé suggère « un changement intergénérationnel ». « Il semble indiquer que la grande défiance vis à vis de certaines croyances religieuses qui l’emportait jusqu’aux générations nées dans les années 1950 a laissé la place depuis les années 1960 et plus encore 1980 à une plus grande acceptation de ce fondement des grandes religions monothéistes ».

 

Un changement de regard

Au total, ces constats concernant l’évolution des croyances appuient deux réflexions

Tout d’abord, ces données confirment le progrès et l’affirmation de l’autonomie croyante telle que la sociologue Danièle Hervieu-Léger l’a défini il y a vingt ans (9). La trajectoire des croyances diffère massivement de celle des institutions. La croyance en Dieu est plutôt stable, en léger déclin alors que la pratique catholique a plongé. Et aujourd’hui, il y a davantage de personnes qui déclarent croire en Dieu (50%) qu’appartenir à une religion (42%). Et de même, la croyance en la vie après la mort est élevée, plutôt en hausse, sans que cette évolution puisse être attribuée à une quelconque trajectoire institutionnelle. Il y aurait également à s’interroger sur le contingent important des personnes croyant en la réincarnation alors que cette croyance se situe en dehors du champ des religions monothéistes. Plus généralement on peut douter que les croyances envisagées dans cette étude se diffusent à travers les canaux institutionnels habituels. L’auteur de ces chapitres, Claude Dargent exprime cette discordance : « Depuis quarante ans, les croyances échappent de manière croissante aux églises instituées ».

De plus, dans cette enquête 2018, on ne trouve pas mention de questions qui avaient été ajoutées dans l’enquête 2008 et rapportée dans le livre correspondant. Ces deux questions avaient permis d’obtenir des données significatives mettant en évidence l’importance de l’autonomie croyante. 47% des enquêtés disaient leur propre manière d’être en contact avec le divin sans avoir besoin des églises ou des services religieux » (2). « Cette attitude se rencontrait à la fois dans un sous groupe de catholiques pratiquants irréguliers et non pratiquants et dans un autre ensemble de personnes qui disaient ne pas appartenir à une religion, ne pas se sentir religieux et affirmaient pourtant leur propre manière d’entrer en contact avec le divin » .

Une deuxième question cherchait à mesurer « une sensibilité à la spiritualité » identifiée à « un degré d’intérêt pour le sacré et le surnaturel ». 41% des français se disaient très ou assez sensibles à la spiritualité. A l’époque, nous commentions en ces termes : «  Les 47% de français qui disent avoir « leur propre manière d’être en contact avec le divin » sont plus nombreux que ceux qui se disent aujourd’hui catholiques et, quasiment à égalité avec ceux qui déclarent avoir une appartenance religieuse ». Aujourd’hui, Claude Dargent constate : « Si il est loin d’être en déclin, le religieux de la France du XXIè siècle semble clairement en voie de désinstitutionalisation ».

Cette recherche nous amène également à une seconde réflexion : la sociologie des religions française de l’après-guerre envisageait l’effacement du religieux comme une conséquence de la modernité. Cette thèse a ensuite été contestée et a perdu sa prédominance (10). Aujourd’hui, les résultats de cette recherche qui couvre les quarante dernières années permettent de confirmer qu’il n’y a pas une évaporation des croyances religieuses. Ainsi, entre autres, à propos des croyances à la vie après la mort, Claude Dargent peut écrire : « Comme Yves Lambert (2003) en avait observé les prémices, l’analyse des croyances religieuses remet donc en cause les théories de la fin des religions dans les pays développés. Leur croissance chez les jeunes montre bien qu’on est loin d’un trend d’adhésion religieuse inéluctablement orienté à la baisse. S’agissant de la France, l’examen par génération tend au contraire à suggérer l’existence d’un cycle caractérisé par une forme de matérialisme dominant dans l’après-guerre auquel aurait succédé une nouvelle phase marquée par le retour à des formes de spiritualité » .

 

Un bilan sociologique qui appelle une nouvelle vision chrétienne

En dressant un bilan des évolutions en cours depuis quarante ans, ce chapitre sur « la religion en mouvement » met en évidence l’ampleur des changements intervenus dans le paysage religieux français. C’est une réalité qui nous interroge et nous questionne.

Ces données suscitent un désir accru de compréhension. Nous avons conscience de l’importance des énoncés dans les questions et nous sommes conscients des variations possibles. Ainsi, dans une enquête où le choix des mentions concernant l’adhésion à une religion était laissé à l’appréciation de l’enquêté, la mention ‘chrétien’, a été largement utilisée, par-delà celle des dénominations (11). De même, on imagine des questions qui nous paraitraient significatives ; et ici, par exemple, des questions sur le rapport aux textes fondateurs ou à des valeurs essentielles inspirées par la foi.

Au total, reconnaissant pour ce trésor d’informations, nous désirons aller plus loin, mieux comprendre le ressort profond des choix et des pratiques. Les communautés chrétiennes sont-elles suffisamment en demande de cette compréhension ? Savent-elles combien elles pourraient puiser dans tout ce qui ressort de la recherche sociologique ? Imaginent-elles que leurs questionnements pourraient se traduire en enquêtes ? A cet égard, il y a le magnifique exemple des enquêtes qui ont été réalisées en Angleterre par Nick Spencer sous le patronage du London Institute for Contemporary Christianity. Ce fut par exemple une recherche sur le mode de penser des agnostiques : « Beyond belief. Barriers and bridges to faith today » (12) ou la manière dont les gens éloignés des églises envisagent de grandes questions existentielles : « Beyond the fringe. Researching a spiritual age » (13). Les grands changements en cours, la montée des sans religion appellent ce genre de recherche.

Toutes ces questions se posent à l’échelle internationale et c’est à cette échelle que Témoins a cherché à découvrir et à mettre en valeur les apports de la recherche. Ainsi le livre de David Hay : « Something there » (Il y a là quelque chose ) (14) est particulièrement important. Ainsi rapporte-t-il un ensemble de recherches sur les expériences religieuses menées par le centre Alister Hardy» à l’« University of Wales ». Et il rend compte d’enquêtes réalisées sur la vie spirituelle des enfants et sur celle de personnes éloignées des églises. Il y a là des données qui répondent aux questions que nous pouvons nous poser actuellement sur la conjoncture religieuse en dehors des institutions ecclésiales.

Ce chapitre nous aide à prendre la mesure de la puissance du mouvement qui amène les gens à se détourner des églises jusqu’à se dire sans religion. Cette enquête montre effectivement un double changement : recul de la pratique régulière, positionnement en terme de sans religion. Sans revenir sur des interprétations à plus long terme, comme le mouvement de la sécularisation, à quoi peut-on imputer ce changement ? Il y a l’influence d’un puissant mouvement d’individualisation. Ce mouvement est à l’œuvre dans les différents pays européens (15).

Par ailleurs, la contestation s’exerce à l’encontre d’un système de représentations et de comportements hérités du passé. Cet héritage, c’est une civilisation patriarcale, c’est un pouvoir hiérarchique. Présumons que le rejet porte sur cette empreinte, sur une religion de chrétienté, qui ne peut être confondue avec le christianisme originel. Aujourd’hui, un espace nouveau commence à s’ouvrir.

Dans un article intitulé : « la spiritualité au miroir de l’ultramodernité » (16), David Bisson analyse le bouleversement actuel. Dans les formes spirituelles qui se cherchent aujourd’hui, il perçoit des forces transcendantes. Il rappelle les écrits du sociologue Yves Lambert qui voyait apparaître , dés le début des années 2000, une reconfiguration de grande ampleur, un « tournant axial ». Yves Lambert, cité par Claude Dargent, percevait dans les données de la recherche, les prémices d’un changement profond, ce qu’il appelait « un religieux hors piste ». Il est manifeste aujourd’hui lorsqu’on considère « une tendance lourde à le désinstitutionalisation du religieux ». En 2016, Témoins a organisé une journée sur « les parcours de foi en marge des cadres institutionnels » (17).

Il y a donc aujourd’hui un appel à la recherche et à l’innovation sur tous les registres. La théologie notamment est questionnée.

Plusieurs indicateurs peuvent être interprétés comme un désir d’ouvrir et d’élargir la représentation de Dieu par delà les frontières dans lesquelles elle a parfois été enfermée. Si les français, pour moitié (47%), disent « avoir leur propre manière d’être en contact avec le divin sans avoir besoin des églises et des services religieux », c’est bien qu’ils ont quelque part une idée du divin et une forme de relation avec celui-ci. La croyance en une vie après la mort implique également une croyance à la transcendance. Si 19% des français déclarent croire en un Dieu personnel, ils sont 31% à voir en Lui, un esprit ou une force vitale. Cette dernière représentation nous permet d’entrevoir un penchant vers une représentation de Dieu en phase ave une vision holistique du monde. Une théologie traditionnelle pouvait opposer les deux représentations, la première seule étant réputée chrétienne. Aujourd’hui, grâce à des théologiens novateurs, elles sont complémentaires. Et de même, reconnaître la présence de Dieu n’est plus limitée à la participations aux services religieux. Une historienne et théologienne américaine, Diana Butler Bass ( 18), exprime en termes forts ce changement d’attitude. D’une vision clivée entre un Dieu sévère et lointain et des humains disciplinés, on passe à celle d’un Dieu communion, inspirateur, engagé dans de nombreuses interactions . Si nos propos sont maladroits, apportons ici quelques citations d’un théologien aujourd’hui reconnu et considéré, Jürgen Moltmann (19) : « Si l’Esprit saint est répandu sur toute la création, il fait de la communauté de toutes les créatures avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu. « Au commencement, était la relation (M Buber) ». Et on sort ici d’une opposition clivante : « Le Dieu transcendant le monde et le Dieu immanent au monde sont un seul et même Dieu » C’est une théologie trinitaire dans laquelle Dieu est éminemment personnel et en même temps à l’œuvre dans la création. « Dans le Dieu trinitaire, il y a la réciprocité et l’échange de l’amour ». (20) La résurrection du Christ fonde le salut personnel , mais elle a également une portée cosmique.

Dans la prise de conscience écologique, une nouvelle civilisation n’est-elle pas en train d’apparaitre ? Dans son livre : « l’économie symbiotique » (21), Isabelle Delannoy évoque une « nouvelle alliance » ( p 103-106), reconnaissance et respect du vivant par l’humanité. Dans le même mouvement, c’est aussi l’affirmation de valeurs comme la bienveillance, la collaboration, l’entraide, la solidarité. Des pièces du puzzle rassemblées par l’auteur, on voit apparaître un paysage nouveau. Pour les chrétiens, à partir d’une nouvelle approche théologique, sachons reconnaître l’œuvre de l’Esprit. Nous pouvons écouter l’interpellation de Pierre Teilhard de Chardin, scientifique et théologien, cité dans ce livre ( p 57) par Isabelle Delannoy : « Si les néohumanistes du XXè siècle nous déshumanisent sous leur ciel trop bas, de leur côté, les formes encore vivantes du théisme (à commencer par la chrétienne), tendent à nous sous-humaniser dans l’atmosphère raréfié d’un ciel trop haut.  Systématiquement fermées aux grands horizons et aux grands souffles de la cosmogenèse, elles ne se sentent plus vraiment avec la Terre – une Terre dont elles peuvent bien encore, comme une huile bienfaisante, adoucir les frottements, mais non, comme il le faudrait, animer les ressorts ».

En dressant un bilan, ce chapitre de « La France des valeurs » sur la religion en mouvement nous a permis de constater un changement si profond au cours des quarante dernières années qu’on peut se demander si on n’entre pas dans une reconfiguration profonde du religieux, ce « tournant axial » évoqué par Yves Lambert. En réponse, nous avons présenté quelques pistes de recherche. Cette recherche est à poursuivre collectivement

J H

 

  1. R Bréchon, F Gonthier, S Astor, Dir. La France des valeurs. Quarante ans d’évolution. Presses universitaires de Grenoble, 2019
  2. L’émergence d’un nouveau paysage religieux en France. Croire sans appartenir. https://www.temoins.com/lemergence-dun-nouveau-paysage-religieux-en-france-croire-sans-appartenir/
  3. Jérôme Fourquet. L’archipel français. Naissance d’un nation multiple et divisée. Seuil, 2019
  4. L ‘Eglise catholique dans dix ans. Approche prospective réalisée par « La Croix ». https://www.temoins.com/leglise-catholique-en-france-dans-10-ans-approche-prospective-realisee-par-la-croix/ La messe dominicale. Une forme qui s’épuise https://www.temoins.com/jean-hassenforder-la-messe-dominicale-une-forme-qui-sepuise/
  5. Pew Research Center. Being christian in Western Europe. https://www.pewforum.org/2018/05/29/being-christian-in-western-europe/
  6. Des chrétiens d’un nouveau type https://www.temoins.com/jean-hassenforder-des-chretiens-dun-nouveau-type/
  7. Les protestants en France. Etats des lieux et repères https://www.temoins.com/les-protestants-en-france-etats-des-lieux-et-reperes/
  8. Les protestants en France en 2017 Sondage Ipsos https://www.reforme.net/2017/10/26/sondage-les-protestants-en-france-en-2017-1-qui-sont-les-protestants/
  9. L’autonomie croyante. Questions pour les églises https://www.temoins.com/jean-hassenforder-lautonomie-croyante-questions-pour-les-eglises/
  10. Comprendre les changements actuels dans notre manière de croire https://www.temoins.com/comprendre-les-changements-actuels-dans-notre-maniere-de-croire/
  11. 5% des français se disent d’abord chrétiens. Une enquête du Monde des religions https://www.temoins.com/jean-hassenforder-5-de-francais-se-disent-dabord-chretiens-une-enquete-du-monde-des-religions/
  12. Comment pensent les agnostiques ? Pour un dialogue entre les chrétiens et les 2/3 de la population https://www.temoins.com/comment-pensent-les-agnostiques-pour-un-dialogue-entre-les-chretiens-et-les-2-3-de-la-population/
  13. Les grandes questions de la vie https://www.temoins.com/jean-hassenforder-les-grandes-questions-de-la-vie/ Annoncer l’Évangile dans un âge spirituel https://www.temoins.com/annoncer-levangile-dans-un-age-spirituel/
  14. La vie spirituelle comme une « conscience relationnelle ». Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/
  15. Le paysage religieux européen et la tendance à l’individualisation. Questions pour les églises https://www.temoins.com/le-paysage-religieux-europeen-et-la-tendance-a-lindividualisation-de-societes-questions-pour-les-eglises/
  16. David Bisson. La spiritualité au miroir de l’ultra modernité https://journals.openedition.org/amnis/1728
  17. Rencontre Témoins : Parcours de foi aux marges des cadres institutionnels https://www.temoins.com/26-novembre-2016-rencontre-temoins-theme-parcours-de-foi-aux-marges-cadres-institutionnels/
  18. L’émergence d’une nouvelle manière de croire https://www.temoins.com/lemergence-dune-nouvelle-maniere-de-croire/
  19. Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Motmann https://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/
  20. Jürgen Moltmann. Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Seuil, 1988 (p 24-30)
  21. L’économie symbiotique. Un processus et une vision https://www.temoins.com/leconomie-symbiotique-un-processus-et-une-vision/
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