Tisser une tapisserie spirituelle.
Dans le contexte d’une culture où se développe une vision globale, systémique, interconnectée, le livre de Dwight Friesen : « Thy kingdom connected. What the church can learn from facebook, the internet and other networks », nous invite à découvrir le Royaume de Dieu en marche dans  ce nouveau contexte et une nouvelle manière de faire église dans des formes émergentes.

   Professeur de théologie pratique et fondateur d’une église émergente aux Etats-Unis, Dwight J. Friesen vient de publier un livre particulièrement novateur : « Thy kingdom connected. What the church can learn from facebook, the internet and other networks » (1).
Cet ouvrage s’appuie sur le nouveau paradigme qui inspire notre compréhension de la société et de la culture nouvelle en train d’apparaître aujourd’hui. Dans les différents domaines de la pensée et de l’activité humaine, une vision globale, systémique, holistique s’impose de plus en plus, caractérisée par la puissance des interrelations. Tout se tient. Dès lors, notre regard est appelé à changer dans tous les registres de notre existence, et notamment dans la représentation de notre vie chrétienne.
Ainsi, dans son livre : « Le Royaume connecté », Dwight Friesen nous ouvre une vision nouvelle. Dans la représentation ancienne du monde, une conception analytique mettait l’accent sur chaque élément, chaque individu, plutôt que sur leur inscription dans un ensemble interconnecté. Aujourd’hui, c’est la relation et le mouvement qui attirent notre attention. Cette transformation a un impact considérable sur notre vision chrétienne et notre conception théologique. « Au plus fort de la modernité, nous regardions aux individus, aux organisations et aux institutions isolées. Aujourd’hui, nous savons que nous nous sommes trompés. Nous voyons, avec une force poignante, que la séparation et la division ne sont pas la vérité la plus profonde de la vie. Au contraire, nous commençons à voir que, sous l’apparence de la division, il y a une connexion encore plus profonde qui ne peut être interrompue. Cette connexion profonde relie ensemble toute l’humanité et même toute la création au sein de son Créateur … Certains appellent cette réalité le « tissu de la vie »… Jésus nous le révèle comme le « Royaume de Dieu »… » (p.20).
Dwight Friesen nous présente en ces termes, l’intention dynamique de son ouvrage : « Thy kingdom connected » apporte le paradigme interrelationnel d’un Royaume de Dieu connecté qui nous permettra de mieux voir Dieu, l’humanité et toute la création en connexion. Et quand ce paradigme relationnel, cette herméneutique sont appliqués à l’étude et à la pratique de l’église, le peuple de Dieu sera mieux préparé à vivre à l’image de Dieu et donc à incarner la mission de Dieu… » (p.20).
Ce livre analyse les nouvelles représentations qui se développent à partir de la mise en œuvre des réseaux sur internet comme des approches qui apparaissent en écologie et dans les sciences de la vie.
Il ouvre un chemin dans la pensée théologique concernant la vie et la pratique des communautés chrétiennes en communion avec un Dieu trinitaire.
Dans une pensée imagée, cet ouvrage nous présente différentes métaphores comme celle du levain, du phare et de la cité ou de la tapisserie. Il nous paraît tellement innovant qu’il appelle d’autres articles pour en mettre en valeur les horizons ouverts. Nous partirons ici du chapitre dans lequel Dwight Friesen compare la construction du Royaume de Dieu au tissage d’une tapisserie (Chapitre 10).

Le Royaume de Dieu se construit comme on tisse une tapisserie.

Comme pasteur et enseignant, Dwight Friesen décrit le but de sa vie comme « rien de moins qu’une participation active en collaboration avec Dieu pour tisser la tapisserie du royaume ensemble avec d’autres … ». Les tapisseries témoignent de l’interconnexion des fils entre eux et elles inscrivent l’apport d’information de chacun dans une histoire plus vaste. Elles sont également l’expression d’un travail en réseau. A cet égard, Dwight Friesen nous introduit dans une analyse éclairante sur les formes d’organisation. A la suite du missiologue Paul Hiebert, il distingue ainsi deux grandes catégories : « bounded sets » et « centered sets » avant de traiter d’une catégorie nouvelle qui résulte de l’approche actuelle : « networked sets ».

Le paradigme en terme de limites et de barrières.

L’ensemble défini par des limites (« bounded set ») est un concept emprunté à une analyse mathématique et à une théorie de l’ordre. Ces ensembles limités permettent un classement facile entre dedans et dehors selon que vous remplissez ou non les critères. Les catégories sont créées en énonçant les caractéristiques essentielles d’une chose. Elles requièrent l’uniformité. Ainsi des fruits ne peuvent pas être pour 70% pomme et pour 30% une autre espèce. Enfin ces catégories sont statiques. Les pommes seront toujours des pommes. Le christianisme occidental, à l’époque moderne, a été imprégné par cette logique. Et, par exemple, on définit avec soin les caractéristiques essentielles du chrétien. Puis, à partir de là, on établit une claire distinction entre « chrétien «  et « non chrétien ». Il n’y a aucune place entre les deux. L’évangélisation consiste à faire entrer le maximum de gens dans la case chrétienne. Nous sommes ainsi dans un monde binaire où on se concentre essentiellement sur les frontières et le maintien de celles-ci. Ce genre de culture s’oppose à une rencontre authentique en terme d’une relation entre Je et Tu, entre moi et toi, telle que la présente le philosophe Martin Buber.

Le paradigme du mouvement vers le centre.

Hiebert oppose au paradigme des limites, un autre paradigme orienté vers le centre. Ici la question principale est l’orientation vers le centre. La distance importe peu. Il n’y a pas ici d’exclusion en terme de dedans et de dehors. Ce qui importe, c’est l’orientation d’un mouvement vers le centre. On ne recherche pas l’uniformité. Le rythme du déplacement peut lui-même être très varié. En terme chrétien, ce qui compte ici, c’est le mouvement vers Christ dans l’inspiration de l’Esprit Saint. Il n’y a pas de recherche de pureté en terme de dedans et de dehors.
Deux commentateurs : Michaël Frost et Alan Hirsch nous offrent une image qui illustre bien la différence entre ces deux modèles. Dans un pays d’élevage, il y a une région où on élève des barrières entre lesquelles les animaux se répartissent. Une autre peut comporter un puit autour duquel les bêtes se déplacent librement puisqu’elles y trouvent la boisson vitale.

Le paradigme du réseau.

Le quadrillage en terme de barrières est bien l’effet d’une attitude et d’une culture. Et, énoncé comme tel, on en perçoit facilement les effets négatifs. En comparaison, le mouvement vers un centre présente beaucoup d’avantages. Cependant, on peut se poser à ce sujet plusieurs questions. Est-ce que le centre est un lieu fixe ?  Dans quelle mesure, l’accent mis sur les individus fait-il une place suffisante à la dimension communautaire ? Le paradigme en terme de réseau met l’accent sur la rencontre, une rencontre dans le respect d’autrui et un désir de partage.  Nous nous présentons à l’autre dans la rencontre authentique du moi et du toi. Et d’autre part, le paradigme en terme de réseau « reconnaît que le Saint Esprit est la présence vivante qui anime toutes les relations et celui qui donne forme et contenu à nos rencontres en Christ ». Par l’œuvre de l’Esprit, nous vivons à l’image de Christ. Et d’autre part, nous anticipons la rencontre du Christ dans les gens que nous rencontrons (Matthieu 25.34-40). Dieu n’est pas un but éloigné vers lequel nous allons. Dieu est la présence vivante avec laquelle nous cheminons.

L’Eglise sur un autre registre : tisser une tapisserie spirituelle.

Tisser une tapisserie spirituelle, ce n’est pas encourager une dépendance vis à vis de nous ; C’est « aider les autres à trouver la vie, la connexion et les ressources pour vivre comme des personnes en relation telles que Dieu leur a donné d’être ». Ainsi il n’y a plus d’intention possessive de la part des responsables de telle organisation chrétienne. Bien plus, quelqu’un qui n’a pas d’engagement vis-à-vis de telle ou telle église peut vivre dans une forme dynamique du Royaume de Dieu interconnecté .
Friesen cite ainsi l’exemple d’une personne exprimant un témoignage chrétien dans son lieu de travail, lisant des livres de différentes origines chrétiennes et participant à différentes églises selon le contexte local, mais aussi en fonction des cultures ecclésiales rencontrées dans son histoire de vie. « Elle incarne l’unité en Christ qui traverse les frontières historique et organisationnelles. Elle se rassemble (« cluster ») avec ceux qui reconnaissent Christ. Elle a des liens (« links ») multiples à travers lesquels elle participe au Royaume » (p.171).
Le paradigme en terme de réseau nous libère par rapport aux pressions que certains organisateurs peuvent vouloir exercer sur nous. Il nous invite à entrer dans la vie du Royaume de Dieu comme on pourrait participer au tissage d’une tapisserie. Il ouvre devant nous un horizon de plénitude. Dwight Friesen cite ici une chrétienne mystique ayant vécu au Moyen Age : Hildegarde de Bingen. « L’Esprit est l’inspiration vivante de la vie de toutes les créatures, la voie dans laquelle chacun se trouve imprégné de connexion et de relation… » (p.172).

Un autre regard

Comme nous venons de le voir, la réflexion et la méditation de Dwight Friesen nous  introduit dans un nouveau regard. Sa citation de David Thoreau est pertinente : « La question n’est pas ce à quoi vous regardez, mais comment vous regardez et si vous voyez » (p.20). Le livre s’appuie sur une analyse de la mutation culturelle qui est portée par l’avènement des pratiques socio-technologiques comme facebook, internet, et d’autres réseaux, mais aussi par une pensée nouvelle nourrie par l’approche systémique qui prospère actuellement dans les sciences de la vie et dans l’approche écologique.
A travers de nombreuses métaphores, nous entrons ici dans un univers caractérisé par des liens, des relations, des réseaux, qui s’interprète et prend tout son sens dans les termes du Nouveau Testament. Ce livre rejoint d’autres analyses comme celles de Jürgen Moltmann (2) et de David Hay (3) que nous avons rapportées récemment sur ce site. « La bonne nouvelle de Christ nous invite à la plénitude, à l’unité entre le corps et l’âme, le sacré et le séculier, le masculin et le féminin, les juifs et les gentils et même Dieu et l’humanité : un Dieu, une création. Il va même jusqu’à unir l’Eglise et le monde dans une voie qui communique l’Evangile en dehors du contrôle de l’Eglise… Unité, paix, plénitude, vie abondante, voilà ce que proclame l’Evangile. C’est le rêve de Dieu pour la création, bien exprimé dans le terme hébraïque de « shalom » (p.28).

L’Eglise émergente : un nouvel état d’esprit.

« Thy kindom connected » est publié dans le cadre d’une collection américaine à l’intention de l’Eglise émergente (Emersion. Emergent village ressources for community of faith). Si, comme l’écrit Michaël Moynagh, l’Eglise émergente, c’est à la fois un état d’esprit et un processus (4), ce livre témoigne effectivement d’un état d’esprit qui fait la différence entre les églises traditionnelles  et le courant de l’Eglise émergente, entre de simples tentatives de rénovation et une transformation en profondeur..
En effet, Dwight Friesen induit un changement de perspective qui est aussi une vision plus vaste. Par définition, l’expansion de l’interconnexion réduit les isolats, les bastions, les ghettos où on peut se prévaloir d’une doctrine pour séparer le dedans et le dehors. Il n’est pas loin le temps où la maxime : « Hors de l’Eglise, point de salut » s’exprimait. Elle rampe encore parfois dans les mentalités. Dwight Friesen nous rend le grand service de nous montrer à travers la logique du « bounded set » les attendus socio-philosophiques de cette situation et par là de nous aider à en démonter les mécanismes. Et, en même temps, à travers l’expansion de l’interconnexion, il nous élève à une autre dimension : le Royaume de Dieu en marche, l’œuvre de l’Esprit, un Esprit sans limite (5) qui agit dans les consciences. Dès lors, la compartimentation où l’appartenance était condition d’existence, commence à reculer et à s’effriter. Les institutions perdent leur monopole. L’esprit d’ouverture se répand. Bien sûr, il y a aussi des peurs et des craintes qui suscitent conservatismes et extrémismes, mais la tendance majeure n’est pas là. Comme l’a bien montré le sociologue français, Bernard Lahire, dans « L’homme pluriel » (6), en chacun, des cultures diverses peuvent s’allier et trouver leur place. De même, à travers des réseaux, naît une Eglise plurielle où des chrétiens aux parcours différents se rencontrent et forment équipe. Dwight Friesen nous décrit ce processus. Avec lui, dans un regard nouveau en phase avec la culture relationnelle, connectée, nous découvrons le Royaume de Dieu en marche dans toute sa fraîcheur.

Jean Hassenforder

Notes.

(1) Friesen (Dwight J.). Thy Kingdom connected. What the Church can learn from Facebook, the Internet, and other Networks. Foreword by Leonard Sweet. Afterword by Dan Alexander. Baker Books, 2009 (Emersion).
(2)  ** Voir sur ce site ** : Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann.
(3) ** Voir sur ce site ** : La vie spirituelle comme une « conscience relationnelle ». La recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui.
(4) ** Voir sur ce site ** : Le courant de l’Eglise émergente : un état d’esprit, un processus. (selon Michaël Moynagh : Emergingchurch.intro)
(5) ** Voir sur ce site ** : Une ouverture théologique pour le courant charismatique (selon William B. Davies : The Spirit without measure).
(6) Lahire (Bernard). L’homme pluriel. Les ressorts de l’action. Nathan, 1998.

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