Gérard Masson

Dans nos pays occidentaux, l’incroyance en l’existence de Dieu est de plus en plus répandue que ce soit dans les pays de tradition catholique, luthérienne, anglicane. Ainsi en France, selon une enquête récente sur la « foi des jeunes », commandée par La Croix (OpinionWay, 24 mars 1918) auprès des 18-30 ans, l’existence de Dieu n’est certaine que pour 18% et probable pour 34%.

L’incroyance n’est plus ce qu’elle a été

Mais ce n’est plus la même incroyance que celle triomphante du XIX° siècle. L’incroyance dominante au XIX° siècle a d’abord été fortement marquée par l’hostilité envers l’Eglise catholique : un refus du Dieu invoqué par elle pour justifier son pouvoir sur la société et son système de vérités absolues. Cette incroyance n’était pas seulement signe d’opposition à l’Eglise mais l’adhésion à une autre vision globale de l’homme et de l’histoire, fondée sur la connaissance rationnelle et la science, dont la civilisation européenne était porteuse pour tous les autres peuples.

Aujourd‘hui, alors que la scolarisation par « l’école libératrice » s’est généralisée, que les connaissances scientifiques sont accessibles à tous par les réseaux d’information, et que toute la société est transformée par les nouvelles techniques, la confiance en notre modèle de développement est ébranlée de l’intérieur, par une prise de conscience des limites écologiques de notre modèle de développement, et à l’extérieur par la montée des puissances émergentes qui affirment leur différence, celle d’une autre conception de l’homme, à coté de notre humanisme qui n’apparaît plus que comme « occidental ».Ces nouveaux incroyants qui s’éloignent des Eglises, désertent maintenant aussi massivement ces grands mouvements et partis qui incarnaient cette autre vision globale de l’homme et du sens de l’histoire, tout aussi absolue que les vérités révélées. Cette désaffection ne concerne pas seulement les partis communistes, à la suite de l’effondrement de l’empire soviétique, mais tous les « partis de progrès » qui étaient animés par cette croyance commune à l’Occident de posséder, par la science et la raison, la vérité sur l’homme et la civilisation. Cette nouvelle incroyance concerne donc aussi les « Grands récits » qui avaient remplacés ceux des religions, selon l’expression de Jean-François Lyotard dans La condition postmoderne, publiée en 1979.

L’existence de Dieu ? « Trouver la réponse à cette question ne m’intéresse pas particulièrement »

L’incroyance à dominante d’hostilité envers les Eglises chrétiennes, et plus généralement de méfiance envers tout phénomène religieux n’a évidemment pas disparue, surtout parmi les générations les plus anciennes. De même, plus largement, demeure vivante la conception que la raison et la science ont rendues caduques tout ce qui relevait de la foi et des pratiques religieuses, qui ne devraient se maintenir que dans la sphère privée pour ceux qui ne peuvent se passer de leurs consolations.

Mais l’incroyance d’aujourd’hui, sans adhésion à une autre vérité définitive sur l’homme, est plutôt la simple expression d’une compréhension de l’univers et de l’homme comme une histoire autonome, sans intervention du Dieu d’un autre monde : c’est l’aboutissement de cette sécularisation de la société, qui a progressivement arraché la vie politique et les différents champs de la connaissance à l’emprise de l’Eglise et à son explication théologique du monde et de l’histoire.

Dans cette perspective, l’existence ou non de Dieu n’est plus l’objet d’un acte de foi fondateur : qu’il existe quelque chose « d’extérieur » à l’origine, ou éventuellement des mondes parallèles, cela relève du registre des hypothèses scientifiques, d’un débat entre experts, ou de la discussion du café du commerce, et non d’un acte de foi qui engagerait l’orientation de la vie. C’est ce qu’exprimait un jeune étudiant dans la même enquête de La Croix, avec un terme un peu savant repris de l’anglais, qui associe apathie et théisme : « J’ai été baptisé enfant et j’ai été au catéchisme pendant trois ans. J’ai fait ma première communion, ma profession de foi mais pas ma confirmation. Mais aujourd’hui, je me considère plutôt comme apathéiste, c’est-à-dire que je ne sais pas s’il existe une entité supérieure, mais aussi que trouver la réponse à cette question ne m’intéresse pas particulièrement »

Des croyances plus modestes

Ceux pour qui cette question de l’existence de Dieu n’est plus que l’objet d’une croyance sans importance pour les choix de vie ne sont pourtant pas sans « croire à quelque chose ». Mais leur engagement ne se fait donc plus comme la conséquence d’une adhésion à un système de vérités indiscutables. Les dernières générations rejoignent moins le Secours populaire » ou le Secours catholique, que les « Restos du cœur », où, selon l’appel de Coluche, « sans idéologie, discours ou baratin on vous promettra pas les toujours du grand soir, mais juste pour l’hiver à manger et à boire »… Pour une action plus collective on se regroupe moins dans un parti ou un syndicat porteur d’une vision de la société que dans une provisoire « plate-forme » ou à un « collectif » plus ou moins durable.

Cet engagement se vit plutôt comme la réponse à une situation, marquée par l’incertitude et le provisoire, dans le champ limité de ce que l’on perçoit. Ce que le sociologue Philippe Corcuff décrit comme des « transcendances relatives », « des points de repères un peu au-dessus de nos têtes », en analysant comment, pour certains, des chansons, des films peuvent jouer le rôle d’éveilleurs moraux (La société de verre. Pour une éthique de la fragilité Armand Colin, 2002, p. 6). Mais ne croyant plus à une vision surplombante sur leur vie et sur le sens de l’histoire, ils sont cependant bien animés par de fermes convictions : c’est autour de ce noyau des « valeurs » reconnues par les uns et les autres, que se situe pour eux la foi qui engage.

« Sauvegarder les richesses humaines des religions »

SI l’incroyance anti religieuse n’a pas disparu, il n’est plus de « bon ton » de l’afficher, comme au temps où les « libres penseurs » se maintenaient ostensiblement en dehors des églises lors des obsèques religieuses. De même, si la simple indifférence à ces croyances et à ces pratiques religieuses « d’un autre âge » reste largement partagée, ce qui est nouveau, au cours des dernières décennies, c’est l’image positive que la « recherche spirituelle « à repris dans l ‘échelle des valeurs de nos sociétés

La réhabilitation du spirituel…

Alors que les « pratiques spirituelles », avec les « exercices de piété », avaient acquis l’image désuète de sous-produit d’une religion devenue inutile, la recherche spirituelle a maintenant droit à sa rubrique dans la presse généraliste ; l’application Petit Bambou, lancée en 2015, revendique 2,7 millions d’utilisateurs et des abonnements dans de grandes entreprises (SNCF, Crédit Foncier, Auchan…) pour ses exercices hebdomadaires de méditation, « encadrés, laïcisés et nettoyés de tout aspect religieux » (déclaration de l’un de ses fondateurs à La Croix, le 21.03.2019) ; et en librairie également des guides et essais en tous genres ( plus de 500.000 exemplaires pour Méditer jour après jour : 25 leçons pour vivre en pleine conscience de Christophe André… ), de même que des essais plus théoriques , comme L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu d’André Comte-Sponville, réédité en Livre de Poche (2008). Philippe Corcuff (ancien chroniqueur de Charlie Hebdo, co-fondateur de l’Université populaire de Lyon et de l’université critique et citoyenne de Nîmes) dans Pour une spiritualité sans dieux (Editions Textuel, 2016), résume ainsi le nouvel enjeu d’une spiritualité laïque: «aborder des problèmes trop longtemps laissés à l’exclusivité du religieux » en cherchant un chemin entre « les tyrannies de l’absolu » et « un nihilisme niant toute valeur »… tout en menant ce « mouvement de sécularisation de la spiritualité, sans pour autant abandonner les enrichissements propres au dialogue avec des spiritualités religieuses », ( pp. 9, 43).

… et de l’expérience mystique

De même, le psychanalyste de tradition juive Daniel Sibony manifeste un souci comparable à propos de ce que l’on peut appeler l’expérience mystique : «… si les religions ont géré comme elles ont pu l’idée de Dieu, leur mérite est d’avoir conservé une charge symbolique qu’aujourd’hui on peut transmettre sans toujours s’enfermer dans les cadres religieux ». D’où cette relecture : « Et si “Dieu” était le lieu de nos étatslimites, au sens de ce qui relève du trauma, de l’émotion (amour, angoisse…) où s’exprime une faille de nos liens à nous-mêmes et à l’Autre… une faille … où quand “ça passe”, c’est “divin”, souffle inspirant, etc. ; et quand “ça casse”, c’est l’angoisse, la peur d’ “enfer”, la fureur d’être ?…… La démarcation … n’est pas entre croyants et incroyants (car les uns et les autres reconnaissent cette faille, cet abîme qui nous dépasse, cette limite d’horizon). Elle est entre ceux pour qui la limite est inerte et ceux pour qui elle est vivante, qui prêtent ou “donnent” vie à cet espace- limite, ce lieu “divin” » ( Nom de Dieu, éd. du Seuil, 2002, pp. 12, 323, 166-168).

Le recours aux rituels des Eglises

L’heure de la mort a été un des moments du combat entre un clergé qui cherchait à obtenir un tardif « retour à la religion » et des agnostiques ou incroyants veillant à éviter cette récupération. Aujourd’hui en France, 70 % des obsèques sont encore « religieuses », ce qui déborde largement le cercle de ceux qui se reconnaissent d’une confession religieuse, et même celui des « croyants » en Dieu et en un autre monde.

Cette demande peut s’expliquer en partie par le souci de respecter les « dernières volontés » de ses parents. Mais, dans les différents sondages, une proportion équivalente de nos contemporains continue d’exprimer son attachement aux obsèques religieuses, y compris parmi les 18-25 ans. Dans un dossier intitulé « Le XXI° siècle sera-t-il religieux ? », Philosophie magazine (n° 22, nov. 2008, p.49) interprétait ainsi cette démarche : « Vous ne croyez pas en Dieu, ou en tout cas pas au Dieu personnel, omniscient et tout-puissant des monothéismes… Cependant vous ne consentez pas à réduire l’homme, la vie et le monde à un paquet d’atomes, de cellules et de neurones. Alors que l’idée d’un au-delà et d’une vie après la mort vous est obscure sinon étrangère, vous ne vous reconnaissez pas dans l’affirmation des athées selon laquelle “il n’y a rien”. Vous avez d’ailleurs du mal avec les obsèques civiles au funérarium: comme la majorité des non-croyants (trois sur quatre), vous auriez bien plus volontiers recours à des obsèques religieuses ».

Il commence même a y avoir des demandes de célébration d’obsèques « civiles » dans les églises une demande que quelqu‘un argumentait ainsi sur le site du Club Mediapart : « N’est il pas temps d’offrir l’espace des églises à tous les morts ? Sans prêtre et sans utilisation de l’autel pour les enterrements civils. N’est ce pas une contrepartie que la société laïque peut obtenir en échange de l’entretien des églises généralement à sa charge ?… Partout dans nos villes et nos villages les églises ne dressent elles pas une image de la pensée, que nous récusions ou non sa forme, par laquelle nous sommes devenus humains ? Incroyants, n’est ce pas un lieu qui symbolise la présence de vos ancêtres et l’immuable succession des générations ? Croyants ne serait ce pas votre fierté d’avoir érigé pour tous un lieu sacré?».

Ce sont aussi des « incroyants » ou des « peu croyants » qui ont fait en partie le renouveau du pèlerinage de Compostelle (350.000 inscrits en 2019 ). Même si l’on met d’abord en avant la « mise à l’épreuve de soi », le « temps pour se retrouver », ce n’est pas une simple marche, qui pourrait se faire n’importe où, mais le choix de ce chemin, de ce cadre, en acceptant souvent d’en pratiquer certains rites : le large écho d’un essai comme Immortelle randonnée : Compostelle malgré moi, de Jean Christophe Ruffin (éditions Guérin, 2013 Paris, réédité en coll. « Folio », en 2014), témoigne de l’interrogation sur cette inscription da la démarche d’un agnostique dans une tradition religieuse.

Dans ce recours aux rites empruntés aux Eglises et aux autres religions, ces nouveaux incroyants, sans adhérer à la particularité de leur message, manifestent probablement ainsi une reconnaissance de leur capacité de symboliser une transcendance dans l’expérience humaine, la part de ce qui nous dépasse, qu’on ne maitrise pas, à travers des signes reçus d’ailleurs, venant de «la nuit des temps», marquant notre inscription dans l’histoire du monde et de l’humanité.

Des occasions d’échanges ?

Le chemin de Compostelle comporte le passage dans des lieux d’accueil organisés par des équipes religieuses, de l’inscription à la certification en passant par les passages aux différentes étapes. De même, les demandes d’utilisation des lieux de culte ou de la célébration d’obsèques religieuses font l’objet d’une rencontre avec les responsables locaux des communautés religieuses, et plus encore celles concernant le baptême des enfants ou le mariage religieux, pour lesquelles existent des dispositifs de préparation plus longs. Occasion d’échanges sur les croyances des uns et des autres ? Cela doit dépendre en partie du dessein des organisateurs de ce dispositif, du souci d’instruire à l’accueil d’une parole différente…

Reconsidération du fait religieux

Les nouveaux incroyants ne se caractérisent pas seulement par leur souci de sauvegarder les richesses humaines des religions. Ils se distinguent aussi de l’incroyance du XIX° siècle par une reconsidération du «fait religieux » lui-même.

Pour l’incroyance du XIX siècle, les religions étaient appelées à être dépassée à la lumière des progrès de la science et de la raison. Cela se vérifiait dans nos pays avec la libération progressive de l’emprise des Eglises chrétiennes et la baisse du nombre des fidèles, qui disparaissaient de notre espace public Et comme nous étions porteurs de l’avant-garde de la civilisation, les autres peuples « arrièrés » et « sous développés » adopteraient notre conception de l’homme au fur et à mesure que nous leur apporterions les Lumières de la science et de la raison. C’est assez récemment que « l’opinion publique » occidentale à pris conscience qu’il y avait au moins du retard dans ces prévisions.

Le fait religieux dans les autres civilisations …

Ce fût d’abord, dans nos pays occidentaux à la fin des années 60, l’entrée de la jeunesse comme acteur social contestant notre modèle de développement se faisait en partie autour des grandes célébrations hippies – peace et love -, imprégnée d’une spiritualité «new wave », se cherchant des références dans la sagesse de l’Inde. Puis, vers la fin des années 70, la découverte, « à l’extérieur », de la capacité de mobilisation de la religion pour une transformation politique : le catholicisme en Pologne participant à l’ébranlement du pouvoir communiste, l’islam en Iran avec la révolution de l’ayatollah Khomeiny renversant le pouvoir moderniste du Shah, soutenu par les compagnies pétrolières anglo-saxonnes et américaines. A propos de ce «réveil de l’Islam», la romancière Annie Ernaux dans Les années (Gallimard, 2008, p.212) rendait ainsi compte du changement de regard sur ces religions « folkloriques » : « La représentation du monde se retournait. Cette nébuleuse d’hommes en robe et de femmes voilées comme des saintes vierges, de chameliers, danses du ventre, minarets et muezzin, passait de l’état d’objet lointain, pittoresque et arriéré, à celui de force moderne. Les gens peinaient à unir modernité et pèlerinage à La Mecque, fille en tchador et préparation d’une thèse à l’université de Téhéran ».

Ce fût d’abord, dans nos pays occidentaux à la fin des années 60, l’entrée de la jeunesse comme acteur social contestant notre modèle de développement se faisait en partie autour des grandes célébrations hippies – peace et love -, imprégnée d’une spiritualité «new wave », se cherchant des références dans la sagesse de l’Inde. Puis, vers la fin des années 70, la découverte, « à l’extérieur », de la capacité de mobilisation de la religion pour une transformation politique : le catholicisme en Pologne participant à l’ébranlement du pouvoir communiste, l’islam en Iran avec la révolution de l’ayatollah Khomeiny renversant le pouvoir moderniste du Shah, soutenu par les compagnies pétrolières anglo-saxonnes et américaines. A propos de ce «réveil de l’Islam», la romancière Annie Ernaux dans Les années (Gallimard, 2008, p.212) rendait ainsi compte du changement de regard sur ces religions « folkloriques » : « La représentation du monde se retournait. Cette nébuleuse d’hommes en robe et de femmes voilées comme des saintes vierges, de chameliers, danses du ventre, minarets et muezzin, passait de l’état d’objet lointain, pittoresque et arriéré, à celui de force moderne. Les gens peinaient à unir modernité et pèlerinage à La Mecque, fille en tchador et préparation d’une thèse à l’université de Téhéran ».

Plus généralement, à cette étape de la mondialisation, le constat s’impose à notre opinion publique que tout en entrant dans la maitrise des sciences et des techniques et de la rationalité économique, les nouvelles « puissances émergentes» venaient contester l’hégémonie politique et culturelle de l’Occident, prônant leur propre manière de penser le monde et la société, « religieuse » pour une partie importante d’entre eux. Ainsi, alors que dans le monde occidental les «sans religion» deviennent de plus en plus nombreux, ils découvrent que les religions sont loin d’avoir disparu : un tiers de l’humanité pour le christianisme dans la diversité de ses confessions (dont un milliard de catholiques), plus d’un milliard de musulmans… Et si nous sommes plus sensibilisés à la vitalité renouvelée de l’Islam,- en partie à cause de sa minorité terroriste – nous redécouvrons aussi le rôle de l’Hindouisme en Inde, du Bouddhisme en Birmanie… et du christianisme en Afrique et en Amérique latine. «Nombre de crises actuelles restent inintelligibles et d’ailleurs insolubles si le fait religieux n’est pas pris en compte» (La diplomatie au défi des religions, Odile Jacob, 2014, p. 13) constatait Laurent Fabius dans un colloque organisé par le Ministère des affaires étrangères

… et en Occident

En France également, et dans les autres pays « avancés », malgré le fort recul des appartenances aux Eglises chrétiennes, la religion est réapparue dans l’espace public.

D’abord avec l’Islam, maintenant deuxième religion de France. Alors que s’estompait le souvenir des signes religieux catholiques dans l’espace public – processions de la Fête-Dieu, soutanes, cornettes, poisson le vendredi, même dans les cantines de l’école publique …, les musulmans de la deuxième ou troisième génération ont réintroduit la visibilité de pratiques vestimentaires et alimentaires (le ramadan … ) au nom de la religion, de prières dans l’espace public (dans les rues, faute de lieux de cultes suffisants, sur les lieux de travail … ). Ensuite avec les manifestations contre le « mariage pour tous », largement soutenues par des mouvements catholiques.

Au-delà de ces manifestations ponctuelles, il reste encore plus de 50% de l’ensemble de la population qui se déclare « chrétienne », et tout de même 44% des 18-30 (dont 3% de protestants) selon l’enquête de La Croix déjà citée, à coté des 8% de musulmans, des 5% d’autres religions (juifs, bouddhistes … ) à coté des 43% qui se déclarent « sans religion ». Dans notre société, la présence des Eglises chrétiennes, même diminuée, ne se réduit pas aux seuls pratiquants réguliers, comme on le dit souvent. Sans parler de la place des institutions et mouvements confessionnels (l’enseignement catholique, le Secours Catholique, le Comité catholique contre la Faim, les Scouts et Guides de France …), dont nombre des acteurs et/ou bénéficiaires ne font pas partie de ce noyau de fidèles , il y a aussi les « pratiquants occasionnels » de Noël, de Pâques et de quelques autres fêtes, 2 à 3 fois plus nombreux, les jeunes couples qui souhaitent un mariage religieux et/ou demandent encore le baptême de leurs enfants (entre 20 ou 25% d’une tranche d’âge) – … A leur sujet, on parle souvent de « chrétiens sociologiques », entendant par là qu’ils n’auraient pas ou peu de convictions, contrairement à ceux qui agiraient « librement », sans « poids » de la famille, du milieu social, de la société… Mais dans une société où le discours dominant ne valorise plus guère ces pratiques, on peut aussi s’interroger sur l’éventuelle signification de ces liens avec l’institution religieuse, même si ils ne correspondent plus aux critères anciens de l’appartenance dans un contexte qui se transforme.

Régression de l’humanité ou richesse de la diversité ?

L’importance du fait religieux dans le monde actuel n ‘est plus contestée par personne.

Pour le déplorer, comme un recul de l’humanité des Lumières qui dissipaient l’obscurantisme des religions. Ainsi, dans une tribune récente intitulée « Ma profession de foi anticléricale », Luc Vaillant, chroniqueur de Libération (22.10. 2019) : « Dénoncer l’agression d’une mère voilée … ne doit pas faire oublier que les religions sont des dispositifs rétrogrades que la gauche compassionnelle ne critique plus assez … J’ai longtemps pensé que les croyances allaient se déliter dans… le matérialisme hédoniste. J’ai eu tort, ça résiste encore très fort ».

Ou en reconnaissance de la place des religions dans la diversité humaine, pour une incroyance qui ne se conçoit plus comme le fondement absolu d’une vision du l’humanité. Edgard Morin, presque centenaire, témoigne ainsi de son évolution, d’une incroyance à l’autre dans un entretien sur son itinéraire intellectuel (sur le site Nonfiction.fr, 10.04.2008) :« Du temps où j’étais communiste – communiste de guerre – j’avais une idée d’unité humaine où les cultures, les patries me semblaient secondaires, où la diversité culturelle me semblait négligeable, où il me semblait logique que l’on arrive à un monde athée. Maintenant, ce n’est pas seulement que je pense qu’on ne pourra pas déraciner les religions, je pense qu’il faut un humanisme concret, fait de diversités et d’unité, qui reconnaisse les diversités humaines qui sont des formes de richesse »

La réintégration de l’héritage chrétien dans notre histoire

Avec le nombre croissant des « incroyants » et des « sans religion », nos sociétés occidentales sont en train de perdre cette connaissance plus ou moins sommaire de la « familiarité chrétienne » que partageaient même ceux qui n’étaient pas ou n’étaient plus de « la paroisse » : la signification des grandes fêtes religieuses développant au cours de l’année la vie du Christ, qui étaient devenues celles de toute le société en régime de chrétienté, des cérémonies scandant les grandes étapes d’une vie chrétienne, et qui se célébraient en partie dans l’espace public…

Nombre de « sans religion » d’aujourd’hui, quand ils n’ont pas été eux- mêmes baptisés et catéchisés, ont encore des parents et plus encore des grands-parents croyants : souvent d’ailleurs, dans les jeunes générations, pour se situer, on se présente comme étant « de famille chrétienne », ou « juive » ou « laïque », indiquant ainsi en même temps la proximité avec une tradition familiale que l’on assume, et la distance avec une adhésion qui n’est plus exclusive ni absolue. C’est cette transmission familiale qui devient progressivement plus rare, au fur et à mesure de la disparition des anciennes générations.

L’enseignement du « fait religieux »

Nos sociétés laïques veillent à la conservation matérielle de ce passé chrétien. Depuis la mission d’inventaire des «monuments historiques» confiée à Prosper Mérimée en 1834, le souci de la sauvegarde du patrimoine n’a fait que s’amplifier, et les édifices chrétiens y tiennent une grande place. L’émotion manifestée à l’occasion du récent incendie de la cathédrale Notre-Dame a révélé l’ampleur de l’attachement particulier d’une majorité de nos concitoyens, y compris ceux qui ne se reconnaissent plus de religion.

Mais la signification de ce patrimoine devient de plus en plus indéchiffrable avec la perte de cette culture de chrétienté, qui s’était traduite dans les arts, dans la pensée, dans le droit… Prenant précisément acte de cette perte de connaissance de la signification des représentations chrétiennes, Jack Lang, ministre de l’Education nationale, avait confié, en 2002 à Régis Debray la rédaction d’un rapport sur L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque. Dans un séminaire de formation à cet enseignement destiné aux professionnels de l’éducation et reproduit sur le site du ministère, l’auteur de ce rapport, Régis Debray décrivait ainsi la situation « Que cela plaise ou non, il y a depuis mille ans des cathédrales dans les villes de France, des œuvres d’art sacré dans les musées, du gospel et de la soul music à la radio, des fêtes au calendrier et des façons différentes de décompter le temps à travers la planète. Pouvons-nous nous boucher les oreilles et fermer les yeux devant le monde tel qu’il est ? ». Et il précisait ainsi dans quel esprit aborder cet enseignement dans une école respectueuse de la laïcité : « Il ne privilégie aucune religion particulière, considérée comme plus ” vraie ” ou plus recommandable que les autres. Il est vrai que nos programmes d’histoire rencontrent en priorité les religions abrahamiques, mais ils donnent également une place au siècle des Lumières et ne négligent pas les religions de l’Antiquité et de l’Asie. En effet, l’hindouisme, le bouddhisme, les religions chinoises, comme les traditions animistes africaines, sont parties prenantes, sur un strict pied d’égalité, au grand arc des phénomènes humains qu’il nous faut embrasser, sans nombrilisme ni ethnocentrisme » (site Eduscol du ministère de l’éducation nationale mis à jour le 15 avril 2011).

Si finalement il n’a pas été mis en place d’enseignement du fait religieux en tant que tel, les religions sont bien présentes dans l’enseignement laïc, à travers les cours d’histoire, de littérature ou de philosophie. Mais cela ne supplée pas la diminution de la transmission par le catéchisme, jadis largement fréquenté, même par les non-pratiquants.

Réintégration des écrits chrétiens dans l’histoire de la pensée

Si l’on se soucie de la conservation du patrimoine religieux et si l’enseignement du fait religieux trouve une certaine place dans les écoles et le lycées, dans les « milieux intellectuels » les grands écrits de la tradition chrétienne restaient souvent cantonnés dans « l’obscurantisme du Moyen- Age », restes d’une pensée théologique périmée à l’étape des Lumières.

Aujourd’hui ce Moyen-Age est largement réhabilité dans son ensemble par les historiens, et les textes plus anciens de Saint Augustin et des Pères de l’Eglise, comme ceux des théologiens du moyen-âge ou des auteurs spirituels des XVI° et XVII° siècles sont l’objet d’études dans les universités laïques et de publications hors du « ghetto » des collections religieuses. Aux yeux de beaucoup ils retrouvent une place, parmi d’autres traditions religieuses et philosophiques, dans l’archéologie de notre histoire des idées : le dernier écrit publié de Michel Foucault Les aveux de la chair (Gallimard, 2018) exploite longuement la pensée de Pères de l’Eglise dont nombre des défenseurs actuels de « l’anthropologie chrétienne » ignorent même le nom… Marcel Gauchet expose largement les débats qui ont entouré la définition du dogme de la Trinité pour présenter « la spécificité révolutionnaire du christianisme et son rôle à la racine du développement occidental », dans Le désenchantement du monde (Gallimard, 1985, 4° page de couverture), et Luc Ferry l’importance du dogme de l’incarnation dans L’homme Dieu ou le sens de la vie (Livre de poche, 2011).

« Le christianisme à titre de ressources »

Certains auteurs ne soulignent pas seulement cette importance dans l’histoire passée de la pensée occidentale, mais défendent son actualité comme le marxiste Alain Badiou dans Saint Paul ou la fondation de l’universalisme (PUF, 1997). Et le philosophe helléniste et sinologue François Julien en publiant sa lecture de l’évangile de Saint Jean Les ressources du christianisme (L’Herne, 2018) présente ainsi son projet : « L’Europe est en malaise de ne plus savoir que faire, aujourd’hui, du christianisme. Or, si nous évitons la question du christianisme, c’est, je crois, que le clivage entre “celui qui croyait au ciel” et “celui qui n’y croyait pas” n’est plus pertinent. Aussi aborderai-je le christianisme à titre de ressources. Celles-ci sont, disponibles, à qui les explore et les exploite ».

La participation au renouveau de l’expression chrétienne

Dans les « milieux artistiques, des incroyants acceptent aussi volontiers de participer à l’expression du christianisme aujourd’hui. Des écrivains Incroyants ou agnostiques ont ainsi participé, avec des exégètes chrétiens à une nouvelle traduction de la Bible (Ed. Bayard 2001), … le photographe Yann Arthus-Bertrand illustre une nouvelle publication de l’encyclique du Pape François sur l’écologie. Dans la suite de l’impulsion donnée par le Père Couturier et la revue Art sacré après la seconde guerre mondiale, de nombreux architectes étrangers aux communautés de croyants acceptent volontiers de collaborer avec eux à la création de nouveaux lieux de culte, des musiciens participent à l’animation et à la création de la musique liturgique …

La plupart des émissions, séries et films abordant les problèmes de la foi chrétienne qui ont été largement diffusés ces derniers temps sont le fait de réalisateurs agnostiques ou incroyants: Corpus Christi et les autres émissions d’Arte sur les origines du christianisme, les séries Ainsi soient ils, sur des séminaristes français et Au nom du Père sur une famille de pasteurs danois, au cinéma Habemus papam, de Nanni Moretti, L’apparition de Xavier Gianolli, La prière de Cédric Khan, le documentaire sur Lourdes de Thierry Demaizière et Alban Teurlai, «tourné sur place avec toutes les autorisations »…

Rendre compte de l’expérience chrétienne : « De quoi faire pâlir d’envie les communicants de l’Eglise »

A propos Des hommes et des dieux, grand prix du jury à Cannes, sur la vie et la mort des moines de Thibèrine, la rédactrice en chef de La Croix, Isabelle de Gaulmyn, écrivait sur son blog : « Xavier Beauvois, porte parole de l’Eglise de France ! C’est une boutade, évidemment… ce qui laisse songeur, c’est de voir qu’un cinéaste non croyant, totalement en dehors de la « boutique » catho, parvient aussi bien à faire passer un message chrétien, et qui plus est à un large public. De quoi faire pâlir d’envie tous les communicants de l’Eglise… ». Ce n’est peut-être pas seulement un problème de communication: il plait aux chrétiens car il présente positivement l’expérience humaine de ces moines, y compris dans leurs dimensions spirituelle et liturgique qu’il a essayé de comprendre de l’intérieur en faisant une retraite dans un monastère avec toute son équipe ; mais il n’en détourne pas les « incroyants » car il ne cherche pas à y suggérer l’action du Dieu d’un autre monde.

« Quelque chose qui n’est pas purement moral et culturel »

Des incroyants acceptent aussi de s’engager avec des mouvements catholiques dont ils partagent leur manière de traduire l’évangile dans notre société : au Secours catholique, au CCFD… La nouvelle présidente des Scouts et Guides de France, tout en défendant l’identité catholique de son mouvement, s’en félicitait ainsi : « effectivement nous avons des chefs et cheftaines qui ne croient pas en Dieu, mais selon moi, c’est une richesse » (La Croix, 28.08. 2019.

Et, en dehors de toute appartenance à une institution d’Eglise, certains « invités » témoignent de leur attachement au message de l’Evangile. Ainsi Julia Kristeva, invitée à faire une « conférence de carême » à Notre-Dame de Paris sur le thème de la parole du Christ « Et vous, qui dites-vous que je suis ?» : « Vous avez devant vous… une femme non-croyante – psychanalyste, enseignante, écrivain –, persuadée que le “génie du christianisme” a introduit et continue de diffuser des innovations radicales dans l’expérience religieuse des êtres parlants. Innovations dont nous n’avons pas fini de mesurer la portée révélatrice, et en ce sens, révolutionnaire» (Cet incroyable besoin de croire, Paris, Bayard, 2007, p 160).

Ou encore Emmanuel Carrère dans son « roman » Le royaume (P.O.L. 2014), tiré à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, dont un des critiques du journal Les Inrocks écrivait qu’il « parvient à passionner ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas ». Dans ce long essai autour d’une évocation de l’évangéliste Luc, l’auteur, après le rappel d’une période de fervente pratique dans sa jeunesse, se décrit maintenant comme « un sceptique, un agnostique – même pas assez croyant pour être athée. Un homme qui pense que le contraire de la vérité n’est pas le mensonge mais la certitude » (p.145). Cependant, entrainé à un office du Jeudi-Saint célébré avec des personnes handicapées mentalement, où chacun lavait les pieds de son voisin il déclare aussi: « Tout en trouvant çà un peu embarrassant, je trouve beau que des gens se rassemblent pour cela, pour se tenir le plus près possible de ce qu’il y a de plus pauvre et de plus vulnérable dans le monde et en eux-mêmes. Je me dis que c’est cela le christianisme » (p.628). Mais questionné par un journaliste de La Vie (22.O8.14) qui lui demandait si finalement il était chrétien ou non, il avait du mal à se situer dans ces catégories : « Alors que je ne me définirais pas comme un croyant, il y a … quelque chose qui me reste extrêmement précieux et qui n’est pas purement moral et culturel : il y a cette folie du christianisme dont Paul parle très bien, qui va à l’encontre de tout ce que l’on croit savoir du monde, de la manière dont il tourne et fonctionne, et donc de la façon dont nous devons nous y ajuster ».

« Mais finalement, êtes-vous chrétien ou non ? »

Parmi ceux que les sondages actuels font se ranger parmi les « incroyants », il y en a, certes, certains « qui ne croient pas à grand-chose », mais plus nombreux sont ceux qui croient à des valeurs qui, sans avoir le sceau de l’absolu, orientent et structurent leur choix. Un acte de « foi qui engage ». Parmi ceux qui ne croient plus à un Dieu législateur de notre univers et de nos vies, un certain nombre de nos contemporains restent profondément opposés au christianisme, et parfois à toutes religions considérées comme rétrogrades, d’autres sont indifférents à ce monde des religions qu’ils considèrent comme les spécialistes de la communication avec un au-delà auquel ils ne croient plus, ou respectueux d’une démarche qu’ils reconnaissent comme une autre manière de vivre son humanité, qui leur est étrangère.

Mais il en est aussi qui s’intéressent à ce qu’a apporté à l’humanité, et spécialement à notre Occident, la spécificité de la tradition chrétienne, certains qui reconnaissent même leur proximité avec celle-ci, en en partageant les « idéaux » alors même « qu’ils ne les absolutisent plus », ou encore qui militent dans des mouvements chrétiens et/ou reconnaissent l’importance du message de Jésus dans ce qui inspire leurs choix de vie.

A tous ceux là on peut demander comme le journaliste de La Vie à Emmanuel Carrère : « mais finalement êtes-vous chrétien, oui ou non ? ». Evidemment non, comme l’admet l’auteur sommé de se classer dans les catégories actuellement communément admises, s’il faut croire que cet évangile et les faits qu’il rapportent sont une manifestation divine, « surnaturelle ». Mais c’est aussi une question posée aux Eglises qui se vivent comme gardiennes de cette tradition : pouvez-vous entendre la parole de ces incroyants en Dieu attachés au message de l’évangile comme celle d’éventuels nouveaux héritiers de la tradition chrétienne ?

Avec les agnostiques et athées attachés au message évangélique : une extension de l’œcuménisme ?

L’abandon croissant de la représentation d’un monde gouverné par Dieu est, pour les Eglises chrétiennes, un défi au moins aussi grand que le premier choc de l’Humanisme de la Renaissance
Cette première affirmation de l’autonomie de l’homme s’effectuait dans une société qui continuait de partager massivement la croyance en un Dieu créateur et en une révélation de ce Dieu en Jésus-Christ. Ce qui était en débat c’était l ‘autonomie de chaque croyant dans la réception de la Parole de Dieu opposée à la soumission à une autorité qui en serait seule garante de l’interprétation pour la communauté religieuse comme pour la société. Les « protestants » ne contestaient pas la foi chrétienne mais voulaient « Reformer » l’Eglise, la manière dont cette foi s’était traduite au cours des siècles précédents: ébranlement de la chrétienté et non rejet du christianisme, qui se traduisit par la division des Eglises, se partageant la prétention d’être les authentiques dépositaires de la Parole de Dieu, Vérité absolue.

Même s’il y avait déjà, à cette époque des Montaigne, des Erasme prônant une société de tolérance, avec Henri de Navarre qui en posera les jalons en devenant Henri IV, cette séparation a d’abord été dominée par des guerres cruelles des Eglises et des Princes. Les efforts de « conversion » plus ou moins argumentée ou imposée, constituèrent une prolongation atténuée de ces guerres. Conversion non pas au sens général de changement de vie, mais d’acceptation de la conception du rapport à Dieu et du rôle de l’Eglise. Enfin, au XX° siècle, les Eglises, en perte de pouvoir dans les sociétés occidentales, entrent progressivement dans une étape de «dialogue œcuménique », où chacune est amenée à reconnaitre que les autres ont aussi une partie de l’héritage commun, remettant en cause la revendication de chacune d’être dépositaire exclusive de la Parole de Dieu.

Un choc aussi grand que la rupture de la Renaissance

Aujourd’hui après quatre siècles au cours desquels s’est développée l’autonomie des sociétés occidentales envers le pouvoir des Eglises sur la société, abandonnant leur explication théologique de l’histoire du monde, de la vie et de l’homme, le débat n’est plus entre Eglises sur le rapport à la Parole de Dieu, mais entre celles-ci et les sociétés civiles qui se sont progressivement construites sans référence à un fondement divin.

Du Syllabus à Vatican II

Dans les pays protestants, les rapports étroits établis entre l’Eglise et le pouvoir politique ne laissaient pas de place à de franches oppositions. Mais l’Eglise catholique romaine, en même temps qu’elle perdait ses derniers pouvoirs temporels, s’engageait d’abord dans une croisade politique contre les « erreurs du monde moderne » (le Syllabus du pape Pie IX). Et en France, où la séparation avec le pouvoir politique fût particulièrement conflictuelle, l’Eglise organisa la mobilisation contre les lois instaurant le divorce, école laïque, puis celle de 1905 instaurant la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Parallèlement aux anathèmes contre « l’école sans Dieu » et la ruine de la civilisation, se développa une apologétique, sur les preuves de l’existence de Dieu et pour la défense de l’existence de lois naturelles qui s’imposeraient même à ceux qui ne croyaient plus en un Dieu législateur.

Cette étape conflictuelle a été progressivement dépassée de part et d’autres, même si cette stratégie d’opposition resurgit à propos du « mariage pour tous » et des lois bioéthiques, avec un moindre engagement de la hiérarchie ecclésiastique, et en restant dans le cadre d’un débat démocratique.

C’est le concile Vatican II qui a marqué symboliquement la fin de ce combat contre le monde moderne. Loin du « hors de l’Eglise pas de salut », il s’agissait de s’ouvrir à tous les autres croyants, mais aussi à tous « les hommes de bonne volonté», des incroyants pouvant être considérés comme des « chrétiens sans le savoir », ce qui empêchait aussi d’entendre leur différence affirmée de « sans religion » et d’incroyant en l’existence de Dieu. En fait, le concile s’est peu préoccupé du phénomène de l’incroyance, qui restait encore assez limité, dans une Union Européeenne dont les institutions se construisaient en partie sous l’influence de responsables politiques chrétiens. Les « chrétiens progressistes » non plus, dans la mesure où ils espéraient qu’en agissant pour la réforme de l’Eglise et l’engagement dans le monde permettraient de redécouvrir un nouveau visage de Dieu, souvent aussi absolu dans la justification des nouvelles orientations.

De « la nouvelle évangélisation » à Lampedusa

Dans l’esprit de Vatican II, il s’agissait seulement de faire l’aggiornamento de l’Eglise pour accompagner un monde en progrès, selon l’intitulé de l’encyclique de Paul VI Populorum progressio. Mais à la fin des années 70, la voie communiste incarnée par l’URSS semble à bout de souffle, tandis que le monde occidental subissait la première « crise du pétrole », menace des pays du tiers monde sur sa domination économique et début du questionnement interne sur les limites des ressources naturelles. C’est dans ce contexte d’interrogation sur la vérité de notre vision du monde que se développe une réaction de défense des « vérités révélées », maintenant contestées. Gilles Keppel en analysant les changements de cette période dans La revanche de Dieu (Seuil, Points actuels, 1992, pp. 19 à 23), note la concomitance des « basculements » que représentent la percée des mouvements sionistes religieux aux élections de mai 1977 en Israël, l’élection de Jean-Paul II en septembre 1978 et le retour de l’ayatollah Khomeiny à Téhéran en février 1979, alors qu’aux Etats-Unis se crée un mouvement de Majorité morale, regroupant des électeurs « évangéliques » et « fondamentalistes » qui pèseront d’une manière décisive dans l’élection de Ronald Regan en 1080. Certes ce sont des événements très différents mais leur point commun est une mobilisation pour la défense du caractère absolu et universaliste, de notre vérité.

La « nouvelle évangélisation » de Jean-Paul II part du constat que « des pays et des nations entières où la religion et la vie chrétienne étaient autrefois on ne peut plus florissantes … sont maintenant radicalement transformées, par la diffusion incessante de l’indifférence religieuse, de la sécularisation et de l’athéisme » … « arrivant jusqu’à remettre en question les fondements qui apparaissent indiscutables, comme la foi dans un Dieu Créateur et providentiel, la révélation de Jésus-Christ unique sauveur, et la compréhension commune des expériences fondamentales de l’homme come la naissance, la mort, la vie au sein d’une famille, la référence à une loi morale naturelle ». Face à cette situation, la nouvelle évangélisation se situe non plus d’abord dans le registre de la guerre, du combat, mais dans celui de la « conversion », du retour à la croyance délaissée, par une mobilisation « missionnaire » pour faire retrouver cette foi en Dieu : il faut « s’efforcer d’orienter la liberté des personnes, hommes et femmes, vers Dieu, source de la bonté, de la vérité et de la beauté » et « … avoir le courage de ramener la question sur Dieu dans ce monde » (La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi, « Instrument de travail » pour préparer le dernier synode convoqué par Benoit XVI, septembre 2012, °13, 43, 69, 86).

Ayant la responsabilité de tirer les conclusions de ce synode, après la démission de Benoit XVI, le Pape François dans La joie de l’Évangile, partage la même représentation d’un Dieu créateur, fondement d’une loi naturelle ; il rappelle les « normes morales objectives, valables pour tous » (64) et reprend le jugement sur le « processus de sécularisation… et une augmentation progressive du relativisme, qui donnent lieu à une désorientation ». Mais il met en garde contre une pastorale « obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on essaie d’imposer à force d’insister » (35), et rappelle « certaines caractéristiques de l’annonce qui aujourd’hui sont nécessaires en tout lieu : qu’elle exprime l’amour salvifique de Dieu préalable à l’obligation morale et religieuse »(165) Et surtout, ne reprenant pratiquement pas le terme de « nouvelle évangélisation », il invite à une évangélisation qui n’est pas d’abord un enseignement sur Dieu mais une action dans le sens de l’appel évangélique pour l’accueil des pauvres, des exclus, : évangéliser c’est « rendre présent le royaume de Dieu » (176), faire de la vie sociale « … un espace de fraternité, de justice, de paix, de dignité pour tous » (180), dans une « connexion intime entre évangélisation et promotion humaine » (179). Il ne mentionne pas d’abord l’incroyance en l’existence de Dieu dans la crise de l’Occident mais dénonce son indifférence envers la misère des populations de l’extérieur et des exclus de l’intérieur. Symboliquement, sa première grande intervention publique n’est pas un texte mais un déplacement à Lampedusa. Et sa première encyclique, Loué sois tu, (le début du cantique de Saint François d’Assise) sur le défi écologique qui concerne toute l’humanité, et menace particulièrement les populations les plus fragiles, n’est pas adressée aux évêques et aux fidèles, selon l’usage traditionnel, mais « face à la détérioration globale de l’environnement… à chaque personne qui habite cette planète » (3), pour « entrer en dialogue avec tous au sujet de notre maison commune » (2), à partir de « certaines raisons qui se dégagent de la tradition judéo-chrétienne » (15) et « la réflexion d’innombrables scientifiques, philosophes, théologiens et organisations sociales qui ont enrichi la pensée de l’Église sur ces questions » (7).

Une extension de la démarche «œcuménique » ?

Depuis les reformes de Vatican II et malgré la mobilisation de la « Nouvelle évangélisation » le nombre d’incroyants n’a cessé de croitre dans les pays catholiques comme dans les pays de tradition anglicane, luthérienne et calviniste dans lesquelles les Eglises avaient aussi effectué des réformes de leur fonctionnement, des ministères (ouverts aux femmes) et de la discipline ecclésiastique concernant les remariages ou l’union des homosexuels.

Mais ce nouveau monde d’incroyance ou d’agnosticisme ne correspond pas à l’image qu’en donnaient les promoteurs de la « nouvelle évangélisation ». Certes nos sociétés affrontent de nouvelles difficultés dans leur rapide évolution technique et la remise en cause de l’hégémonie occidentale sur le monde au cours de ces derniers siècles, par les nouvelles puissances émergentes affirmant leur différence. Les nouvelles générations découvrent aussi les impasses et les contradictions de son modèle de développement, tandis que ceux qui n‘y trouvant plus leur place, expriment nostalgie des certitudes d’antan et rejet d’une mondialisation qui les ébranle.

Et ces nouveaux incroyants, sans référence absolue, ne sont pas sans engagements pour défendre des valeurs, chercher les voies d’une autre société, même sans modèle d’ensemble. Et ils ne sont pas sans spiritualités, certains manifestant le souci de ne pas perdre la richesse humaine de cet héritage dans la recherche d’une « spiritualité laïque », dans ce monde « sans dieux ».

Parmi eux, il en est enfin une minorité qui relit d’une manière neuve les écrits de la tradition chrétienne comme une source, parmi d’autres, de pensée pour notre temps, et de source d’inspiration pour leur vie. Ayant renoncé à leur faire la guerre et après avoir tenté en vain de les faire revenir à leur représentation d’un Dieu extérieur intervenant dans ce monde, quelle place y a-t-il dans les Eglises, pour une prise en compte de ce qu’apportent de nouveau ces incroyants pour lesquels la tradition évangélique reste une source actuelle ? Il s’agirait alors de se demander ce qu’il faudrait interroger dans la représentation actuelle du christianisme dans les Eglises chrétiennes pour reconnaître ces nouvelles relectures comme une expression de l’héritage commun. L’équivalent d’une étape œcuménique,

Des correspondances

Ces incroyants attachés au message évangélique ne sont d’ailleurs pas si loin de certains croyants, qui eux aussi ont bien changé. S’agissant de l’ensemble de ceux qui se déclarent croyants aujourd’hui – avec ou sans religion – les enquêtes sur « les valeurs des européens », faites régulièrement depuis 1981 (en l’étendant progressivement aux pays de l’Est qui rejoignaient l’Union européenne) proposent trois options pour préciser l’objet de leur foi : « un Dieu personnel », « une sorte d’esprit ou de force vitale » ou « ne sait pas trop quoi penser ». En 1981 les réponses vont à égalité vers les trois propositions ; au fil des ans, la « sorte d’esprit » et le « ne sait pas trop » progressent aux dépends de la première.

Et, parmi ceux qui se déclarent catholiques en France, alors qu’en 1952, 50 % des catholiques estimaient que « la religion catholique est la seule vraie religion», 63 % des « pratiquants », souscrivaient maintenant à l’affirmation « toutes les religions se valent » dans une enquête de l’IFOP pour La Croix en 2009. Pour une partie de ces chrétiens donc, fortement engagés dans la pratique de leur Eglise, Dieu n’est plus conçu comme celui qui garantit du sceau de l’absolu les chemins humains qui conduisent vers Lui. Un certain nombre se reconnaitraient probablement dans cette « profession de foi » de Lambert Wilson, dans un entretien publié par le mensuel Panorama en septembre 2010, à l’occasion de la sortie du film Des hommes et des dieux, où il incarnait le prieur de Tibhèrine : « Oui, je crois que j’ai la foi, à condition que ce mot ne signifie pas posséder une “certitude” mais être sur un chemin, un itinéraire inévitablement chaotique… Je répugne à prononcer le nom de Dieu… Ma crainte est qu’en prononçant trop souvent le nom de Dieu, on finisse par l’enfermer dans un dogme, un catéchisme qui risque vite de devenir une vérité à imposer, une manière de conforter les guerres de religion, une ruse pour opposer encore et toujours le Dieu des juifs à celui des chrétiens, à celui de l’islam ». Une démarche dont le philosophe et théologien catholique Yves Ledure, dans Le Christianisme en refondation (DDB, 2001), analyse ainsi le renversement : «La question religieuse ne se constitue plus originairement à partir de Dieu et de son existence. C’est le sujet humain qui la pose et la travaille…, un homme à la recherche d’un destin dont la signification n’est rien moins qu’évidente… Elle fait de l’absolu, non un préalable assuré, mais un enjeu espéré » (p.42).

Dans ce contexte de l’extinction de la puissance des Eglises sur les sociétés occidentales, s’est développée une « théologie de la mort de Dieu », née dans les Eglises protestantes aux Etats-Unis à la fin des la fin des années 50. Et plus récemment des théologiens et philosophes chrétiens ont développé le thème de « l’abaissement de Dieu », en commentant la Lettre aux Philippiens de l’apôtre Paul « Lui … qui ne retint pas jalousement le rang qui l’égalaient à Dieu… s’anéantit lui-même… obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix » (II, 6-12). Ainsi le philosophe Guanni Vattimo dans Après la chrétienté (Calmann-Lévy, 2004, p.142): «L’extinction des structures fortes – de la pensée, de la conscience individuelle, du pouvoir politique, des liens sociaux, de la religion elle- même – n’équivaut-elle pas à une manière de transcrire … le message de l’incarnation de Dieu qui dans saint Paul s’appelle kenosis, c’es-à-dire abaissement, humiliation, affaiblissement de Dieu ? »

Enfin, il y a aussi, parmi les membres des Eglises, des historiens, des exégètes, des psychologues, des sociologues… qui relisent les textes et les manifestations de leur tradition avec les mêmes disciplines des « sciences humaines », comme en témoigne, par exemple, la récente publication de Jésus, une encyclopédie contemporaine aux éditions Bayard en 2017, ou leur participation à la discussion avec leurs collègues incroyants dans la série d’émissions sur les origines du christianisme diffusées par Arte il y a quelques années.

Entre ceux qui, dans cette compréhension agnostique de l’homme et du monde, relisent la tradition chrétienne comme une ressource pour aujourd’hui et ces chrétiens qui s’interrogeant sur les limites humaines de leur chemin vers Dieu, qui étudient aussi leurs textes fondateurs avec les mêmes instruments des « sciences humaines », il y a donc déjà des possibilités de correspondance

Gérard Masson a publié de nombreuses analyses sociologiques des politiques sociales et culturelles publiques dans le cadre de la Fondation pour la Recherche sociale (devenue FORS-Recherche Sociale) et, plus récemment L’ébranlement de l’universalisme occidental. Relectures et transmissions de l’héritage chrétien dans une culture « relativiste » (L’Harmattan, 2009) ; il a aussi participé au groupe de travail de la Ligue de l’enseignement, confédération laïque d’éducation populaire avec Confrontations, association d’intellectuels chrétiens, qui a préparé la publication de Pour un enseignement laïque de la morale (Privat, 2015).

Les thèmes développés dans le texte ci-dessus sont repris d’articles publiés dans la Revue d’étique et de théologie morale, Golias Magazine et sur les sites du Club Mediapart, de « Forum et Débats » de La croix, et de « Doctrine sociale catholique » du Ceras. La plupart de ces articles sont repris sur le site du Mouvement International des Intellectuels Catholiques https://icmica-miic.org/fr,

Gérard Masson nous a déjà confié une de ses études : 

Croire aujourd’hui.  Croyances « modestes » et transmission de l’héritage chrétien 

https://www.temoins.com/croire-aujourdhui-croyances-l-modestes-r-et-transmission-de-lheritage-chretien-la-contribution-de-gerard-masson/

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