En regard des transformations considérables intervenues dans les mentalités, les pratiques d’église ont perdu en pertinence et en adéquation. Le pourcentage de la population fréquentant régulièrement une église a baissé rapidement. Le terme religieux lui-même s’est plus ou moins dévalorisé au profit du terme « spirituel » qui a acquis une large audience (2).
On estime en Grande-Bretagne que 60 % de la population vit maintenant en dehors de l’orbite des églises. Dans cet ensemble, un tiers a eu autrefois un contact avec des églises, mais n’a plus l’intention d’y retourner. Et les deux tiers, soit 40% de la population britannique n’a plus de culture ecclésiale. Sans entrer ici dans une comparaison terme par terme, la tendance en France est comparable (3).
Une question se pose en conséquence. Comment cette population éloignée de la sphère religieuse se situe-t-elle en terme de croyances ? En France comme en Grande-Bretagne, l’athéisme convaincu reste un phénomène minoritaire. C’est plutôt l’agnosticisme qui prévaut (4). Mais il apparaît aussi que la quête spirituelle est loin d’avoir disparu. En Grande-Bretagne, elle est même en net regain. Cette tendance apparaissait déjà il y a quelques années dans les données recueillies par David Hay et Kate Hunt (5).
L’apport de la recherche
Une recherche nouvelle menée dans le diocèse de Coventry vient confirmer la vigueur des aspirations spirituelles. De fait, 60 personnes n’ayant aucune affiliation religieuse ou philosophique ont été interviewées à partir de la question suivante : s’il y avait une grande question à laquelle vous aimeriez trouver une réponse quelle serait-elle ? Les réponses font apparaître six centres d’intérêt majeur :
* La destinée. Qu’est-ce qui arrive après la mort ? Au cas où nous irions quelque part, où allons-nous ?
* Le but de la vie. Quel est le sens de la vie ? Selon quelles valeurs devrions-nous vivre ? Où puis-je trouver un exemple qui m’inspire ?
* L’univers. Comment a-t-il commencé ? Résulte-t-il d’une intention ? Est-il planifié ? Est-il contrôlé d’une quelconque façon ?
* Dieu. Existe-t-il ? Si oui, à quoi ressemble-t-il ? Peut-il y avoir une relation viable entre Dieu et les êtres humains ?
* L’univers spirituel. Y a-t-il un univers spirituel ? Quelle forme prend-il ? Présente-t-il quelque intérêt pour moi et pour ma vie ?
* La souffrance. Pourquoi y a-t-il tant de souffrance dans le monde ? Par quels enjeux nationaux ou internationaux suis-je concerné ?
De fait, toutes les personnes interviewées ont exprimé une grande question et beaucoup en ont décliné plusieurs. « Ainsi les gens d’aujourd’hui, quelque soit leur contexte, ont bien de « grandes questions ». Leurs réponses à ces questions (souvent inconscientes) influencent leur vie. Quelquefois, ces questions émergent dans leur vie et requièrent leur attention et cela peut conduire à une réévaluation de leur vie et de leur style de vie. La plupart du temps, elles se situent tranquillement en dessous de leur surface, affaire de curiosité, plus que d’urgence. Mais pour la grande majorité des personnes interviewées, les réponses chrétiennes traditionnelles à ces questions leur paraissent, soit incroyables, soit littéralement incompréhensibles. Rétablir un lien est une des taches les plus importantes à laquelle l’Eglise d’aujourd’hui est confrontée » (1a)
Cette recherche vient de donner lieu à plusieurs publications : un rapport détaillé établi par Nick Spencer vient d’être publié par le « London Institute for Contemporary Christianity » sous le titre « Beyond the fringe. Researching in a spiritual age » (6). Mais le compte rendu de cette recherche est également une des pièces maîtresses d’un livre collectif : « Evangelism in a spiritual Age. Communicating faith in a changing culture »(1). (Annoncer l’Evangile dans un âge spirituel. Communiquer la foi dans une culture en changement).
Cet ouvrage allie les données de la recherche et une réflexion à partir de l’expérience de quelques-uns de ses co-auteurs. Il avance également des propositions pour de nouvelles approches dans l’annonce de l’Evangile.
La montée d’une quête spirituelle
Ce livre ouvre une perspective nouvelle. Nous entrons aujourd’hui dans une culture ouverte aux préoccupations spirituelles au point que les auteurs n’hésitent pas à évoquer « un âge spirituel ».
En commentant les résultats de l’enquête, Anne Richards en montre toute la portée. « Quand les gens se posent de grandes questions, cela signifie qu’ils pensent au-delà d’eux-mêmes essayant d’établir des connections et de trouver un sens dans tout ce qui les entoure… Ils ne peuvent s’empêcher de chercher des signes de transcendance » (1b).
A l’origine de l’enquête, Yvonne Richmonds, nous apporte un témoignage particulièrement éclairant. Dans les années 80, originaire d’une église de frères larges, Yvonne exerçait un ministère d’évangéliste dans le contexte de missions évangéliques. Elle commence à ressentir un décalage entre son activité et l’évolution des mentalités. En 1990, ayant quitté toutes ses responsabilités ecclésiales, elle vécut pendant dix semaines une expérience étonnante. En effet, durant cette période, elle eut une rencontre, chaque semaine, avec une personne hors de l’Eglise. La première d’entre elle eut lieu par l’intermédiaire d’un travailleur social qui lui demanda de prendre contact avec une voisine. A chaque fois, la conversation déboucha sur un dialogue portant sur le domaine spirituel et elle aboutit à un mouvement de la personne vers Dieu, puis à un engagement dans la foi chrétienne. Plusieurs sont parvenues aujourd’hui à la maturité de la foi, mais notons-le, aucune n’a pu s’insérer dans une église classique.
Yvonne Richmonds rapporte comment elle a découvert à cette occasion une nouvelle approche. « J’étais consciente que ma conversation avec ces dix personnes était significativement différente de mon approche antérieure. Me sentant appelée à essayer de discerner ce que Dieu pouvait être en train de faire, j’ai commencé à m’attendre de voir des signes de l’œuvre de Dieu dans la vie des gens… Cela m’amenait à demander à ces personnes quelles étaient leur expérience et leur croyance en Dieu comme si elles le connaissaient déjà et elles m’en parlèrent volontiers dans un climat de partage et de respect mutuel. Bientôt il m’apparut que chaque personne avait de quelque manière une croyance latente ou implicite en Dieu qui était basée davantage sur ses expériences spirituelles que sur un héritage chrétien. Elles me rapportèrent ces expériences qui variaient beaucoup : moments d’émerveillement et de révérence, conscience de la providence divine, apparitions d’êtres aimés. Beaucoup d’entre elles pouvaient être attribuées à Dieu. D’autres pouvaient être enracinées dans un terrain d’occultisme. D’autres encore étaient difficiles à déchiffrer. Comme la conversation se déroulait, on en venait à me demander mon expérience et ma vision. Chaque personne exprimait alors son désir de connaître Dieu plus pleinement. Je me trouvais ainsi amenée à l’aider à prier en ce sens. Dans les jours qui suivaient, je constatais que leur vie commençait à changer » (1c). Richmonds a vécu là une expérience décisive en constatant que des personnes, qui n’avaient aucune foi apparente faisaient preuve d’une expérience spirituelle qui pouvaient déboucher dans une démarche chrétienne. Elle y a appris à voir « l’œuvre de Dieu en tous et à travers tous dans des voies au-delà de la compréhension et de la raison ».
Des innovations en cours
D’inspiration méthodiste, Rob Frost est un évangéliste très actif et très connu en Grande-Bretagne (7). Il nous dit lui aussi combien son approche a du changer en fonction du changement culturel. « Des millions de gens sont saisis par de nouvelles tendances sociales : l’existentialisme, la culture de l’expérience, le fatalisme, la culture des night clubs, la quête d’un sens et le mouvement pour le développement personnel. Ils sont à la recherche d’une spiritualité qui fonctionne. Ces tendances nous apportent de nouvelles opportunités très favorables pour présenter le message chrétien. Pour moi personnellement, cela m’a amené à une remise en cause difficile de mon ministère d’évangélisation, des méthodes et des pratiques que j’avais adoptées jusque là » (1d). Il y a vraiment aujourd’hui une forte demande de « spiritualité » qui s’exprime dans des formes très diverses. Comment annoncer l’Evangile dans les différents contextes correspondants ?
Rob Frost évoque ainsi quelques grands enjeux en présentant en regard des initiatives chrétiennes qui manifestent une grande créativité.
Ainsi la culture du Nouvel Age en pleine expansion doit être prise en compte et évaluée. Il y a un appel en faveur d’une présence chrétienne dans le mouvement écologique : redécouvrir la théologie de la création, mais aussi participer à des actions pour la protection de la nature. Et de même, les chrétiens sont appelés à promouvoir de grandes causes sociales en alliant l’action militante et la prière. C’est la voie empruntée par un mouvement étudiant appelé « Speak » qui combine un ministère d’intercession avec des campagnes menées sur des enjeux précis, rassemblant ainsi des jeunes qui n’auraient jamais mis les pieds dans une église. Rob Frost met également en valeur l’importance du ministère de guérison et sa redécouverte dans un contexte où la globalité de l’être humain est de plus en plus reconnue. On sait que l’Eglise Anglicane a publié un rapport encourageant le développement de ce ministère (8). Mais, ce n’est pas seulement à l’intérieur des églises que cette évolution s’accomplit. « Le travail le plus excitant est en train d’être fait par ceux qui portent le ministère de guérison au-delà des murs des églises et au cœur de la société ». De nombreuses initiatives peuvent être citées comme un centre de guérison à Birmingham qui associe des compétences médicales, la prière et l’adoration, ou la proposition de points de guérison ouverts au public dans le cadre d’une semaine missionnaire. Rob Frost évoque également de nombreuses initiatives qui se proposent de susciter des espaces propices à l’écoute et à la rencontre de Dieu jusque dans les lieux séculiers comme des foires ou des clubs. Et il décrit l’expérience des chemins de prière organisés dans des églises ou des cathédrales à partir de la redécouverte du modèle du « labyrinthe ». Rob Frost met également en valeur l’offre croissante en matière de groupes de rencontre et de formation. Ainsi est-il à l’origine d’un mouvement qui a mis au point un nouveau cours appelé « Essence » et aujourd’hui utilisé dans des centaines d’églises en Grande-Bretagne. Le principe directeur est que ce cours doit être vécu comme un voyage en commun. En effet, il est ouvert à la fois à des chrétiens expérimentés et à des personnes en recherche en vue d’un partage d’expériences dans la perspective de la découverte de la présence de Dieu.
« Cette entreprise peut paraître risquée. Elle l’est. Mais au cœur d’Essence, il y a la conviction que là où nous recherchons le Christ vivant, là où il y a la couverture d’une prière engagée et là où des chrétiens se rendent eux-mêmes vulnérables en partageant leur expérience chrétienne, quelque chose de merveilleux advient. Le Saint Esprit se voit offert un espace pour travailler » (1e). Ce chapitre ouvre ainsi de vastes horizons.
L’Eglise autrement
Annoncer l’Evangile dans un âge spirituel ! Voici un livre qui stimule la réflexion et l’imagination.
Tout d’abord, il fait apparaître une forme nouvelle de culture avec laquelle les églises britanniques ne sont pas encore familiarisées. Et même certaines d’entre elles, encore influencées par le rationalisme du siècle passé, peinent à saisir ces opportunités nouvelles en phase avec la présence du « surnaturel ».
Les difficultés des églises tiennent aussi à leur représentation dans le grand public comme un héritage du passé, une expression d’une culture de contrôle et de répression. A cet égard, les données de l’enquête sont éloquentes. « Je pense qu’il y a certaines failles dans l’église établie qui est patriarcale et qui est bâtie sur des rites et des rituels. Il y a tant de dogmes que je pense que l’église établie pourrait être jugée dans une cour de justice et trouvée coupable de tuer la spiritualité » (1f) déclare une interviewée.
De fait, les différents auteurs de ce livre proposent un style de communication et de relation inspiré de l’Evangile et mettant l’accent sur le respect de l’autre, sur l’écoute, sur le partage, sur la dialogue, sur un esprit de découverte, sur une vie en relation dans un dimension fraternelle.
Ce livre met l’accent sur un aspect du changement culturel : la montée des aspirations spirituelles. En présentant de nombreuses innovations, il contribue également à faire connaître un des visages de l’église émergente.
A ces différents égards, c’est un livre très instructif pour le lecteur français. En France aussi, de nouveaux courants apparaissent, même si on peut s’interroger sur leur degré d’influence. Et, quelque soit le caractère spécifique du contexte français, par exemple, un héritage rationaliste plus marqué, la France participe également aux tendances communes en vogue dans le monde occidental. Ainsi la sociologue française, Danièle Hervieu-Léger a pu écrire : « On avait imaginé que l’avancée de la rationalité allait disqualifier les croyances traditionnelles, mais on s’aperçoit aujourd’hui qu’en fait, si la modernité entraîne l’extension d’une rationalité scientifique et technique « désenchantée », dans le même temps, en générant de grands changements, elle développe d’énormes incertitudes qui favorisent le maintien et même un extraordinaire développement des croyances. Le fait nouveau, c’est que les grandes églises ne sont pas en mesure de fournir des canaux, des dispositifs organisateurs de ces croyances » (9). Effectivement, en France comme en Grande-Bretagne, l’héritage institutionnel est contesté.
Face aux nouveaux enjeux, il y a un appel à la réflexion et à la recherche dans une conviction chrétienne fondée sur l’Evangile. C’est dire combien ce livre est stimulant et capable d’inspirer des initiatives nouvelles.
Jean Hassenforder
Groupe de Recherche Témoins
Juin 2005
1. Croft (Steven), Frost (Rob), Ireland (Mark), Richards (Anne), Richmonds (Yvonne), Spencer (Nick), Evangelism in a spiritual age. Communicating faith in a changing culture, Church House Publishing, 2005, (1a) p. 17-18, (1b) p. 58, (1c) p. 4, (1d) p. 103, (1e) p. 121 et 124, (1f) p. 48.
2. Bailey (Edwards), What has spirituality got to do with the church. The Bible in Transmission, summer 1999, p. 6-7.
Dans la première partie du XXe siècle, la religion paraissait détenir le monopole de la spiritualité tandis que l’église avait la haute main sur la spiritualité. Dans les années 60, nous dit un observateur anglais, Edwards Bailey, l’influence de la « religion organisée » décline. C’est alors que le terme spiritualité se répand et occupe le devant de la scène en profitant des critiques portées aux institutions religieuses. Le terme spiritualité évoque une réalité plus ouverte et moins dogmatique, plus égalitaire et moins hiérarchique. Une évolution comparable peut être observée dans d’autres pays occidentaux. On pourra lire à ce sujet : Lenoir (Frédéric), Les métamorphoses de Dieu. La nouvelle spiritualité occidentale, Plon 2003, (Cf. sur ce site : vers une nouvelle spiritualité occidentale).
3. La grande diversité des catholiques français, La Croix, 24 décembre 2004, p. 3 : Bilan d’une enquête de l’Institut CSA.
4. Spencer (Nick), Beyond belief? Barriers and bridges to faith today. London Institute for Contemporary Christianity, 2003.
(Cf : site Internet de Témoins : Groupe de recherche, Enquête : Comment pensent les agnostiques ?)
5. Hay (David), Hunt (Kate), Understanding spirituality of people who don’t go to church, University of Nottingham, 2000.
Cf. site Internet de Témoins : Groupe de recherche, Enquête : Quelles aspirations spirituelles aujourd’hui ?
6. Spencer (Nick), The London Institute for Contemporary Christianity, Beyond the fringe. Researching in a spiritual age. The report of Rev. Yvonne Richmond’s exploration in the diocese of Coventry into the spirituality of people outside the church, Cliff college publishing, 2005
7. Rob Frost est directeur de “Share Jesus International”, un ministère soutenu par les principales dénominations au Royaume-Uni. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, incluant Essence (Une expérience interactive en six sessions explorant la spiritualité contemporaine dans une perspective chrétienne). Le chapitre écrit par Rob Frost dans ce livre : Evangelisme beyond the fringes (p. 98 – 125) offre un bilan des initiatives d’avant-garde.
8. A time to heal. A contribution towards the ministry of healing. Church House Publishing, 2000 (Cf. Témoins, n° 133, janvier 2001, p. 6-7)
9. Hervieu-Léger (Danièle), L’autonomie croyante. Questions pour les églises. Témoins, n° 134, mars-avril 2001, p. 12-13.