En dialogue entre le récit de la Genèse et la cosmogonie bantoue

Selon Kuzipa Nalwanba

Comment la question écologique peut-elle être abordée par une théologie africaine et contribuer ainsi à une vision théologique internationale en puisant elle-même dans l’apport de grands théologiens en avant-garde comme Jürgen Moltmann. A partir de son expérience en Zambie et des problèmes qui y apparaissent, Kuzipa Nalwamba a réalisé une recherche très construite et très assurée méthodologiquement et bibliographiquement sous la forme d’un mémoire à l’Université de Prétoria intitulé : « Spirited bodies » as a prerequisite for an earth-keeping ethos : A Juxtaposition of the first creation story of Genesis with Ubuntu cosmogony » (1).

Kuzipa Nalwamba a grandi dans la vie rurale en Zambie et, dans sa jeunesse, elle a participé à un club écologique militant : le Chongololo club. A l’époque, elle habitait dans la province où l’on extrait le cuivre et qui connait les méfaits de la pollution correspondante. Son parcours s’inscrit dans l’ « United Church of Zambia » et sa recherche est motivée par un désir de sens se manifestant dans une démarche théologique très précisément informée par les sciences de la nature et nourrie par la sagesse africaine. Aujourd’hui, Kuzipa Nalwamba est une active théologienne au sein du Conseil œcuménique des Églises.

Notre attitude vis-à-vis de la création est modelée par la conception que nous en avons. Or, pendant des siècles, l’anthropologie chrétienne a été forgée par un état d’esprit « hiérarchique et dualiste » se traduisant par la domination de l’humanité sur le reste de la création. (p 16). On passe ici « d’un centrage anthropocentrique à un centrage sur la totalité de la création ». « Une conception physicaliste non réductionniste qui envisage les être humains comme des corps spirituels (« spirited bodies ») resitue l’identité humaine dans de nouveaux termes avec des implications pour notre propre compréhension, notre relation avec le reste de la création et le rôle du Créateur. Un telle compréhension a des conséquences sur la manière dont nous (ré)interprétons le récit de la création en Genèse 1 » (p 17). « L’éco-sagesse et les pratiques de maintien de la terre zambienne et en provenance d’autres cultures africaines sont également considérées dans cette étude comme un exemple de cosmologies alternatives qui pourraient contribuer à un nouvel éthos de maintien de la terre théologiquement fondé. A son tour, cela aurait des implications pour l’anthropologie biblique » (p 17). Les perspectives avancées dans cette étude concernent la solidarité humaine avec le reste de la création à la lumière de la théologie et de la tradition chrétienne « en particulier une théologie de l’Esprit et une théologie trinitaire de la création » (p 17).

 

Une théologie chrétienne en renouvellement et le potentiel de la pensée africaine

Ainsi, l’auteure se réfère à la théologie de la création de Jürgen Moltmann : « La conception de Dieu comme transcendant, absolutisé et auteur lointain de la création a eu pour conséquence que les êtres humains se sont traditionnellement établis comme le pinacle de la création remplissant la lacune laissée par Dieu et assumant le rôle de gouvernant de la terre. Ainsi les êtres humains se relient au reste de la création en terme de domination et de pouvoir hiérarchique. Moltmann avance que c’était là « l’idée inspirant les théologies centralistes et le fondement des théologies centralistes de la souveraineté » (p 30). Selon Moltmann, sans une théologie de la création fondée sur des croyances alternatives aux croyances dualistes traditionnelles, nous ne pouvons attendre que le néant… (p 30) (2). La conception dominatrice de Dieu en termes monothéistes doit être corrigée par une vision trinitaire. La vision de Dieu comme Dieu en relation communautaire ouvre la voie à une vision non hiérarchique de la création. Moltmann envisage la vie « comme communication et communion dans une relationalité de plus en plus étendue » (p 37). De même, en quittant une conception dualiste, Moltmann s’engage dans une théologie de l’Esprit (3). De même, le théologien Pannenberg voit en l’Esprit, la source de la vie (p 40.)

Cette étude regarde aussi vers les mythes cosmogoniques comme ressources pour la théologie en mettant l’accent sur la dimension communautaire de la vision africaine. L’importance de la création présente dans la plupart des traditions religieuses a été trop sous-estimée en théologie. La cosmogonie zambienne implique une manière de voir « une alternative centrée sur la vie qui met l’accent sur l’interconnexion entre les êtres vivants » (p 33). Selon Ritchie, quelques traits fondamentaux apparaissent dans les cosmogonies africaines entre autres : « la hiérarchie ontologique des modes de classement : Dieu-humains-animaux-plantes, phénomènes-objets non vivants ; la qualité sacrée de l’univers matériel avec une force d’énergie qui imprègne l’univers et dans laquelle on peut puiser pour le bien comme pour le mal des communautés ; les récits de création africains ne rapportent pas en général une création humaine à l’image de Dieu, ni une domination humaine sur le reste de la création bien qu’une supériorité ontologique des êtres humains soit assumée ; pour beaucoup de communautés africaines, la forêt et les arbres ont une signification particulière… ; même si la nature est exploitée, il y a une place dans la pensée africaine pour reconnaitre que l’humanité est une partie de la nature et en solidarité avec la nature lorsque celle-ci est exploitée ; Taboos et totémisme sont conçus pour préserver rituellement la nature, indiquant par là le désir de rester en harmonie avec la nature » (p 36). Cette disposition de pensée s’ouvre au discernement.

 

Connaissance de la création : une approche unitaire

« Les récits bibliques de la création comme ceux de beaucoup d’autres peuples indigènes sont fondés sur un Créateur qui se révèle lui-même ». L’auteur mentionne l’interprétation de Deanne-Drummond qui voit dans ces textes se dégager une « théologie de la communauté » « qui inclut la participation de toute la création ». Cette participation de la communauté de la création est un regard clef pour les données théologiques que nous cherchons à déduire de visions nouvelles de la création en examinant la relation Créateur-créatures et la relation parmi les créatures » (p 63).

En réinterprétant Genèse 1, l’auteure réfute les schéma dualistes.

Kuzipa Nalwamba en vient ensuite à présenter la sagesse écologique dans la cosmogonie zambienne qui s’inscrit dans celle du monde bantu. L’anthropologie zambienne est fondée sur le lien « bondedness » , la communauté (« communal nature »), la réciprocité de la vie, ce qui inclut les valeurs du care et de l’hospitalité. Ce concept a été particulièrement développé dans la notion sud-africaine de l’« Ubuntu ». C’est un univers interconnecté qui commence avec le Créateur et se poursuit dans le reste de la création. « Dans cette vision du monde, l’accent est mis sur ce monde plutôt qu’une dualité de l’être ou des sphères. Ainsi, l’Ubuntu garde en vue la communauté des êtres (divin ou mortel) et un sens de l’émerveillement pour la fécondité de la vie, pour la terre et pour les créatures qui en vivent et pour le cycle des saisons. Ainsi le cycle de vie ne se brisera pas et rien n’est laissé en dehors. Et ce cycle est le fondement de toute vie ».

La vision zambienne du monde peut être comprise dans cet arrière-plan. Elle est fondée sur l’interconnexion, et, plus précisément sur l’interrelation de la vie comme valeur fondamentale pour comprendre le monde. Cette interrelation est un réseau de vie basé sur un équilibre égal et compliqué entre les différentes parties d’un système interdépendant. Cette conception imprègne la vision zambienne du monde. Nous pouvons déduire de cela un terrain métaphysique commun avec les interprétations des Écritures. Ce terrain commun pourrait être mutuellement enrichissant et pourrait contribuer à mettre en forme un éthos du maintien de la terre théologiquement fondé. Le concept de solidarité est le lien qui relie les deux » (p 71). « Les données bibliques, les sciences et la théologie chrétienne traditionnelle peuvent être mis en conversation avec la sagesse, la tradition et la cosmogonie zambienne ». Kazipa Namwamba plaide pour un renouvellement de la théologie chrétienne dans un dialogue avec la sagesse zambienne d’autant plus que la crise écologique existe en Zambie et requiert une interpellation chrétienne.

Kazipa Nalwanba conclut ainsi son étude : « La juxtaposition du récit de la Création en Genèse 1 avec la cosmogonie zambienne constitue une étude de cas qui illustre comment de nouvelles perspectives sur la création et l’identité humaine ouvrent un espace interprétatif qui pourrait situer les êtres humains dans un continuum avec le reste de la création et ouvrir une piste pour un ethos alternatif de maintien de la création. La « solidarité humaine » avec le reste de la création critique ainsi les conceptions occidentales dualistes et hiérarchiques de la création, d’un côté, et de l’autre offre une orientation pour le nouvel éthos du maintien de la terre que cette étude propose ».

Ce mémoire à l’université de Prétoria témoigne de la qualité et de l’originalité de la pensée théologique en Afrique du Sud. Nous avions déjà constaté ce dynamisme dans la recherche de Teddy Chalwe Sakupapa à travers son article : « Spirit and ecology in the context of african theology» (4). Il met en avant le concept de force vitale.

Cependant, sur un plan international, on constate également le développement d’un nouveau regard théologique inspiré par la nouvelle vision de la réalité engendrée par la pensée écologique. Ainsi aux Etats-Unis apparait une convergence entre pentecôtisme et écothéologie. « Le Royaume de Dieu porte entièrement sur la relation et il va de même pour l’écologie », écrit Brandon Rhodes. Auteur d’un livre intitulé : « Toward a Pentecostal ecological theology » (4), A j Swoboda écrit : « La relationnalité est la force même de la théologie et de la pratique pentecôtiste. Ultimement, c’est la force des théologies Esprit/ création ». L’accent sur la « solidarité » émis par Kazipa Nalwamba rejoint cette évocation de la « relationnalité ». Parallèlement, en regard de la prise de conscience écologique, la théologienne grecque, Ionna Sahinidou (6) développe une théologie trinitaire dans laquelle s’inscrit la mise en valeur de la « pérochirèse » divine, ce mouvement de communion si bien décrit par Richard Rohr dans son livre : « La danse divine » (7). Ionna Sahinidou est donc l’auteur d’un livre intitulé : « Hope for the suffering ecosystems of the planet : the contextualization of christological perichoresis for the ecological crisis” (5).

Pour amener ensemble différentes entités comme Dieu et la Nature, nous pouvons reconnaitre la périchorèse entre l’humain, le divin et la nature… La relation trinitaire porte un message christologique en faveur d’une ouverture intentionnelle envers l’autre ». Et comme Kazipa Nalwamba, Ionna Sahinidou s’oppose au dualisme. « Une théologie holistique réalise qu’ensemble avec les autres êtres, nous devons vivre d’une manière responsable ».

Il y a bien une convergence entre les approches théologiques que nous venons d’évoquer. Dans la mouvance de la prise de conscience écologique, un nouveau paradigme ne se développerait-il pas en réponse dans la pensée théologique : Une nouvelle théologie trinitaire telle que Jürgen Moltmann l’a initiée, une reconnaissance de l’importance de l’Esprit Saint, et, en conséquence, la mise en évidence d’une relationnalité qui nous permet de sortir d’une conception dominatrice, dualiste et individualiste. N’est-ce pas là une expression de l’amour divin et ce à quoi beaucoup de gens aspirent aujourd’hui ?

Jean Hassenforder

  1. « Spirited bodies » as a prerequisite for an earth-keeping ethos”: A juxtaposition of the first creation story of Genesis with Ubuntu cosmogony” : https://repository.up.ac.za/bitstream/handle/2263/40334/Nalwamba_Spirited_2013.pdf?sequence=1&isAllowed=y
  2. Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/
  3. Pour un vision holistique de l’Esprit : https://lire-moltmann.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
  4. Esprit et écologie dans le contexte de la vie africaine : https://www.temoins.com/esprit-et-ecologie-dans-le-contexte-de-la-theologie-africaine/
  5. Ecothéologie et pentecôtisme : https://www.temoins.com/ecotheologie-et-pentecotisme/
  6. En Dieu communion, une harmonie pour la terre : https://www.temoins.com/en-dieu-communion-une-harmonie-pour-la-terre/
  7. La danse divine : https://www.temoins.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/

 

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