Selon Mike Sosteric

Des expériences spirituelles et religieuses, des expériences mystiques adviennent plus que l’on imagine. Cependant, aujourd’hui, ce phénomène est mis en valeur par de nombreux chercheurs. Ainsi, en Angleterre, dans la second moitié du XXè siècle, un biologiste Alister Hardy a créé un centre de recherche où il a entrepris une collecte de récits d’expériences en réponse à la question : « Vous est-il arrivé d’avoir conscience d’une présence ou d’une puissance (ou influencée par elle), que vous l’appeliez Dieu ou non et qui est différente de votre perception habituelle ? ». Dans son livre : « Something there » (1), David Hay rapporte certaines expériences spirituelles recensées par Alister Hardy, et plus généralement met en évidence une présence de la dimension spirituelle, particulièrement chez les enfants ». Dans son article sur la sociologie du mysticisme (The sociology of mysticism) (2), Mike Sosteric, professeur de sociologie à l’université Athabasca (Canada) met en valeur l’étendue des recherches entreprises dans le champ de l’expérience religieuse en rappelant l’œuvre pionnière de William James. De fait, ces expériences ne sont pas phénomène marginal. Elles sont présentes et motrices chez les fondateurs de grandes religions et abondent dans le vécu religieux. Si certains sociologues reconnaissent le courant expérientiel, Mike Sosteric estime que la sociologie des religions n’accorde pas assez d’importance à ce phénomène. A une époque où « la religion organisée », la religion institutionnalisée est en perte de vitesse dans certains pays, la question de l’expérience spirituelle, de son extension, de sa reconnaissance, est une question cruciale. L’article de Mike Sosteric est particulièrement éclairant.

 

Quelle place pour les expériences mystiques dans la sociologie des religions ?

Au départ, Mike Sosteric s’interroge sur les rapports entre la sociologie et les religions. De longue date, la sociologie s’intéresse à la religion. Cet intérêt s’est manifesté principalement dans une analyse sociale, structurelle et idéologique de la religion. L’attention de la recherche s’est portée en premier sur les institutions publiques établies, la dimension église-secte. On part ici de la classification tripartite proposée par le sociologue allemand Troeltsch en 1912 : église, secte, mysticisme. Or, estime Mike Sosteric, malgré un certain nombre d’interventions dans le champ du courant mystique, la sociologie est demeuré relativement silencieuse dans ce domaine. « En gros, les sociologues ont été silencieux, à la fois empiriquement et théoriquement, sur le phénomène mystique non institutionnel, non public ». La sociologie s’est concentrée sur les institutions ecclésiastiques.

 

Reconnaître l’importance de l’expérience mystique

L’ignorance sociologique de l’expérience mystique est dommageable. En fait, c’est un oubli massif. Or, « l’expérience mystique est une grande partie de l’étoffe de la vie religieuse de la planète ». « William James pensait que l’expérience mystique était le fondement et le substrat de la religion elle-même ». D’autres ont fait écho à cette analyse. Ainsi Heriot- Metland note que l’expérience mystique peut être aussi considérée comme étant l’essence même de la religion. L’origine de telle ou telle tradition remonte souvent à une rencontre initiale transcendante, un moment de révélation, de salut ou d’éveil (par exemple, les expériences directes de Buddha, Mahomet ou Paul ont joué un rôle majeur dans la formation de leurs religions respectives). Le psychologue américain, Abraham Maslow, qui a passé une majeure partie de sa carrière à étudier les « peak experiences » (les expériences de sommet) (un vocable naturaliste pour les expériences mystiques), écrit : « Le commencement même, le cœur intrinsèque, l’essence de chaque grande religion connue a été un révélation, une illumination, une extase personnelle, solitaire d’un prophète ou d’un visionnaire ayant une sensibilité extrêmement aigue… ». A différents degrés, l’expérience mystique est en fait plus répandue qu’on imagine. Ainsi Stace, un des auteurs les plus importants dans ce domaine, écrit : « L’expérience mystique est un fait psychologique duquel on a une preuve abondante ». De l’émergence de l’humanité à nos expériences modernes, l’expérience mystique est un fait. Des recherches récentes permettent d’en faire apparaître une dimension neurologique à travers l’imagerie médicale du cerveau. Dans certains pays, des enquêtes ont permis d’évaluer à 30% jusqu’à 50% de la population les personnes ayant ressenti des formes d’expériences mystiques , mais un des chercheurs le plus engagé dans cette recherche, Abraham Maslow en est venu progressivement à penser que les expériences mystiques étaient omniprésentes et que tout le monde en avait expérimenté une forme à un moment ou à un autre.

 

Pourquoi la sociologie néglige-t-elle l’expérience mystique ?

Pour une part, ce manque d’intérêt est du au caractère particulier de la sociologie : « la sociologie est l’étude des institutions du genre, des classes sociales et d’autres macrophénomènes et non pas de l’expérience individuelle ». L’expérience individuelle est étudiée en psychologie. « L’expérience mystique qui est fortement individuelle et variable, est envisagée comme étant en dehors du champ de la sociologie ».

L’auteur envisage une autre raison du peu d’engagement de la sociologie dans ce champ. Certains sociologues, ayant une conception purement séculière du monde, ne sont pas en mesure de prêter attention à un phénomène non séculier. « Pourquoi quelqu’un qui ne croit pas en Dieu s’intéresserait-il à l’expression du mystique se disant être en relation avec Dieu ? ».

Cependant, Mike Sosteric va plus loin. Le manque d’intérêt pour la mystique provient également de l’hostilité de certains vis à vis de la religion et du religieux. Des sociologues renommés « ont regardé le phénomène religieux avec dédain ou avec mépris ». L’expérience mystique n’a pas été reconnue et a même pu paraitre redoutable. Des chercheurs s’y intéressant ont subi parfois une ostracisation ou un rejet. « Pour des sociologues, il est dur de croire qu’il y a quelque chose de valable à regarder dans une expérience mystique ».

De plus, ajoute Mike Sosteric, on doit comprendre « qu’il y a quelque chose de profondément révolutionnaire dans l’expérience mystique ». Les recherches de Mike Sosteric lui permettent d’affirmer, que « l’expérience mystique, si elle n’est pas refoulée ou manipulée, mène à une transformation dans les valeurs politiques et économiques ». Mike Sosteric nous propose ainsi une lecture de l’Evangile qui met en valeur le caractère révolutionnaire de l’enseignement et de l’action de Jésus, entrant ainsi en opposition avec la classe dirigeante.

L’auteur s’interroge alors sur les influences conservatrices qui peuvent s’exercer sur les chercheurs, parfois à leur insu. Et de même, il perçoit un aspect bipolaire dans les traditions religieuses : « une version ésotérique/secrète pour les élites et une version exotérique ouverte pour les masses ». Mike Sosteric décrit tout particulièrement, les pratiques d’initiation élitiste de la franc-maçonnerie.

 

Quelles orientations pour la prise en compte de l’expérience mystique par la sociologie ?

A la suite de cette analyse critique, Mike Sosteric nous invite à réfléchir avec lui à la manière dont la sociologie pourrait davantage prendre en compte l’expérience mystique. Et pour cela il faut d’abord préciser l’objet, entrer dans un travail de définition. Ici, l’auteur s’engage sur la voie d’un consensus de reconnaissance d’une réalité neurologique. Et quant à l’extension du phénomène, il estime que la majorité des gens éprouvent au cours de leur vie une mystique plus ou moins marquée. Et même, dans une recherche plus ouverte et moins limitative, on trouverait que « l’expérience mystique est un phénomène humain omniprésent ». Mike Sosteric suggère alors que la recherche sur l’expérience mystique s’engage dans six dimensions : phénoménologique,  idéologique,  rituelle, intellectuelle, conséquentielle et historique.

« La dimension phénoménologique de l’expérience mystique est la connection à quelque chose de plus »… «  Les gens qui ont vécu une expérience mystique rapportent une gamme d’intensité et de qualité de ces expériences et rapportent aussi des changements profonds de conscience et de connaissance pendant et après cette expérience mystique. En quoi la classe sociale, le genre et l’éducation influencent la phénoménologie de l’expérience mystique ? C’est une question sociologique. « Par exemple, les gens avec un statut socio-économique plus élevé et une orientation cosmopolite peuvent tendre à avoir des expériences déclenchées par un facteur esthétique tel que la beauté de la nature, l’art ou la musique… ». Ils peuvent également utiliser plus souvent un langage séculier pour décrire leur expérience mystique. Un autre phénomène important est le caractère noétique de l’expérience mystique. La « Noésis » renvoie à « l’expérience comme une source valide de connaissance ». Une explication de base de la noésis s’entend ici comme « un sentiment de révélation, un sentiment de vérité associé à un information qui émerge de l’intérieur ». C’est « un sentiment fort, le sentiment que l’information est valide, authentique et vraie en dépit de sa nature purement subjective ». Cependant, cette réalité doit être envisagée avec prudence. En effet, « le patriarcat, le sexisme, l’élitisme, un traumatisme personnel et même une orientation politique peuvent introduire un biais et une erreur dans l’interprétation de l’expérience noétique ». D’autre part, des organisations peuvent chercher à contrôler le flux de la noésis. A cet égard, L’auteur porte un regard critique sur la franc-maçonnerie.

Quelles sont les conséquences de l’expérience mystique ? Elles sont globalement significativement positives et étonnamment progressives. « William James et Abraham Maslow croyaient tous deux à l’efficacité positive des expérience spirituelles/expériences de sommet ». De nombreuses recherches montrent un lien entre spiritualité et santé physique et mentale. Mais les conséquences des expériences mystiques sont plus profondes que la seule santé mentale et émotionnelle : « des transformations politiques et même une transformation complète de l’identité peuvent advenir ». Les expériences mystiques peuvent entrainer une transformation profonde de la personnalité et de l’identité. L’auteur évoque : être né de nouveau, dans la nomenclature chrétienne ou l’esprit parfait en terme bouddhiste. Cependant, la transformation personnelle peut mener également à des transformations politiques progressives. « L’expérience mystique peut mener à un tournant à gauche (« turn to the left ») ». En conséquence, on peut enregistrer de violentes réactions des représentants de l’orthodoxie, des exécutions. La crucifixion du Christ peut s’inscrire dans cette perspective. La menace, que l’expérience mystique peut entrainer pour la religion et la société établie n’avait pas échappé à la perspicacité du sociologue, Troelsch.

On peut envisager un rapport avec les idéologies. L’auteur envisage un contrôle idéologique pour défendre le statu quo.

Une idéologie peut également expurger l’expérience mystique de son potentiel de changement révolutionnaire. Il étudie dans cette perspective le rôle de la franc-maçonnerie ou de l’institution catholique. Il envisage également la censure sociale qui s’exerce à l’encontre de l’expérience mystique. Ainsi, il cite Abraham Maslow : « Au départ, nous pensions que certaines personnes n’avaient pas tout simplement pas d’expérience de sommet. Nous avons trouvé plus tard qu’il état beaucoup plus probable que les personnes n’ayant pas d’expérience de sommet en avaient, mais les réprimaient ou les interprétaient mal, ou pour quelque raison, les rejetaient et, en conséquence, n’en faisaient pas usage ».

La dimension intellectuelle du phénomène, c’est « l’effort des mystiques pour comprendre leurs expériences ». L’auteur mentionne ainsi Maitre Eckart et Sainte Thérèse d’Avila. On observe à la fois un ressenti d’inexplicabilité et un désir de description et d’analyse. Mike Sosteric estime également que l’interprétation de l’expérience mystique par les élites comporte des biais. Les sociologues pourraient contribuer à éclairer cette question.

L’auteur distingue aussi une dimension rituelle. Dans quelle mesure les rites développés favorisent ils une expérience authentique ?

Enfin, l’approche historique est fondamentale. L’auteur suggère une recherche historique sur les interférences de l’élite en rapport avec une spiritualité authentique.

Un enjeu majeur

En conclusion, Mike Sosteric rappelle une précédente ouverture : « Si grande est la crise de notre époque, embrassant à la fois une crise économique et une crise sociologique, que rien d’autre qu’une révolution mondiale est à même de sauver l’humanité des pires catastrophes ». « A un moment où les leaders de toutes les communautés appellent désespérément au changement, le fait que l’expérience mystique puisse apporter une fondation pour un tel changement est porteur de sens » affirme Mike Sosteric. Et il y a là un potentiel pour la recherche sociologique écrit l’auteur en rappelant que le mysticisme était le troisième terme de la classification de Troelsch.

Des perspectives originales

Voilà un article qui ouvre des perspectives originales.

Nous avons évoqué la recherche pionnière de Alister Hardy en Angleterre qui, à partir des années 1970, dans son centre de recherche sur l’expérience religieuse, a collecté près de 6000 récits d’expériences religieuses et spirituelles, recherche qui a été, notamment rapporté par David Hay, dans son livre : « Something there ». Dans son article, Mike Sosteric rappelle les antécédents. En effet, aux Etats Unis, dès le début du XXè siècle, William James a ouvert la voie en légitimant l’expérience mystique dans la recherche académique. Mike Sosteric rappelle l’importance de l’approche d’Abraham Maslow pour mettre en évidence les expériences de sommet. Ces expériences de sommet, nous dit Maslow, sont plus répandues qu’il n’y paraît au premier abord. Si une censure ne s’exerçait pas à leur égard, elles seraient quasiment omniprésentes. C’est un constat important à une époque où, dans nombre de pays, « la religion organisée », la religion institutionnalisée est en perte de vitesse ce qui ressort du nombre croissant de gens qui se disent « sans religion ». Mais souvent, on se dit « non religieux, mais spirituels ». Et effectivement, la « quête spirituelle » est importante puisque 49% des français s’inscrivent dans cette quête » (3). On peut noter aussi que la prise de conscience écologique s’accompagne d’un essor de l’éco-spiritualité (4). La crise de la religion institutionnalisé est manifestement attribuable, au moins pour une part, au déphasage de celle-ci par rapport à la culture contemporaine. Ici, en mettant en évidence l’importance et la fréquence des expériences mystiques, cet article nous permet de prendre conscience de l’étendue du potentiel spirituel. En outre, Mike Sosteric nous donne à réfléchir sur la possible influence libératrice du courant mystique dans le champ politique et social ;

En regard, nous savons déjà qu’hier et aujourd’hui, la foi chrétienne trouve son inspiration dans des expériences mystiques. Mike Sosteric nous le rappelle au passage. Cependant, on peut se demander si la théologie dominante est aujourd’hui réellement ouverte à la dimension expérientielle. L’immanence de Dieu, en phase avec sa transcendance, est-elle suffisamment reconnue ? Reconnaît-on l’effet universalisant de la communion divine et de l’œuvre de l’Esprit ? Les expériences spirituelles seront d’autant plus fécondes qu’elles seront reconnues dans la conscience de l’amour divin et l’abaissement des frontières. Des théologiens s’y emploient. Ainsi Jürgen Moltmann met l’accent sur le rôle premier de l’expérience (5). « Ce n’est pas comme le « Tout autre », seulement comme tel que Dieu est saint, mais en tant qu’il est Celui dont l’Esprit remplit tout l’univers et la vie de tout ce qui est vivant ». La conscience d’une présence transcendante se fonde sur la possibilité de reconnaître Dieu en toutes chose et toutes choses en Dieu, à travers la compréhension de l’Esprit de Dieu comme puissance de création et source de vie ». De même, Richard Rohr, dans son livre : « The divine dance » (6) explicite un changement de « paradigme spirituel » : « L’histoire a longtemps procédé à travers une image impériale et statique de Dieu qui vit principalement dans un splendide isolement par rapport à ce qu’Il a créé. Dieu est largement perçu comme un spectateur critique ». Mais, aujourd’hui, la révolution trinitaire, en cours, révèle Dieu comme toujours avec nous dans toute notre vie et comme toujours impliqué. Elle redit la grâce comme inhérente à la création, et non comme un additif occasionnel que quelques personnes méritent ». « Le don de Dieu trinitaire et l’expérience pratique, ressentie, de recevoir ce don, nous offre une reconnection bien fondée avec Dieu, nous-même, les autres et le monde ». Dans cette  interconnection, les expériences religieuses et spirituelles ne sont pas incongrues. Dans leur registre, elles participent à un tissu relationnel.

Jean Hassenforder

 

  1. La vie spirituelle comme conscience relationnelle. Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : Something there : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/
  2. Mike Sosteric. The sociology of mysticism (Preprint of an article to be published in ISA esymposium of sociology. July 2017. Vol 7 N°2) : https://www.researchgate.net/publication/317607319_The_Sociology_of_Mysticism
  3. D’un nouveau paysage français à un nouveau contexte culturel et religieux : https://www.temoins.com/dun-nouveau-paysage-francais-a-un-nouveau-contexte-culturel-et-religieux/
  4. Ecospiritualité. Une nouvelle approche spirituelle : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/
  5. Vivre l’expérience de la présence de Dieu : https://lire-moltmann.com/vivre-lexperience-de-la-presence-de-dieu/
  6. La danse divine (The divine dance) par Richard Rohr : https://www.temoins.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/
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