Dans l’espérance, la libération des oppresseurs va de pair avec celle des opprimés
« Hope for the oppressors » : une perspective théologique de Patrick Oden

L’oppression est une réalité qui parcourt l’histoire et nous interpelle aujourd’hui encore. Les formes peuvent en être violentes ou insidieuses. L’oppression est un phénomène majeur dans l’histoire humaine. C’est elle qui engendre les malheurs de l’histoire (1).

Mais, en regard, dans ce paysage, abondent les luttes que des groupes humains ont engagés ou engagent pour leur libération. Les victoires remportées sont des événements lumineux qui ponctuent l’histoire humaine. Mais il arrive que ces victoires soient ambigües lorsque les opprimés libérés oppriment à leur tour les anciens oppresseurs. Tout homme de cœur prend naturellement parti pour les opprimés. Mais les oppresseurs sont aussi des hommes. Et, à ce titre, on ne peut les éliminer. Et d’ailleurs, l’oppression n’est-elle pas un système qui affecte à la fois les opprimés et les oppresseurs ? Les oppresseurs ne sont-ils pas eux-mêmes victimes d’un système qui les déshumanisent, un système qui engendre en eux un mal-être et un esclavage intérieur ? Et, plus généralement, n’y a-t-il pas dans nos sociétés des formes d’oppression plus discrètes auxquelles il nous arrive de participer sans en avoir vraiment conscience ?

Lorsque le théologien américain, Patrick Oden, publie un livre : « Hope for the oppressors » (2), nous sommes d’abord décontenancés et puis nous comprenons l’importance de cette approche. L’humain et le divin en nous ne peuvent se résigner à voir des hommes renvoyés aux abimes de l’histoire ou aux enfers religieux. Et donc la question se pose : comment les oppresseurs peuvent-ils changer et rejoindre notre communauté humaine ? l’amour divin agit dans le temps. Les hommes sont appelés au pardon. C’est aussi la force de la prière telle qu’elle s’exerce dans une association comme l’ACAT (Association des chrétiens pour l’abolition de la torture) (3).

Mais il y a aussi des expériences nouvelles où l’inspiration chrétienne s’inscrit dans un cadre laïc, par exemple, celui d’un état renaissant qui veut sortir d’une guerre civile inscrite dans les esprits en recréant un consensus fondé sur la réconciliation dans une écoute réciproque. Ce fut l’œuvre de la commission Vérité et réconciliation animée par Desmond Tutu en Afrique du Sud (3).

https://wordery.com/jackets/0e10c90f/m/hope-for-the-oppressor-patrick-oden-9781978709157.jpgLe regard de Patrick Oden : « Espérance pour l’oppresseur » s’inscrit dans un mouvement qui est bien mis en évidence par le sous-titre de son livre : « Discovering freedom through transformative community » (Découvrant la liberté à travers une communauté transformante). La violence qui oppose opprimés et oppresseurs perdure si elle ne peut s’apaiser dans une communauté commune, apaisante, réconciliante, transformante.

 

Une approche en phase avec la théologie de Jürgen Moltmann

Pour considérer ainsi un terme souvent négligé de la relation de domination : le parcours des oppresseurs, n’a-t-on pas besoin de s’inscrire dans un paysage théologique qui prend au sérieux les réalités terrestres avec une dynamique d’espérance ? Effectivement, l’auteur de ce livre, Patrick Oden se réfère à la théologie de Jürgen Moltmann. Et il nous explique dans quel contexte.

Ayant rencontré Jürgen Moltmann en 2011 au cours de la préparation d’un doctorat, lorsqu’il s’était engagé dans l’écriture d’une thèse, il a publié un premier livre : « The transformative Church. New ecclesial models and the theology of Jürgen Moltmann ». A cette époque, nous étions en contact avec lui dans le cadre de la recherche de Témoins sur l’Eglise émergente (5).

Ce nouveau livre : « Hope for the oppressors » est préfacé par un texte de Moltmann. Celui-ci écrit ceci : « Patrick Oden a adopté mon idée du besoin de libération des oppresseurs et l’applique à notre situation sociale. Nous vivons sous l’emprise de systèmes qui régulent nos mentalités. Tant que nous ne pourrons pas échapper à ces systèmes, aucune libération ne peut se produire . Pour analyser cette situation, Patrick Oden s’inspire de la théorie systémique de Niklas Lukmann qui « considère la société comme une machine administrative » et l’être humain, comme « un homme contrôlé, administré ». Des voies de libération nous sont proposées. « La foi en Dieu libère les oppresseurs et les captifs des systèmes inhumains ». L’oppression, nous dit Moltmann, doit être surmonté des deux côtés. La libération des opprimés est seulement le commencement. L’issue finale est la communauté vraiment humaine ou la communauté bien aimée (beloved community). C’est le fameux discours de Martin Luther King en 1963 où celui-ci exprime la vision des enfants des anciens esclaves et ceux des anciens possesseurs d’esclaves, « assis ensemble à la table de la fraternité ».

Jürgen Moltmann fait un grand éloge de ce livre. « Oden nous présente une théologie de la libération pour notre temps, en décrivant un processus de libération par rapport aux systèmes politiques et sociaux . Sa voix n’est pas « prophétique » comme nos voix l’ont été, il y a soixante ans (6). Il préfère une « approche patiente » (patient manner) (p VII-VIII).

 

Délivrer les oppresseurs de leur comportement oppressif

« L’œuvre libératrice de Dieu appelle les opprimés à sortir de l’oppression et les oppresseurs à changer de conduite. La démarche pour susciter une profonde libération des oppresseurs passe par la capacité de les amener à comprendre leur besoin de liberté et d’apprendre à rechercher cette liberté dans leur propre contexte ».

Ce livre se déroule en trois parties.

« La première partie étudie le contexte de l’oppression dans lequel la plupart des oppresseurs ne cherchent pas tant à faire du mal aux autres qu’ils ne sont enrôlés dans des systèmes qui tendent à brimer les autres.

La deuxième partie examine la réponse biblique et celle des premiers chrétiens… La troisième partie envisage comment les oppresseurs peuvent se dégager de l’oppression qu’ils exercent à travers l’analyse de quatre théologiens contemporains : Wolfhart Pannenberg, Jürgen Moltmann, Sarah Coakley et Jean Vanier qui apportent une vision de ce qu’est une vie libre et libérante dans laquelle les anciens opprimés et les anciens oppresseurs peuvent parvenir à vivre ensemble en communauté » (page de couverture). Ce livre est très dense et il s’appuie sur une littérature considérable. Nous renvoyons à ces analyses et à ces démonstrations fortement étayées.

En fin de compte, Patrick Oden trace un chemin de libération. « La nature de Dieu et l’engagement de Dieu à créer, racheter et renouveler le monde est le cœur d’un Evangile de libération ». « Il n’y a pas de futur sans espérance. Il n’y a pas de vie sans amour. Il n’y a pas d’assurance nouvelle sans foi. C’est la tâche de l’évangélisation et du témoignage de la vie chrétienne de proclamer le Christ vivant et d’éveiller en nous l’Esprit de vie » (p 283). Comprendre que les agresseurs ont besoin d’espérance est le premier pas. Quelle est cette espérance ? C’est la relation, une relation vivifiante qui offre un potentiel de transformation de soi et de la société . « Nous avons besoin de liberté par rapport aux systèmes… Nous étouffons parce que nous sommes insécurisés, craintifs… parce que nous cherchons du sens en nous imposant et parce que nous ne connaissons pas d’autres moyens d’affirmer notre valeur relative. Nous sommes anonymes dans les systèmes et nous avons un besoin désespéré d’être appelés par notre nom » (p 285). La foi chrétienne répond à ces besoins à travers la réalité de l’amour de Dieu et elle engendre la confiance, mais, trop souvent, l’Eglise, la foi se manifestent comme des systèmes alors que c’est seulement dans la relation personnelle que nous pouvons repousser les systèmes d’oppression. Si dans les églises, le culte l’emporte sur la relation, les gens sont enfermés dans un système religieux comme ils le sont dans d’autres systèmes. Patrick Oden cite Emerico Nacpil : « L’intention du royaume de Dieu, c’est de rendre la communauté humaine possible » (p 287). La relation est essentielle : ». « L’Esprit est l’Esprit de vie. La vie est relation. L’Esprit nous introduit dans la relation avec Dieu et avec les autres ». « Si nous désirons vraiment la libération, nous avons besoin de mettre l’accent sur la communauté, ce qui semble être la méthode de Dieu. C’est notre espérance » (p 284).

 

Un nouveau regard

Ce livre nous concerne tous, car si nous participons de près ou de loin à la lutte pour la libération des opprimés, en fonction des systèmes qui nous englobent, nous pouvons également être en situation de participer à une oppression. Le livre de Patrick Oden examine cette question dans toutes ses composantes. C’est une démarche originale, car c’est un angle de vue qui n’est pas répandu, toute l’attention étant généralement portée vers les opprimés. N’est-ce pas vers les victimes de la violence que se porte notre attention, à juste raison, mais en oubliant que nous devons considérer également les auteurs de cette violence pour amener leur transformation. Ainsi, les violences faites aux femmes appellent une action immédiate, mais aussi un mouvement pour transformer les hommes en profondeur afin de les libérer de leur violence.

Un commentaire relève l’originalité de cette perspective.

Carmen Joy Imes écrit ainsi :

« Patrick Oden suggère que les efforts pour libérer les opprimés ne réussiront jamais tant que les oppresseurs n’expérimenteront pas une libération. Sans une vraie libération des deux parties, de nouveaux cycles de coercition apparaissent. Mais il y a une espérance. Patrick Oden situe cette espérance dans une communauté chrétienne où nous pouvons nous reconsidérer nous-mêmes et où nos mois fracturés peuvent être guéris à la lumière de l’amour de Dieu. La thèse de Patrick Oden est fondée sur de riches lectures théologiques des textes bibliques et d’un engagement dans une théologie historique et systématique. Son livre est une vivante invitation à nous tous, ceux avec des privilèges et ceux qui en sont dépourvus, à participer au Royaume de manière nouvelle » (page de couverture).

Il est bon que les lecteurs francophones connaissent l’existence de cet ouvrage en sachant que, sur cette question, c’est un livre de ressources inégalé.

Jean Hassenforder

 

  1. « Une philosophie de l’histoire selon Michel Serres » : https://www.temoins.com/philosophie-de-lhistoire-selon-michel-serres/
  2. Patrick Oden. Foreword by Jürgen Moltmann. Hope for the oppressor. Discovering freedom through transformative Community. Lexington Books /Fortress Academic, 2019
  3. ACAT Association des chrétiens pour l’abolition de la torture : https://www.acatfrance.fr
  4. Histoire de la Commission Vérité et Réconciliation dans la nouvelle Afrique du Sud : « Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation. Selon Eric et Sophie Vinson » http://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
  5. « L’Eglise émergente en conversation avec Jürgen Moltmann. L’Eglise transformationnelle. Interview de Patrick Oden »

https://www.temoins.com/leglise-emergente-en-conversation-avec-juergen-moltmann-leglise-transformationnelle-interview-de-patrick-oden/

  1. « Genèse de la pensée de Jürgen Moltmann »

http://vivreetesperer.com/quelle-vision-de-dieu-du-monde-de-lhumanite-en-phase-avec-les-aspirations-et-les-questionnements-de-notre-epoque/

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