La France sous nos yeux.

De Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely

Dans quelle société vivons-nous ? Quels en sont les grands mouvements ? Nous avons besoin de comprendre notre société pour nous y situer. A cet égard, les livres du sociologue Jean Viard (1) sont une précieuse ressource. Aujourd’hui, un ouvrage nous présente un ensemble de données et d’informations sur « l’économie, les paysages, les nouveaux modes de vie » dans la ‘France d’aujourd’hui’. Les auteurs : Jérôme Fourquet, auteur de « L’Archipel français » et directeur du département opinion à l’IFOP, et Jean-Laurent Cassely, journaliste et essayiste, nous montrent la France telle qu’elle est devenue aujourd’hui à la suite d’une récente et rapide métamorphose : « La France sous nos yeux » (2). « L’écart entre la réalité du pays et la représentation dont nous avons hérité (à la sortie des « trente glorieuses ») est abyssal. Depuis le milieu des années 80, notre société s’est métamorphosée en profondeur entrant pleinement dans l’univers des services, de la mobilité, de la consommation, de l’image et des loisirs. C’est de la vie quotidienne de cette France nouvelle et ignorée d’elle-même que ce livre entend rendre compte à hauteur d’hommes et de territoires » (page de couverture).

Ce livre fait apparaître de nouveaux univers que nous ignorions pratiquement en dehors de quelques mentions par ci, par là. Et ce, d’autant que la France change à toute allure et, que ce changement s’accompagne de l’apparition de réalités nouvelles : nouvelles économies, nouveaux paysages, nouveaux modes de vie, nouvelles cultures. Dans ce déroulé, les auteurs situent les évolutions en ayant recours aux grands classiques de la géographie, de la sociologie et de l’histoire sociale. Ils manifestent un esprit inventif dans le choix et la mise en valeur des données. Ainsi, ils « construisent des indicateurs pour leur pouvoir d’évocation, comme le nombre de piscines sur le sol français, l’évolution de la fréquentation du ZooParc de Beauval, ou encore le profil des amateurs de la «culture country » ou des chansons de Jean-Jacques Goldman » (p 15). Parallèlement aux graphiques et aux courbes, les chapitres sont accompagnés par de très nombreuses cartes. Elles éclairent l’évolution d’un territoire comme la Drôme, la Métropole marseillaise ou la côte basque. De près de 500 pages, ce livre est une somme, mais c’est une somme plaisante à lire et à consulter, car, d’un bout à l’autre, nous apprenons et nous recevons des éclairages nouveaux sur la réalité sociale dans toute sa diversité. Ainsi, il ne peut être question de résumer un tel ouvrage. Nous invitons seulement à y venir puiser. Cette présentation se borne à présenter quelques pistes, et, dans le contexte de Témoins à évoquer quelques questions sur les modalités de la quête spirituelle dans le contexte de cette nouvelle réalité sociale et culturelle.

 

Un bouleversement économique qui engendre une société nouvelle : « la France d’après ».

Ce livre comporte plusieurs parties : des usines aux zones commerciales et aux parcs de loisir : un nouveau modèle économique ; la France désirable : une nouvelle hiérarchie des territoires ; de la moyennisation à la polarisation des modes de vie ; les nouveaux visages des classes sociales : les métiers de la France d’après ; des traditions à la globalisation : une archéologie des couches culturelles. Il est passionnant de découvrir ainsi l’évolution des territoires ou bien la montée des nouveaux métiers comme nous y invitons le lecteur.

Nous nous bornerons ici à exprimer notre ressenti à propos du premier chapitre sur le bouleversement de l’économie française. C’est un choc lorsqu’on apprend la chute vertigineuse du nombre d’exploitations agricoles de 1263000 en 1979 à 429000 en 2017. La présence de la ferme a disparue dans de nombreux villages.

C’est un choc lorsqu’on apprend la poursuite de désindustrialisation durant cette période et les conséquences que cela entraine dans la France périphérique, dans de nombreuses villes moyennes. Les auteurs nous en donnent un exemple. La disparition d’une usine Thomson a lourdement frappé la ville de Tonnerre en Bourgogne (p 28-35). En regard, il y a le développement de grandes surfaces commerciales et d’infrastructures logistiques. Le territoire français est quadrillé par ces nouvelles entreprises en lien avec le réseau d’autoroutes. « D’une certaine manière, l’entrepôt comme lieu de transit des marchandises s’est substitué au site de production qu’était l’usine, le camion-autoroute étant devenu la ligne de montage et d’assemblage de notre société orientée « consommation » (p 58). Entre autres, c’est l’expansion d’Amazon.

Cependant, il y a également une autre configuration qui apparaît. C’est « la mise en tourisme d’une partie du territoire ». « Le tourisme tourné vers une clientèle nationale et étrangère constitue, à côté de la grande distribution et de la logistique, un autre pilier majeur du monde économique de la France d’après. Sa montée en puissance et son rôle prégnant s’observent dans de nombreux territoires, mais c’est sans doute sur nos côtes qu’ils sont les plus palpables » (p 71). Cependant, l’activité touristique s’étend bien au delà des territoires patrimoniaux, à travers des parcs de loisir et de multiples festivals. Disneyland Paris est devenu la première destination touristique française (p 81-84). A une échelle internationale, les industries de luxe ont le vent en poupe. Les auteurs nous parlent d’une « société de l’entertainment » pour reprendre un vocable américain.

D’une manière ou d’une autre, ces changements économiques majeurs se répercutent sur les différents aspects de la société française tels que les auteurs les envisagent : « la hiérarchisation des territoires ; de la moyennisation à la polarisation des styles de vie ; les métiers d’après ; des traditions à la globalisation, une archéologie des couches culturelles ». « Depuis le milieu des année 1980, la France s’est métamorphosée en profondeur. Accélération de la désindustrialisation, apogée de la société des loisirs et de la consommation, poursuite de la périurbanisation, hybridation des traditions populaires sous l’influence de la mondialisation, syncrétisme spirituel et religieux, sont autant de réalités nouvelles qui structurent en profondeur cette France qui a irrémédiablement changé depuis la fin des Trente Glorieuses » (p 11).

 

L’apparition d’une culture nouvelle et la quête spirituelle

La grande transformation de l’économie française, l’expansion et la confrontation de nouveaux genres de vie s’opèrent dans une culture qui change, par vagues successives. Il y a bien un mouvement général « de la tradition à la globalisation ». En remontant dans les dernières décennies, les auteurs décrivent une archéologie de couches culturelles successives. Dans ce chapitre, on s’interroge sur « les restes des couches culturelle régionales, on met l’accent sur l’influence de la culture américaine : « La couche yankee : une passion française » (p 381)

« De l’immédiat après-guerre aux Trente Glorieuses, l’influence de l’Amérique sur la société française va s’accentuer. Des produits de consommation apportés par les GI’s… au rock’n roll, aux jeans et aux éléments de base de l’« american way of life » (réfrigérateur, barbecue, transistor, pavillon, supermarché, etc.), la France va progressivement incorporer des pratiques, des mots, des objets et des références « made in USA ». Mais ce phénomène d’acculturation bien documenté pour les années 1950 à 1970, va connaître une accélération spectaculaire dans les années 1980-2000, aboutissant à la transformation de la société française dans de nombreux domaines » (p 357). C’est une audience devenue majoritaire des films américains, une croissance accélérée du nombre de restaurants McDonald et l’importation de nouveaux goûts culinaires, l’expansion de la « dance country » en France, le rêve américain des élites française dans le sillage de la Silicon Valley.

« Si les années 1980-2000 ont été caractérisées par une intense américanisation de la société française, les années 1990-2010 ont été marquées par l’acclimatation en France de plusieurs produits de la culture japonaise qui est venue se déposer telle une nouvelle couche sédimentaire sur les states antérieures. Les canaux de pénétration de cette influence nippone ont été similaires à ceux qu’avait emprunté l’« american way of life », à savoir l’image et l’alimentation (manga, sushi et Nintendo) » (p 407). Des influences orientales s’exercent également.

Puisque ce livre fait apparaître la puissance des pulsions de consommation, on peut s’interroger sur la part accordée à la religion et à la spiritualité dans une culture en plein remue-ménage. Les auteurs évoquent également cette question. « Si la religion catholique a cessé d’être un des principaux pôles structurants de la société, le catholicisme subsiste, d’une part, comme une religion pratiquée par une petite minorité de français, et, d’autre part, à l’état de traces mémorielles plus ou moins effacées ou enfouies. Cet ensemble de signes et de références constitue la couche culturelle la plus profonde sur laquelle d’autres couches se sont progressivement déposées. Cette roche-mère très ancienne a été considérablement érodée et écrasée par le temps » (p 339). Ce chapitre nous fait part d’une perte du « référentiel catholique », ce qui est, par ailleurs, parfaitement éclairé par la recherche sociologique telle que nous la rapportons sur le site de Témoins. Il y a quarante ans, la majorité des français se déclaraient catholique. Aujourd’hui, on compte une majorité de « sans religion » (3).

Cependant, pour beaucoup, les gens se posent toujours les grandes questions de l’existence. La recherche de sens se poursuit dans les satisfactions ou les insatisfactions de la vie quotidienne, quelque soient les modes nouveaux de celle-ci. Ainsi, les auteurs consacrent un chapitre au « patchwork spirituel français » (p 439-454).

Or, au départ, on y apprend que la quête de spiritualité n’a pas disparue dans la France d’aujourd’hui. «  Selon un sondage de l’IFOP pour la revue Mission, pas moins de 49% des français se définissaient comme étant en quête spirituelle et comme réfléchissant sur le sens de la vie ou la vie après la mort. Pour 19% d’entre eux, cette réflexion les habite fortement (p 439).

« Pour répondre à cette demande, toute une série de pratiques spirituelles se sont développées. A l’instar de ce que nous avons observé dans d’autres domaines, ces offres de sens sont marquées du sceau de l’hybridation et de l’américanisation s’inscrivant dans un référentiel de plus en plus globalisé et se pratiquant à la carte » (p 439). Les auteurs nous présentent ainsi une gamme d’activités. Dans une grande variété, elles sont très visibles aujourd’hui, notamment à travers internet. Ainsi affleurent de nouvelles compréhensions du monde venues d’ailleurs. « Chamanisme et ésotérisme gagnent du terrain dans tous les milieux sociaux ». Le yoga est maintenant répandu et acculturé. Et nous vivons une culture psy en plein essor.

Cependant, plusieurs pages sont consacrées aux chrétiens évangéliques dans un chapitre au titre interpellant : « l’Église d’après » (p 440-445). Pour qui a suivi l’expansion des églises évangéliques depuis le début du XXIe siècle, une expansion attirant au départ beaucoup d’accusations de sectarisme, cette progression, bien documentée par ailleurs (4), est étudiée ici dans son aboutissement récent. Ce phénomène, aujourd’hui « assez peu commenté », est « sociologiquement et culturellement très significatif » (p 440). Ce « christianisme de conversion » répond au vide spirituel dont souffre une partie de la population et connait un développement soutenu. Il y a actuellement 2500 lieux de culte de ce type. « L’ensemble du territoire national est maillé. Dans les grandes agglomérations, les églises évangéliques prolifèrent » (p 441) « Quand on considère les grandes métropoles, les banlieues et les quartiers populaires constituent le terreau privilégié de ces églises » (p 441). Si les églises évangéliques prospèrent auprès de l’immigration africaine et asiatique, il atteint également certains milieux blancs, déchristianisés de longue date. On note ainsi une densité significative de lieux de culte dans le bassin minier du Nord Pas-de-Calais (p 443).

« L’église évangélique constitue désormais un élément du paysage de nos banlieues et de nos territoires périurbains ». «Il y a là un phénomène important, caractéristique du « basculement dans la France d’après ». Sociologiquement et géographiquement, le courant évangélique prospère dans des terrains laissés vacants par la disparition des institutions sociales préexistantes, sous l’effet notamment de la désindustrialisation » (p 444).

Les auteurs se réfèrent au sociologue Sébastien Fath qui met en évidence « trois types de réponses à des besoins très prégnants dans la société contemporaine ». C’est la notion de « self religion » qui met l’accent sur « l’épanouissement personnel et l’expression émotionnelle du vécu des fidèles ». Le courant évangélique offre également une vision du monde, un grand récit donnant du sens à l’existence. Enfin « il apporte un « cadrage normatif » comportant des injonctions et des interdits à respecter au quotidien. Ce cadre moral s’accompagne sur le plan sociologique, de structures d’encadrement permettant d’intensifier le sentiment d’appartenance à un collectif soudé, prévenant et convivial (une place importante étant accordée à la musique et au chant) » (p 444).

 

Ce livre nous entraine dans une nouvelle manière de considérer la France. Pour reprendre une expression des auteurs, c’est « une France d’après » qui apparaît dans une nouvelle configuration économique, sociale, culturelle, religieuse et politique .

Dans cette France d’après, on découvre un nouveau contexte spirituel. La quête spirituelle y est toujours active puisqu’elle est déclarée par 49% des français. Notre attention est éclairée par des recherches de sociologie présentées de longue date sur ce site. C’est bien le règne de « l’autonomie croyante » pour reprendre le concept développé, il y a déjà deux décennies, par Danièle Hervieu-Léger (5). On peut reprendre aussi le terme d’« individualisme expressif » forgé par Charles Taylor (6). En regard, le déclin des institutions religieuses traditionnelles, l’effondrement du pôle catholique, témoigne de l’incapacité des dirigeants à écouter des analyses en forme d’avertissement. Cependant, comme la quête spirituelle se poursuit, et, peut-être même, s’amplifie (7), on reconnaît les deux pistes déjà décrites par Danièle Hervieu-Léger en terme de « pèlerin et de converti » (7). Et ainsi, les auteurs décrivent ici « un christianisme de conversion ». Mais on peut reconnaître la démarche du pèlerin en recherche dans la gamme immense des pratiques spirituelles. Ici, on appelle en regard une vision chrétienne où la conscience relationnelle (8) s’allie à une dynamique de communion et de fraternité et où la transcendance est reconnue dans les chemins de la vie (9) et dans la conscience écologique (10). Selon des parcours différents, apparaît aujourd’hui une théologie de l’Esprit (11).

Jean Hassenforder

 

  1. Une nouvelle société en gestation (Jean Viard. La révolution que l’on attendait est arrivée. 2021) : https://www.temoins.com/une-nouvelle-societe-en-gestation/
  2. Jérôme Fourquet. Jean-Laurent Cassely. La France sous nos yeux. Economie, paysages, nouveaux modes de vie. Seuil, 2021 Interview des auteurs : https://www.youtube.com/watch?v=QT-SuUsPWLM
  3. Comment le paysage religieux en France a complètement changé en quarante ans : https://www.temoins.com/comment-le-paysage-religieux-en-france-a-completement-change-en-quarante-ans/
  4. Le sociologue Sébastien Fath a suivi la progression du courant évangélique en France durant les deux dernières décennies . Son blog est une ressource majeure sur le protestantisme et sur le courant évangélique dans le monde : http://blogdesebastienfath.hautetfort.com
  5. L’autonomie croyante. Questions pour les églises. Interview de Danièle Hervieu-Léger : https://www.temoins.com/jean-hassenforder-lautonomie-croyante-questions-pour-les-eglises/
  6. L’âge de l’authenticité (« L’âge séculier », de Charles Taylor) : https://www.temoins.com/lage-de-lauthenticite/
  7. La recomposition du religieux dans la modernité, selon Danièle Hervieu-Léger : https://www.temoins.com/comprendre-les-changements-actuels-dans-notre-maniere-de-croire/
  8. La vie spirituelle comme une conscience relationnelle. Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/
  9. L’émergence d’une nouvelle manière de croire, selon Diana Butler Bass : https://www.temoins.com/lemergence-dune-nouvelle-maniere-de-croire/
  10. Dieu-avec-nous engagé dans la création et dans l’humanité. Deux approches convergentes, selon Jürgen Moltmann et Diana Butler Bass : https://www.temoins.com/dieu-engage-creation-lhumanite/
  11. Pour une vision holistique de l’Esprit. Avec Jürgen Moltmann et Kirsteen Kim : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
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