Selon Fritz Lienhard

Après un ministère pastoral en Alsace et un doctorat au sujet de la diaconie, Fritz Lienhard enseigne la théologie pratique d’abord à la Faculté de théologie protestante à Montpellier et depuis 2006, à celle de l’Université de Heidelberg. Il vient de publier un livre : « L’avenir des Eglises protestantes. Évolution religieuse et communication de l’Évangile » (1). C’est un ouvrage considérable de près de 400 pages et bien référencé selon la méthode universitaire. Cette œuvre s’inscrit dans l’univers du protestantisme européen, de fait principalement dans le contexte franco-allemand. L’auteur est ancré dans cette double culture et cet ouvrage lui permet de procéder à des comparaisons originales. Si l’auteur décrit le recul de la pratique dans les Églises protestantes (p 113-119), il ne s’y attarde pas. Regarder vers l’avenir, c’est s’interroger sur l’évolution de la sécularisation. En regard des pertes, c’est également percevoir et mettre en évidence « des indices d’un retour du religieux ». L’auteur se tourne vers sa culture théologique pour esquisser des réponses. « La crise des Églises a des causes précises et ne relève pas de la fatalité. Certains indices montrent plutôt que la spiritualité prend des formes plus individuelles liées à l’expérience intérieure. Cette situation ambivalente représente un défi pour la théologie et les Églises. Dans la tradition chrétienne, c’est le Saint-Esprit qui suscite l’expérience religieuse, tout en renvoyant à la parole instituée par le Christ… De même, les Églises n’ont rien perdu de leur potentiel missionnaire. Elles se transforment en collectivités plurielles et flexibles, sans renoncer à leur colonne vertébrale spirituelle et théologique. Leur pratique est à façonner en conséquence » (page de couverture).

Comme ce livre couvre un champ très large, nous ne pouvons le rapporter dans son ensemble. Nous chercherons simplement à relever l’originalité de plusieurs approches.

La vie des Églises

L’auteur traite bien de la vie des Églises, mais il ne la met pas en exergue. Il en perçoit l’enjeu dans une dimension bien plus vaste, et, de surplus, en mouvement. Rappelons quelques données. En France, l’Église Protestante Unie perd environ 1% de ses membres par an depuis des années. En Allemagne, « les sorties des Églises » demeurent importantes. « Rien qu’en 2019, 270 000 personnes ont quitté les Églises protestantes. Certes une courte majorité de la population reste encore formellement membres des deux grandes Églises, mais la poursuite de la tendance signifie qu’en 2025, ce ne sera plus le cas. L’absence de confession devient la norme. L’évolution est la même en ce qui concerne la participation au culte » (p 116). Et, en Suisse, on observe un changement majeur. « Les réformés sont passés de 70% en 1967 à 35% en 2010 » (p 116). L’auteur impute, pour une bonne part, ce recul à l’absence de socialisation religieuse, mais celle-ci n’est-elle pas elle-même un effet de la crise ?

 

Le mouvement de la sécularisation

« Le concept de sécularisation prend une importance nouvelle dans les analyses socioreligieuses de Max Weber pour décrire l’évolution des sociétés européennes et leur forme spécifique de modernisation les faisant passer du religieux au séculier. La sécularisation signifie plus précisément juridisation du politique, rationalisation du mode de vie, désenchantement du monde par la critique scientifique des cosmologies mythiques, intériorisation des certitudes de la foi… A partir des années 1960, le terme de sécularisation s’est répandu et désigne la perte d’influence de la religion dans la société » (p 20).

La sécularisation est un objet majeur de la sociologie des religions, et à cet égard, nous renvoyons au livre majeur d’Hans Joas : « La foi comme option » (2). Fritz Lienhard se reporte à la recherche sociologique pour en analyser les apports concernant l’avenir des Églises. Il envisage ainsi plusieurs facteurs entrainant leur marginalisation : pluralité confessionnelle, différenciation fonctionnelle, émergence de l’athéisme.

« Le premier processus du passage du religieux au profane et de marginalisation des Églises est celui de la laïcisation, notamment en France. D’un point de vue historique, la laïcité trouve son origine dans la différenciation des convictions religieuses. En effet, la pluralisation des croyances et des identités est une caractéristique importante de la modernité… Bien comprise, la modernité consiste à s’accommoder de cette pluralité religieuse » (p 30).

Dans un deuxième chapitre, l’auteur traite d’une deuxième cause de la restriction de l’influence de la religion en Europe : la différenciation fonctionnelle… La religion devient un domaine parmi d’autres. La société se différencie en différents domaines ou en différentes sphères, appelées à remplir différentes « fonctions ». La politique et la religion se séparent de même que la foi et la science, évolution qui s’est étendue aux autres dimensions de l’existence humaine et de la vie en société telles que le droit, l’art, l’économie… » (p51-52).

Enfin, l’auteur étudie l’émergence de l’athéisme. La croyance en Dieu ne s’impose plus et devient une option. L’évolution des convictions s’inscrit dans des mutations sociétales. « C’est pourquoi nous parlons à la fois de l’athéisme et de l’évolution qu’il est convenu, depuis Max Weber, d’appeler le désenchantement du monde, transformation de l’environnement naturel et social » (p 68).

La sécularisation a cessé d’être le paradigme dominant en sociologie des religions. L’auteur critique ce concept à plusieurs reprises. De par sa bi-culturalité, il participe à la culture germanique et il est très intéressant de constater que, de ce fait, son point de vue est original par rapport à la posture française. « Dans quelle mesure cette évolution sécularisatrice relève-t-elle d’une nécessité universelle ? Un regard sur l’Allemagne éclaire cette question et permet de déconstruire les évidences françaises… Et le contexte historique s’y présente autrement » (p 46). En ayant manifesté « une unité étroite entre la religion et le pouvoir politique », en Allemagne, l’identité religieuse s’est maintenue dans ce qu’il est convenu d’appeler « la confessionnalisation ». La confessionnalisation falsifie la théorie selon laquelle la modernisation va automatiquement de pair avec une perte d’influence de la religion et inversement » (p 47). En Allemagne, séparation rime avec collaboration. « Il faut bien l’admettre : le laïcisme n’est pas de portée universelle » (p 47). Sur d’autres aspects, l’auteur conteste les arguments invoqués en faveur de la sécularisation. « L’évolution vers une différenciation continue de la société occidentale est contestable » (p 64). L’auteur avance des exemples où la centralisation l’emporte sur la différenciation. Et l’on doit reconnaître la diversité des processus. « Le développement économique ailleurs qu’en Europe ne conduit pas à une marginalisation des religions… La modernisation d’une société engendre ses propres formes de contingence et ses propres formes de religion » (p 66). Fritz Lienhard consacre un chapitre à l’évolution de la croyance en Europe. Ici aussi, il apporte de la nuance. On notera sa réflexion sur l’incidence de l’industrialisation. « Tout se passe comme si la société industrielle était « le foyer de la sécularisation », qui s’est étendu en direction des autres domaines de la vie humaine, en repoussant la religion vers la vie privée des humains. Il semble qu’il y ait une tension entre l’esprit industriel, marqué par la transformation de la nature et une conception quantitative et mécaniste du monde et la foi religieuse portant un regard synthétique sur l’univers et le recevant comme une création de la part de Dieu. Le véritable support de la sécularisation des mentalités, sous la forme particulière du désenchantement, est donc la rationalité économique et plus précisément industrielle » (p 96).

L’auteur conclue le chapitre sur la marginalisation des Églises par une prise de distance vis à vis de la théorie de la sécularisation. « Si la sécularisation est à l’origine de la marginalisation des Églises, ce phénomène n’est pas irrésistible. Les facteurs de la sécularisation sont conjoncturels » (p 97). « Le processus de sécularisation est contingent, associé à certains contextes. « L’histoire particulière de la France joue un rôle dans son degré accru de sécularisation par comparaison avec d’autres pays » (p 100). « Il faut également sortir d’un schéma d’opposition entre foi chrétienne et modernité. L’évolution religieuse de la modernité est d’abord un mouvement à l’intérieur du christianisme et le résultat d’une interaction permanente entre différentes formes culturelles, en son sein et en opposition avec lui » (p 100).

 

Un processus d’individualisation

 Fritz Lienhard remarque un changement de conjoncture dans l’esprit du temps. Les pôles d’attraction que représentent les entreprises, l’état, l’économie, la consommation sont aujourd’hui de plus en plus décrédibilisés. Leur attrait pâlit et, en regard, les aspirations spirituelles grandissent. L’auteur s’interroge sur une caractéristique majeure de notre époque : le processus d’individualisation. Et il en vient à en considérer les racines juives et chrétiennes. Dès lors, le regard vis à vis des rapports entre le processus d’individualisation et les Églises se fait plus favorable. « Nous voyons toute l’ambivalence du processus d’individualisation. D’un côté, il s’agit d’une intériorisation qui correspond au christianisme voulu par la hiérarchie ecclésiale au Moyen Age et au cœur du geste réformateur. En même temps, cet individu chrétien est proche de celui des Lumières, critique vis à vis d’une autorité extérieure et ainsi prompt à se détacher de l’Église qui l’a fait naître. L’individualisation au sein du christianisme conduit à la relativisation et donc à la marginalisation des Églises. Mais cette ambivalence est également intéressante pour notre réflexion globale. Elle montre en effet qu’à l’intérieur du processus de l’individualisation, une variante chrétienne reste recevable. Le piétisme reste une option dans la modernité et l’individualisme n’est pas condamné à prendre la forme du sujet critique et détaché de toute foi » (p 129-130). « Cette individualisation peut prendre deux formes au sein de la postmodernité : des formes plutôt extraecclésiales avec les nouvelles religiosités par exemple et des formes intraecclésiales… » (p 131)

 

Nouvelles religiosités

 « Dans la mesure où la spiritualité du New Age est restée marginale, on parle aujourd’hui plutôt de « nouvelles religiosités ». Celles-ci ne sont pas seulement le fait d’un petit milieu restreint de la spiritualité alternative, mais tendent à devenir une partie normale de la culture contemporaine » (p 133).

Effectivement, ce mouvement ne touche pas seulement ceux qui déclarent appartenir à une religion, mais aussi de nombreux « sans-religion ». L’air du temps est différent, comme Fritz Lienhard sait le mettre en évidence. Son chapitre sur le « retour du religieux » nous paraît majeur. « La première particularité de cette mouvance, c’est de chercher à lier les sciences et la spiritualité plutôt que de rester dans la distinction moderne entre ces deux aspects… ». Et, « observer les composantes d’une réalité ne permet pas de la comprendre. Il faut voir l’ensemble, la relation entre les différentes parties. Dans cette perspective holistique, les nouvelles religiosités refusent de distinguer ce qui relève de la religion et ce qui n’en relève pas. La spiritualité qui lui est liée se retrouve dans tous les domaines de l’existence, s’adressant à l’être humain en entier » (p 134-135).

L’auteur perçoit une émergence de phénomènes « hybrides » à la fois religieux et relevant d’autres domaines de l’existence humaine et de la société ». Ainsi, « le mouvement de « wellness » – recherche de la santé offrant un bien-être – présente des traits de nouvelles religiosités » (p 135). A propos de la mouvance de « wellness », l’auteur évoque une spiritualité sans contenu dogmatique, ni institution déterminé » (p 136). Fritz Lienhard relève également une évolution majeure des mentalités en ce qui concerne la représentation de la mort. « Selon une étude au sujet des « expériences de mort imminente », c’est-à-dire vécues par ceux qui ont subi une « mort clinique », 4,3% de la population dans son ensemble disent avoir fait une telle expérience. C’est considérable » (p 136). « La croyance en une vie après la mort est passée de 30% à 47% en France entre 1981 et 2018 » (p 137). Ces convictions ne sont plus une conséquence directe d’une appartenance religieuse. « La diffusion de la fonction religieuse consistant à proposer une attitude face à la mort représente la fin d’une forme de monopole ecclésial » (p 137). Ainsi, au total, la « spiritualité transgresse les limites de ce qui est traditionnellement appelé « religion », comme domaine particulier de la société qui peut être distingué des autres et qui se réfère à une « fonction » particulière » (p 138).

 

Expériences religieuse et spirituelles. Une nouvelle dimension

 Dans un chapitre au titre significatif : « Humanisme et énergie cosmique », Fritz Lienhard met en évidence l’émergence d’une mentalité nouvelle où s’affirme une vision de monde qualifiée d’« optimisme anthropologique ». « Le « soi » ne relève pas d’un inconscient pervers et agressif… L’être humain dispose de capacités bien plus importantes que celles dont il fait usage… Au centre de nouvelles religiosités, il y a la transformation de l’individu grâce à la conscience qui confère de nouvelles forces, ouvre à de nouvelles dimensions de l’esprit et de la nature… Cette conception « humaniste » de l’être humain se retrouve dans le domaine de la pédagogie… La santé représente le domaine où les nouvelles religiosités se sont répandues et où leur influence est considérable, notamment dans le champ des pratiques thérapeutiques alternatives… » (p 139).

Cette conception du monde contribue à une modification de la perception de Dieu. « Dans la logique de l’optimisme anthropologique, Dieu n’est pas à chercher à l’extérieur du monde, mais à l’intérieurDans cette mouvance, Dieu cesse d’être indisponible, autre… Dieu, le monde et l’être humain constituent un ensemble. Une énergie circule entre l’être humain, la nature et le Cosmos » (p140). La notion d’expérience spirituelle devient première. Elle se détourne d’une « parole imposée d’autorité et prétendant avoir une validité absolue, conduisant à l’intolérance » (p 140).

« Dans ce contexte, les sociologues observent l’accroissement d’une expérience qu’ils qualifient de religieuse » (p 140). « En 2013, 24% des personnes interrogées en Europe disent qu’elles expérimentent souvent ou très souvent une intervention de Dieu ou du divin. 17% parlent d’expérience de communion avec le divin… A cette date, 20% de la population européenne peut être qualifiée de hautement religieuse » (p 140). Dans une région où les Églises sont en retrait et où la transmission religieuse s’est peu opérée, l’Allemagne de l’Est, on peut néanmoins y compter des manifestations de ce genre. Cette manifestation grandissante des expériences religieuses peut être observée dans différents pays. Des recherches dans le monde anglo-saxon « montrent que le nombre de ceux qui parlent d’expériences religieuses particulières est passé dans les trente dernières années de 20% à plus de 50% » (p 141). Nous avons rapporté ce mouvement à travers l’article sur « la sociologie du mysticisme » (3). Très tôt, le livre de David Hay : « Something there » (4), a mis cette évolution en évidence. Sa manifestation a été contrariée par une autocensure résultant d’une idéologie matérialiste dominante. En France même, la réponse à certaines questions révèle une profonde évolution. En 2008, 47% des français disaient avoir leur propre manière d’être en contact avec le divin sans avoir besoin des Églises (5). Et 41% se disaient sensibles à la spiritualité, dont un part significative sans appartenance religieuse. La reconnaissance de ces expériences en terme d’un classement alléguant théisme ou panthéisme nous paraît trompeur. De fait, « ces expériences apparaissent aussi bien dans les pays monothéistes que dans les autres. Les expériences de transcendance, aussi dans les religions parlant d’un Dieu personnel, ne se font pas forcément avec des personnes à qui on s’adresse et à qui on parle. Dans les sociétés qui ont été étudiées, une grande partie de la population fait l’expérience d’un Dieu impersonnel. De la sorte, 80% de ceux qui sont officiellement monothéistes déclarent avoir eu une expérience relevant d’un sentiment de fusion dans un tout. Mais ceux qui ne déclarent pas comme religieux déclarent avoir vécu ce type d’expérience… Dans beaucoup de sociétés, la moitié de ceux qui se considèrent comme non religieux ont fait au moins une expérience de ce type… » (p 142).

L’auteur accorde ensuite son attention au développement de la méditation et de la prière. Au total, les données rassemblées ici nous paraissent faire apparaître une vision nouvelle, le divin apparaissant comme une dimension supérieure et omniprésente. Ce constat interpelle les Églises.

 

L’individualisation et les Églises

 Si l’individualisation prend la forme de nouvelles religiosités, elle se manifeste également à l’intérieur des Églises. « Pour toute une population au sein des Églises, la religiosité est orientée vers l’expérience, centrée sur le sujet. On s’oriente moins selon l’autorité d’Écritures traditionnelles que selon l’expérience de l’individu… (p 146). Les pratiquants eux-mêmes ne parlent plus d’obligation, mais d’impératif intérieur et de « choix personnel » de pratiquer leur foi. Une telle logique signifie que l’engagement est une option, reconnue comme telle, mais aussi que l’on peut éventuellement prendre des libertés avec la norme confessionnelle » (p 146). Ainsi, « une grande partie de la pluralité religieuse se vit au sein des grandes Églises… La question est de savoir si un christianisme ecclésial est à même de s’ouvrir à l’individualisation moderne et donc de se reconfigurer. Le Dieu des individus, correspondant à leur expérience religieuse et donc à leur intériorité, doit-il obligatoirement sortir des Églises ou une Église devenue « élastique » peut-elle réconcilier l’expérience intérieure et la parole extérieure ? » (p 148).

 

Propositions théologiques

 Après avoir décrit et analysé le nouveau contexte culturel et en avoir dégagé les incidences pour les Églises protestantes, Fritz Lienhard décline des propositions théologiques pour répondre aux requêtes suscitées par les changements de mentalité. La seconde partie du livre est intitulée : « Fondements théologiques et champs d’action ».

« Parmi les défis », nous dit l’auteur et nous y prêtons attention avec lui, « nous avons relevé l’émergence d’une spiritualité contemporaine marquée par les caractéristiques des nouvelles religiosités : insistance sur l’individu, et en particulier sur l’émotion ; syncrétisme des différentes traditions religieuses ; insistance sur la croissance de l’être humain, notamment dans les champs de la santé et de l’exercice professionnel ; refus des traditions, des dogmes et des institutions. C’est pourquoi, cette réflexion herméneutique prend son point de départ avec les questions de l’expérience religieuse et du dialogue entre religions » (p 179).     Dans cette perspective orientée vers la spiritualité, l’auteur s’engage dans une réévaluation de l’œuvre de l’Esprit et interprète les textes bibliques correspondants. Dans cette réflexion portant sur les Églises, il envisage le « dispositif où interagissent l’expérience religieuse, certes, mais aussi la pratique rituelle, le mode de vie, la conviction croyante et l’inscription dans une communauté ». Se fondant sur les textes bibliques, il met ensuite l’accent sur la relation réciproque entre l’intériorité spirituelle et la parole extérieure ». « A cette relation, correspond un rapport interactif entre l’Esprit et le Fils, le Christ qui est le centre de l’Écriture et de la foi chrétienne ».

L’auteur introduit alors le cadre ecclésial : « Si nous transposons cette relation réciproque dans le mode de fonctionnement de la foi, elle signifie que l’expérience spirituelle s’épanouit au sein de l’Église comme dispositif chrétien dans son ensemble ». « Une Église « qui énonce et sert la parole » et qui se définit également par « la communication de l’Évangile ». C’est ainsi que l’auteur valorise le rôle de l’Église : « L’Église se présente comme l’autre pôle nécessaire vis-à-vis de l’expérience intérieure sur laquelle insiste unilatéralement la spiritualité contemporain » (p 180).

 

Une théologie du Saint-Esprit

Après avoir reconnu l’importance de l’expérience religieuse dans le monde d’aujourd’hui, l’auteur est amené à développer une théologie du Saint-Esprit. « Une théologie du Saint-Esprit au sein de la théologie trinitaire, permet d’accueillir des motifs de la spiritualité contemporaine et, en même temps, de les replacer dans le contexte de la foi chrétienne, ce qui conduit à les transformer » (p 215).

L’auteur expose donc les fondements bibliques. «  Dans la tradition biblique, l’Esprit est parfois impersonnel, force qui traverse l’être humain, et il suscite une expérience intérieure. Il correspond particulièrement à la spiritualité contemporaine De même, le Saint-Esprit agit dans toute la création et « souffle où il veut » (Jean 3.8). Il dispose ainsi d’une certaine autonomie vis-à-vis du Fils et peut se présenter dans des religions non chrétiennes ». Le Saint-Esprit s’inscrit dans la communion trinitaire. « Il agit sur le Christ au moment de sa naissance, du début de son ministère et (peut-être) de la Résurrection. La conséquence suivante est à tirer : dans la mesure où l’Esprit est à la source de l’expérience intérieure et le Fils, l’origine de la parole, il n’y a pas de mouvement à sens unique de la parole vers l’expérience. L’expérience religieuse est à la source de la parole. Ainsi l’Esprit rompt-il avec toute tentative d’imposer la foi de l’extérieur.

« Là où il y a l’Esprit du Seigneur, là il y a la liberté » (2 Cor 3.17). L’Esprit s’oppose à toute « lettre »… (p 252)

Cependant, l’auteur explicite la relation entre l’expérience et la parole. « La parole du Christ se présente au sujet croyant dans un vis-à-vis l’empêchant de se diviniser par l’intermédiaire de son expérience, le renvoyant à sa différence à l’égard de Dieu et à sa finitude… Ainsi l’expérience intérieure se situe-t-elle dans une interaction avec la parole extérieure… La parole offre des mots à l’expérience spirituelle et la situe dans le vis-à-vis personnel devant Dieu, empêchant toute confusion avec lui » (p 252-253).

 

Commentaire

La portée du livre de Fritz Lienhard nous paraît dépasser de beaucoup son objet : « l’avenir des Église protestantes », un sujet pourtant majeur. En effet, Il apporte une réflexion originale et les données correspondantes sur une évolution culturelle décisive qui induit une transformation profonde des mentalités : une individualisation qui ouvre les portes à un phénomène jusque ici largement méconnu dans la littérature francophone : les expériences religieuses et spirituelles.

Sur ce site, à plusieurs reprises, nous avons attiré l’attention sur ce phénomène. Ainsi, il y a déjà plus de dix ans le livre de David Hay : « Something there » ouvrait  un nouvel horizon (4). Et, en 2008, près de la moitié des français disaient avoir leur propre manière d’être en contact avec le divin sans avoir besoin des Églises. Dans son livre, l’auteur rappelle la portée des « expériences de mort imminente ». Ainsi, tout se passe comme si une nouvelle dimension émergeait. Or, comme le montre Mike Sosteric dans l’article sur « la sociologie du mysticisme » (3), il y a effectivement des résistances à cette écoute dans des milieux marqués par une logique matérialiste. Et cette émergence dérange également des cercles religieux retranchés dans un monopole dogmatique. Cependant, le mouvement vers l’individualisation bien analysé par Fritz Lienhard, est en train aujourd’hui de se conjuguer avec un autre : la prise de conscience écologique et la dimension holistique qui apparaît en regard : tout est interconnecté, tout se tient. Un des chapitres de ce livre est intitulé : « humanisme et énergie cosmique ». Les expériences de transcendance témoignent d’un changement de rapport avec la nature, le vivant, le cosmos (6).

Cette mutation des esprits appelle une théologie nouvelle. L’auteur développe ainsi une théologie du Saint-Esprit. Pour notre part, c’est l’œuvre du théologien Jürgen Moltmann (7) qui éclaire une recherche qui se poursuit. A la suite d’une nouvelle théologie trinitaire où Dieu apparaît en terme de communion, Jürgen Moltmann a publié un livre sur la théologie de la création, puis un ouvrage publié en français en 1999 sous le titre ‘L’Esprit qui donne la vie’, l’édition dans sa langue d’origine remontant à 1991, il y a trente ans. Un article intitulé ‘Pour un vision holistique de l’Esprit’ (8) rapporte comment Moltmann a dépassé un blocage lié à la conception occidentale, protestante et catholique, réduisant la place et le rôle du Saint Esprit. Très tôt, dans ce livre sur ‘l’Esprit qui donne la vie’, Moltmann a développé une théologie de l’expérience (9) parce qu’il lui accordait un rôle majeur. Fritz Lienhard décrit une mouvance où « Dieu cesse d’être indisponible, autre ». C’est le constat effectué par l’historienne Diana Butler Bass aux États-Unis. En regard, il y a bien aujourd’hui des théologiens qui nous aident à discerner une proximité divine : Jürgen Moltmann (10), mais aussi Diana Butler Bass (11) et Richard Rohr, tout particulièrement dans son livre : « The divine dance » (11).

Écrit à l’intention des Églises protestantes, ce livre de Fritz Lienhard contribue à une prise de conscience plus générale et ouvre la réflexion.

Jean Hassenforder

 

  1. Fritz Lienhard. L’avenir des Églises protestantes. Évolutions religieuses et communication de l’Évangile. Labor et Fides, 2022
  2. Quel avenir pour le christianisme ? La foi comme option, selon Hans Joas : https://www.temoins.com/quel-avenir-pour-le-christianisme/
  3. La sociologie du mysticisme, selon Mike Sosteric : https://www.temoins.com/la-sociologie-du-mysticisme/
  4. La vie spirituelle comme « une conscience relationnelle ». Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/
  5. L’émergence d’un nouveau paysage religieux. Croire sans appartenir : https://www.temoins.com/lemergence-dun-nouveau-paysage-religieux-en-france-croire-sans-appartenir/
  6. La participation des expériences spirituelles à la conscience écologique : https://vivreetesperer.com/la-participation-des-experiences-spirituelles-a-la-conscience-ecologique/
  7. Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann : https://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/
  8. Pour une vision holistique de l’Esprit. Avec Jürgen Moltmann et Kirsteen Kim : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
  9. Vivre l’expérience de la présence de Dieu : https://lire-moltmann.com/vivre-lexperience-de-la-presence-de-dieu/
  10. Dieu-avec-nous engagé dans la création et l’humanité. Deux approches convergentes : Jürgen Moltmann et Diana Butler Bass : https://www.temoins.com/dieu-engage-creation-lhumanite/
  11. L’émergence d’un nouvelle manière de croire. Selon Diana Butler Bass dans son livre « Grounded » : https://www.temoins.com/lemergence-dune-nouvelle-maniere-de-croire/
  12. La danse divine (The divine dance) par Richard Rohr : https://www.temoins.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/
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