Au carrefour des sciences, de l’histoire et de la philosophie, mais aussi de la culture française et de la culture américaine, Michel Serres est l’auteur de nombreux essais qui nous apportent une réflexion originale pour comprendre la grande mutation dans laquelle nous sommes engagés. Ainsi, dans un livre récent : « Petite Poucette » (1), qui évoque la jeune fille en train désormais de communiquer en écrivant des messages avec son pouce, Michel Serres nous explique comment nous entrons dans un monde en voie de réinvention sur tous les registres : « Une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d’être et de connaître ».

 

Internet change les conditions de la communication et de la transformation des savoirs et met en question le fonctionnement des institutions traditionnelles scolaires, universitaires, religieuses et politiques. Parce qu’il a un regard historique qui lui permet de mesurer les maux qui ont affecté l’humanité pendant des siècles, Michel Serres sait prendre du recul. Parce qu’il vit dans une confiance qui lui permet de regarder en avant, en sympathie avec les jeunes générations, Michel Serres évite le soupçon et la critique vaine suscités par la crainte et il nous entraîne dans la découverte des changements en cours dans les représentations, les attitudes et les comportements. Nous entrons dans un univers nouveau. Ce livre nous paraît une clef essentielle pour comprendre la grande mutation qui est en train d’advenir. Voici une lecture prioritaire pour déchiffrer le changement en  cours.        Chacun d’entre nous a bien conscience que les nouvelles technologies de la communication sont en train de transformer en profondeur notre mode de vie. Mais nous n’avons pas toujours le recul nécessaire pour mesurer l’ampleur et la portée de cette transformation.

          Ce changement est quasiment une révolution mentale : « Sans que nous nous en apercevions, un nouvel horizon est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 1970. Il ou elle n’a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n’habite plus le même espace » (p 13).

Et, nous voici aujourd’hui dans une société d’individus. « Naguère, nous vivions d’appartenance. Inventé par Saint Paul, au début de notre ère, l’individu vient de naître aujourd’hui… Reste à inventer de nouveaux liens… » (p 15-16).

Tout change et même la langue. Ainsi le Dictionnaire de l’Académie Française, publié à peu près tous les vingt ans, s’enrichissaient jusqu’ici d’environ quatre à cinq mille mots. Mais aujourd’hui, entre la précédente et la prochaine édition, ce sera environ trente-cinq mille mots ! (p 14). Cependant, Michel Serres consacre ce livre à un thème majeur : la révolution en cours dans la transmission des savoirs et toutes les questions que cela implique tant pour l’école que pour les autres institutions sociales. « Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Voilà, c’est fait ! » (p 19). Cette mutation interpelle les rapports sociaux traditionnels. Mais elle entraîne également un changement profond dans les usages du savoir.

Vers une société participative.

         Puisqu’à travers internet, le savoir est en voie de devenir accessible à tous, les conditions de l’enseignement s’en trouvent changées. Jusqu’ici, « un enseignant, dans sa classe ou son amphi, délivrait un savoir qui, en partie, gisait déjà dans les livres. Il oralisait de l’écrit… Sa chaire faisait entendre  ce porte-voix. Pour cette émission orale, il demandait du silence. Il ne l’obtient plus… » (p 35). Et, ici, Michel Serres, lui même professeur dans l’enseignement supérieur, parle d’expérience. Aujourd’hui, « le bavardage vient d’atteindre le supérieur où les amphis débordés par lui, se remplissent, pour la première fois de l’histoire d’un brouhaha permanent… » (p 35). Petite Poucette ne lit, ni ne désire ouïr l’écrit dit. Celui qu’une ancienne publicité dessinait comme un chien n’entend plus la voix de son maître. Réduite au silence depuis trois millénaires, Petite Poucette, ses sœurs et ses frères, produisent en chœur désormais un bruit de fond qui assourdit le porte-voix de l’écriture… Pourquoi bavarde-t-elle ? Parce que, ce savoir annoncé, tout le monde l’a déjà… En entier. A disposition.  Sous la main. Nul n’a plus besoin des porte-voix d’antan, sauf si l’un, original et rare, invente » (p 36).

         Et de fait, il y ainsi un changement majeur dans le rapport entre l’offre et la demande.

« Jadis et naguère, enseigner consistait en une offre. Exclusive, celle-ci n’eut jamais le souci d’écouter l’avis ou les choix de la demande… Fini. Par sa vague, le bavardage refuse cette offre pour annoncer, pour inventer, pour présenter une nouvelle demande, sans doute d’un autre savoir… L’offre sans demande est morte ce matin. L’offre énorme qui la suit et la remplace reflue devant la demande. Vrai de l’école, je vais dire que cela le devient de la politique.  «  (p 37).

         Michel Serres nous invite à entendre une voix qui monte, la voix d’une multitude qui est en train de s’émanciper des formatages et des conduites imposées et cherche à s’exprimer. Dans le passé, « Tout le monde semblait croire que tout coule du haut vers le bas, de la chaire vers les bancs, des élus vers les électeurs, qu’en amont, l’offre se présente et que la demande, en aval, avalera tout… Peut-être, cette ère a-t-elle eu lieu. Elle se termine sous nos yeux, au travail, à l’hôpital, en route, en groupe, sur la place publique, partout… Libérée des relations asymétriques, une circulation nouvelle fait entendre les notes, quasi musicales, de sa voix » (p 52)

         Michel Serres met en évidence les faits précurseurs. Il nous montre les faits significatifs. Il nous invite à voir au delà des pesanteurs qui nous affectent encore. Effectivement, l’expression est en train de se développer à toute allure. « Tout le monde veut parler. Tout le monde communique avec tout le monde en réseaux innombrables. Ce tissu de voix s’accorde à celui de la Toile, les deux bruissent en phase. (p 59).

         Il y a quelque part dans l’approche de Michel Serres, une démarche prophétique. Il nous montre les voies d’une émergence et il sait s’indigner face aux cynismes qui se réfèrent à un passé mortifère. « Petite Poucette apostrophe ses pères : Me reprochez-vous mon égoïsme, mais qui me l’enseigna ? Vous-même avez-vous su faire équipe ?… Vous vous moquez de nos réseaux sociaux et de notre emploi nouveau du mot « ami »… Mais n’y a-t-il pas de la prudence à se rapprocher des autres de manière virtuelle pour moins les blesser d’abord ? » (p 60). Et de rappeler les appartenances sanguinaires qui ont prévalu dans le passé : « Sanguinaires, ces appartenances exigeaient que chacun fit sacrifice de sa vie. A ces appartenances nommées par des virtualités abstraites : armée, nation, église, peuple, classe, prolétariat, famille, marché, dont les livres d’histoire chantent la gloire sanglante, je préfère notre virtuel immanent qui ne demande la mort de personnes » (p 61-62).

         Oui, une société nouvelle est en train de naître. Face à de grandes machines publiques ou privées qui imposent leur puissance géante au nom d’une prétendue compétence, les « Petits Poucets », les gens d’aujourd’hui ont désormais accès à une information qui leur permet d’en savoir plus ou autant que les puissants. « Le partage symétrise l’enseignement, les soins, le travail… Le « collectif » laisse la place au « connectif »… (p 65). Mais en même temps, Michel Serres dénonce les forces qui s’opposent à cette évolution, et notamment, les travers de la société du spectacle. N’y a-t-il pas là une forme d’intoxication collective qui distrait et endort les esprits à travers un étalage de superficiel, de clinquant, de spectaculaire, et parfois aussi une excitation des pulsions les plus négatives.

         « Débute une nouvelle ère qui verra la victoire de la multitude anonyme sur les élites dirigeantes bien identifiées, du savoir discuté sur les doctrines enseignées, d’une société immatérielle, librement connectée sur la société du spectacle à sens unique » (couverture).

Vers un nouvel usage et un nouveau visage du savoir.

         Désormais, à travers la Toile, nous avons accès à un savoir objectivé et organisé. Et, en même temps, l’usage de ce savoir développe les compétences des usagers. Certes, on entend bien qu’un accompagnement pédagogique est nécessaire. Michel Serres évoque l’invention de la pédagogie par les grecs au moment où est intervenue l’invention de l’écriture. Mais il affirme aussi sa confiance dans l’évolution naturelle des usages : « Ne dites surtout pas que l’élève manque des fonctions cognitives qui permettent d’assimiler le savoir distribué notamment à travers internet puisque justement ces fonctions se transforment avec le support et par lui. Par l’écriture et par l’imprimerie, la mémoire, par exemple, muta au point que « Montaigne voulut une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine » (p 20).

         Le nouveau mode d’accès à la connaissance n’est-il pas accompagné par une transformation dans notre maniement de celle-ci et aussi dans notre fonctionnement mental ? Michel Serres nous ouvre à la compréhension des transformations en cours. Cette découverte est impressionnante. Puisque les nouveaux modes d’accès nous aident à assumer des fonctions que jusqu’ici nous avions assumées seuls et à coût élevé, Ils nous déchargent de certaines obligations et ouvrent la voie au développement de facultés nouvelles qui, jusque là, étaient latentes. « Entre nos mains, la boite ordinateur contient et fait fonctionner ce que nous appelions jadis nos  « facultés » : une mémoire plus puissante mille fois que la notre, une imagination garnie d’icônes par millions, une raison aussi puisque autant de logiciels peuvent résoudre cent problèmes que nous n’aurions pas résolus seuls… Que reste-t-il ? L’intuition novatrice et vivace. Tombé dans la boite, l’apprentissage nous laisse la joie d’inventer » (p 28). Petite Poucette médite : « Ma pensée se distingue du savoir, des processus de connaissance maintenant externalisés dans l’ordinateur… Mieux, je pense, j’invente si je me distance ainsi de ce savoir et de cette connaissance… » (p 34). Dans l’espace ainsi ouvert par une décharge des tâches anciennes, un potentiel nouveau se révèle. « N’ayant pas à travailler dur pour apprendre le savoir puisque le voici jeté là… objectif, collecté, collectif, connecté, accessible à loisir », la voie est ouverte pour « une intelligence inventive, une authentique subjectivité cognitive ».

         Et, par ailleurs, cette mutation de la communication n’entraîne pas seulement une révolution mentale, elle induit des transformations profondes dans l’organisation des savoirs eux-mêmes, par exemple leur mode de présentation, et même la manière dont ils mettent en œuvre les processus de la pensée.

         Sur ces questions qui vont si loin, Michel Serres émet des réflexions profondes et brillantes. Ces quelques pages modifient notre entendement et nous interrogent. Et, de plus, les formules imagées de Michel Serres induisent des prises de conscience. Il nous montre que notre rapport au savoir change. Autrefois, le savoir rare, monopolisé par une élite, était en même temps sacralisé. Tout a changé. « Nous obéissions au savoir auquel les maîtres eux-mêmes se soumettaient. Eux et nous, le considérions comme souverain et magistral. En hautes majuscules, la philosophie parlait même parfois du Savoir absolu. Il exigeait donc du dos une inclination soumise comme celle de nos ancêtres, courbés devant le pouvoir absolu des rois de droit divin… « (p 38)

         Michel Serres nous décrit une transformation des attitudes. Il y a une « libération des corps ». On a quitté l’époque où « la focalisation de tous vers l’estrade…reproduit dans la pédagogie celle du prétoire vers le juge, du théâtre vers la scène, de la cour royale vers le trône, de l’église vers l’autel, de l’habitation vers le foyer… de la multiplicité vers l’un. Sièges serrés, en travées pour les corps immobilisés de ces institutions cavernes » (p 39). Mais aujourd’hui, dans l’aise de l’accès au savoir, « les corps se mobilisent, circulent, gesticulent, appellent, s’interpellent… » (p 40). C’est une réalité nouvelle que Michel Serres nous décrit dans une brillante et étonnante formule : « Jadis prisonniers, les Petits Poucets se libèrent des chaînes de la caverne multimillénaire qui les attachaient, immobiles et silencieux, à leur place, bouche cousue, cul posé » (p 41).

         En profondeur, ce sont les attitudes mentales qui se transforment.Les modes de connaissance changent, et avec eux, l’organisation même du savoir. Ainsi, l’ordre qui quadrillait le savoir est en train de s’effacer. C’est un changement à la fois social et intellectuel que Michel Serres observe en mettant en cause les cloisonnements universitaires (p 41-42). « Pratique et rapide, l’ordre peut emprisonner  pourtant. Il favorise le mouvement, mais à terme, il gèle… Le disparate a des vertus que la raison ne connaît pas. L’air pénètre dans le désordre comme dans un appareil qui a du jeu. Or ce jeu provoque l’invention… Il faut changer de raison. Le seul acte intellectuel authentique, c’est l’invention » (p 44- 45). Il critique les excès de l’abstraction. « L’idée abstraite revient à une économie grandiose de la pensée… ». Elle maîtrise la complexité du réel, mais au prix d’un appauvrissement de notre prise en compte de celui-ci. « L’objet de la cognition vient de changer. Nous n’avons pas un besoin obligatoire de concept. Parfois, pas toujours. Nous pouvons nous attarder aussi longtemps que nécessaire devant les récits, les exemples et la singularité, les choses elles-mêmes… Du coup, le savoir offre sa dignité aux modalités du possible, du contingent, des singularités. Encore une fois, certaine hiérarchie s’effondre… L’ordre des raisons encore utile, certes, mais parfois obsolète, laisse place à une nouvelle raison, accueillante au concret singulier…au récit » (p 46-47).

Un regard nouveau pour un monde nouveau

 

         On mesure, à la lecture de ce compte-rendu l’importance que nous accordons à ce livre. En effet, en présence d’une réalité qui change, il nous aide à changer notre regard. Mais il ne s’agit pas d’un changement limité. De fait, nous sommes engagés dans une mutation qui induit et requiert une révolution mentale. Michel Serres est un bon guide, car il n’est pas seulement un bon observateur, mais aussi un épistémologue, connaisseur des méthodes et des résultats de la science. Ce livre est aussi le fruit d’une aptitude à la sympathie. Il sait voir avec le cœur. Et c’est pourquoi, en communion avec Petite Poucette, il est capable de regarder vers l’avenir et donc d’en percevoir la venue. Certes, on peut s’interroger sur telle ou telle proposition, mais il y a dans ce livre une dimension épique qui suscite l’émerveillement. Aussi, cette pensée interpelle les acteurs dans différents champs d’activité.

         Dans bien des domaines, nous sommes confrontés aux blocages et aux résistances des mentalités. Combien le monde de l’école est encore loin aujourd’hui de l’horizon qui se découvre à travers le livre de Michel Serres. En politique, il y a bien quelques figures pionnières qui évoquent la démocratie participative et l’intelligence collective.  On pense, par exemple, à Ségolène Royal. Il y a un long chemin à parcourir.

        

         Et, dans le domaine religieux, combien les institutions sont encore, pour la plupart, modelées par l’héritage du passé. Certes, cet héritage s’éloigne peu à peu et il se décline selon des formes différentes. Mais, dans certains lieux, il apparaît encore dans un  registre sacral et totalitaire. En ce cinquantième anniversaire du Concile Vatican II, regardant la mémoire filmée, on est impressionné à la fois par la prégnance des comportements et des usages traditionnels et par la manière dont un processus d’émancipation a pu néanmoins s’y manifester jusqu’à un certain point. En effet, ne retrouve-t-on pas cet univers costumé, hiérarchisé et patriarcal dans des photos récentes du cercle pontifical. Ailleurs, bien sûr, dans la même Eglise, le paysage est complètement différent, mais il reste un style de communication et d’expression qui reste dépendant d’une longue histoire. Dans d’autres églises, sous des formes moins caricaturales, mais néanmoins actives, le pouvoir peut se conjuguer avec des manifestations d’exclusion sociale et doctrinale. Même dans les pays anglophones où la puissance des institutions religieuses a toujours été limitée par un pluralisme inscrit dans l’histoire, le ressenti d’un ordre  s’imposant d’en haut et s’exprimant à travers des formules doctrinales a suscité une distinction croissante entre religion et spiritualité (2). En regard de la religion, la spiritualité est censée mettre l’accent sur une expérience personnelle. Manifestement, la spiritualité est de plus en plus valorisée. Dans son livre : « Future of faith » (3), Harvey Cox décrit les dernières décennies comme le début d’un « Age de l’Esprit » (« Age of spirit ») où l’expérience est privilégiée, en regard des siècles antérieurs où prévalait un âge de la croyance doctrinale (« Age of belief »). Dans un livre récent, intitulé : « Christianity after religion » (4), Diana Butler Bass traite également de la tension entre religion et spiritualité et elle nous parle d’un christianisme après la religion, de la fin d’un Eglise dominante et de la naissance d’un nouvel éveil spirituel. En mettant en évidence la grande mutation actuelle des mentalités, Michel Serres en souligne la portée avec d’autant plus de pertinence qu’il situe ce processus comme une émergence qui s’inscrit dans la longue durée de l’histoire. Il n’oublie pas que l’humanité a vécu en condition de survie pendant des siècles dans une existence constamment menacée par la maladie, la violence, la mort. Pour le meilleur et pour le pire, la religion a participé à cette histoire. Mais aujourd’hui, au moment où une nouvelle culture est en train d’apparaître, l’emprise collective qui s’exerce dans les formes religieuses n’est plus acceptée. On a vu par ailleurs, au cours du XXè siècle, les dégâts causés par cette emprise dans des religions séculières (5) qui ont abouti à de grands massacres. Michel Serres sait de quoi il parle lorsqu’il met l’accent sur l’émancipation en cours quelles qu’en soient les limites, au regard des « appartenances sanguinaires » (p 61) qui ont marqué le passé et se prolongent encore dans le présent. Certes, aujourd’hui, dans le grand changement des mentalités, les religions sont elles-mêmes engagées dans un mouvement de purification par rapport aux perversions du passé. Mais cette rétrospective nous aide dans l’élaboration d’une grille d’analyse qui nous permet de reconnaître l’empreinte du passé dans les pratiques et les comportements. On sait combien l’entrée de l’Eglise dans le cercle de l’empire romain a suscité l’avènement d’une chrétienté qui s’est éloignée des pratiques évangéliques (6). Un nouvel horizon s’ouvre aujourd’hui.

         Cet horizon est une nouvelle manière de percevoir l’oeuvre de Dieu et d’y participer. C’est une vision nouvelle de la mission de l’Eglise au service du Royaume de Dieu. Après avoir lu « Petite Poucette », on ne peut plus s’accommoder des pratiques traditionnelles. On a besoin de voir grand. Quelque part, nous sommes appelés à participer à un processus nouveau. Un livre peut nous aider à nous engager dans cette nouvelle approche. C’est un ouvrage publié par un professeur de théologie pratique et fondateur d’une église émergente aux Etats-Unis, Dwight J. Friesen : « Thy kingdom connected. What the church can learn from facebook, the internet and other networks » (7).

         Ce livre s’appuie sur le nouveau paradigme qui inspire notre compréhension de la société et de la culture nouvelle en train d’apparaître aujourd’hui. Nous rejoignons ici la vision annonciatrice de Michel Serres. Dans les différents domaines de la pensée et de l’activité humaine, une vision globale, systémique, holistique s’impose de plus en plus, caractérisée par la puissance des interrelations. Tout se tient. Dès lors, notre regard est appelé à changer dans tous les registres de notre existence, et notamment dans la représentation de notre vie chrétienne.

          La réflexion et la méditation de Dwight Friesen nous introduit dans un nouveau regard. Le livre s’appuie sur une analyse de la mutation culturelle qui est portée par l’avènement des pratiques socio-technologiques comme facebook, internet, et d’autres réseaux, mais aussi par une pensée nouvelle nourrie par l’approche systémique qui prospère actuellement dans les sciences de la vie et dans l’approche écologique.

         A travers de nombreuses métaphores, nous entrons ici dans un univers caractérisé par des liens, des relations, des réseaux, qui s’interprète et prend tout son sens dans les termes du Nouveau Testament.  « La bonne nouvelle de Christ nous invite à la plénitude, à l’unité entre le corps et l’âme, le sacré et le séculier, le masculin et le féminin, les juifs et les gentils et même Dieu et l’humanité : un Dieu, une création. Il va même jusqu’à unir l’Eglise et le monde dans une voie qui communique l’Evangile en dehors du contrôle de l’Eglise… Unité, paix, plénitude, vie abondante, voilà ce que proclame l’Evangile. C’est le rêve de Dieu pour la création, bien exprimé dans le terme hébraïque de « shalom » » (p.28).

         « Thy kingdom connected » est publié dans le cadre d’une collection américaine à l’intention de l’Eglise émergente (Emersion. Emergent village ressources for community of faith). Dwight Friesen induit ici un changement de perspective qui est aussi une vision plus vaste. Par définition, l’expansion de l’interconnexion réduit les isolats, les bastions, les ghettos où on peut se prévaloir d’une doctrine pour séparer le dedans et le dehors. Et, en même temps, à travers l’expansion de l’interconnexion, il nous élève à une autre dimension : le Royaume de Dieu en marche, l’œuvre de l’Esprit, un Esprit sans limite qui agit dans les consciences. Dès lors, la compartimentation où l’appartenance était condition d’existence, commence à reculer et à s’effriter. Les institutions perdent leur monopole. L’esprit d’ouverture se répand. Comme l’a bien montré le sociologue français, Bernard Lahire, dans « L’homme pluriel » (8), en chacun, des cultures diverses peuvent s’allier et trouver leur place. On commence à parler aujourd’hui de « multiappartenances ». De même, à travers des réseaux, naît une Eglise plurielle où des chrétiens aux parcours différents se rencontrent et forment équipe. Dwight Friesen nous décrit ce processus. Avec lui, dans un regard nouveau en phase avec la culture relationnelle, connectée, nous découvrons le Royaume de Dieu en marche dans toute sa fraîcheur. Oui, avec Michel Serres, nous découvrons l’émergence d’un univers nouveau. Dwight Friesen nous aide à imaginer en regard une nouvelle manière de participer à la quête spirituelle des gens d’aujourd’hui, une nouvelle manière aussi de faire église en terme de réseaux et d’un  partage de ressources.

         On entend bien également Michel Serres lorsqu’il évoque : « l’intuition novatrice et efficace » (p 25) par delà l’encombrement des connaissances. Les formulations rigides, répétitives, impératives, sans lien avec la vie et enfermées sur elles-mêmes sont de plus en plus contestées. Un nouvel entendement apparaît et se répand. La valorisation actuelle de l’expérience dans le domaine de la spiritualité ne rejoint-elle pas l’accent sur l’intuition mis en avant par Michel Serres ? On peut évoquer ici la démarche pionnière du théologien Jürgen Moltmann. Dès les années 1970, il a écrit un livre intitulé « Le Seigneur de la danse » (9). Ce livre nous parle de jeu et de liberté. Il évoque la Sagesse de Dieu qui déclare : « Je faisais ses délices, jour après jour et je jouais sans cesse devant lui » (Proverbes 8.30). Moltmann mentionne le philosophe grec Héraclite : « La cour du monde est un enfant qui joue et qui place les pions ça et là. C’est un royaume de l’enfant ». Cet éloge du jeu rappelle une des intuitions de Michel Serres qui est rejoint par Moltmann dans sa critique des excès de la pensée analytique.

         Théologien de l’espérance, Jürgen Moltmann nous permet de regarder vers l’avenir en voyant l’oeuvre de Dieu qui vient vers nous et nous invite à aller de l’avant (10). Dans son livre, « Petite Poucette », Michel Serres nous décrit l’émergence d’une « nouvelle manière d’être et de connaître ». C’est un phénomène nouveau et de grande ampleur. « Libérée des relations asymétriques, une circulation nouvelle fait entendre les notes, quasi musicales, de sa voix (p 52). Tout le monde communique avec tout le monde en réseaux innombrables. Ce tissu de voix s’accorde à celui de la Toile, les deux bruissent en phase » (p 59). La pensée de Jürgen Moltmann nous apporte en écho un éclairage théologique. « L’essence de la création dans l’Esprit est par conséquent la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles font connaître « l’accord général »… Etre vivant, signifie exister en relation avec les autres. Vivre, c’est la communication dans la communion ». (11)

         Bien sûr, il y a aujourd’hui des menaces, des tensions, des peurs. D’ailleurs, Michel Serres a écrit également un livre sur « Le Temps des crises » (12) : « Mais que révèle le séisme financier et boursier qui nous secoue aujourd’hui ? Si nous vivons une crise, aucun retour en arrière n’est possible. Il faut donc inventer de nouveau ». « Petite Poucette » nous montre un vieux monde en train de dépérir et un nouveau monde en train de naître. Comme les institutions censées nous apporter du sens sont elles-mêmes engoncées dans l’héritage du passé, c’est le message initial qui se rappelle à nous en écho à la révolution mentale en cours aujourd’hui. Et quel est ce message ? C’est la figure de la Pentecôte. « Ils furent tous remplis de l’Esprit et se mirent à parler dans différentes langues selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer » (Livre des Actes 2.4). Et leurs paroles furent entendues et comprises par des gens du monde entier. Pour nous, il y a une analogie entre cette expérience initiale de l’Esprit et l’effervescence qui se manifeste aujourd’hui et que Michel Serres décrit en ces termes : « Pour la première fois de l’histoire, on peut entendre la voix de tous. La parole humaine bruit dans l’espace et le temps » (p 58).

Jean  Hassenforder

 NOTES

(1)            Serres (Michel). Petite Poucette. Le Pommier, 2012 (Manifestes). Ce livre est présenté sur le blog : vivre et espérer. Nous présentons ici une version remaniée du texte initial : http://www.vivreetesperer.com/?p=820

(2)            Sur ce site : « Spiritualité et religion. Des représentations en mouvement et en tension » (d’après une étude de Christopher Partridge et John Drane parue dans « Bible in transmission » https://www.temoins.com/spiritualite-et-religion-des-representations-en-mouvement-et-en-tension/

(3)            Cox (Harvey). The future of faith. Harper One, 2009. Sur ce site : « Quel horizon pour la foi chrétienne ? » https://www.temoins.com/quel-horizon-pour-la-foi-chretienne-l-the-future-of-faith-r-par-harvey-cox/

(4)            Christianity after religion. The end of the church and the birth of a new spiritual awakening. Harper One, 2012. Mise en perspective sur le site de Témoins : « La montée d’une nouvelle conscience spirituelle ». https://www.temoins.com/la-montee-dune-nouvelle-conscience-spirituelle-dapres-le-livre-de-diana-butler-bass-l-christianity-after-religion-r/

(5)            Dans son livre : « l’avènement de la démocratie Tome 3. A l’épreuve des totalitarismes. 1914-1974 », Marcel Gauchet nous présente les religions séculières (nazisme et communisme) dans les termes d’une « ancienne politique sacrale fondée sur un triple soc : l’idée, le chef, le parti, c’est à dire la machine à embrasser la totalité sociale ». « Le religion dont il est question n’est pas la foi des personnes, mais un mode d’organisation millénaire par un principe extérieur et supérieur qui assure leur cohérence ». Sur le site du Point : « Marcel Gauchet face à la religion totalitaire ». http://www.lepoint.fr/culture/marcel-gauchet-face-a-la-religion-totalitaire-21-10-2010-1255740_3.php

(6)            Sur ce site, mise en perspective du livre de Stuart Murray : « Post-Christendom » : « Faire église en post-chrétienté » : https://www.temoins.com/faire-eglise-en-post-chretiente/

(7)            Friesen (Dwight J). Thy Kingdom connected. What the church can learn from facebook, the internet and other networks. Baker books, 2009 (Emersion). Sur ce site : « Le Royaume de Dieu : un univers connecté. Tisser une tapisserie spirituelle » https://www.temoins.com/le-royaume-de-dieu-un-univers-connectetisser-une-tapisserie-spirituelle/

(8)            Lahire (Bernard). L’homme pluriel. Les ressorts de l’action. Nathan, 1998

(9)            Moltmann (Jürgen). Le Seigneur de la danse. Essai sur la joie d’être libre. Le Cerf, 1972 (Foi Vivante). Réédité.

(10)      Vie et œuvre de Jürgen Moltmann d’après son autobiographie : « A broad place » : « Une théologie pour notre temps » sur le site : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=695

(11)      Jürgen Moltmann est l’auteur de plusieurs livres en rapport avec le thème de cet article : « L’Esprit qui donne la vie » et « Dieu dans la création » (Editions du Cerf). Les citations sont empruntées au livre : Dieu dans la création  (p 25 et p 15)

(12)      Serres (Michel). Le temps des crises. Le Pommier, 2009. (Manifestes)

 

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