Un projet d’envergure à propos de la désaffection religieuse mérite notre attention : The Nonreligion in a Complex Future (NCF) project[1] auquel participe des chercheurs de dix pays. Le but de cet article est d’en dresser le contour, de considérer plus particulièrement le contexte et la contribution québécoise à cette recherche et, enfin, de souligner l’impact de cette désaffiliation au sein du mouvement des églises évangéliques du Québec.

Les contours de la NCF

Le projet, Nonreligion in a Complex Future, est une initiative canadienne à dimension internationale avec la participation de l’Australie, des quatre pays nordiques d’Europe que sont la Suède, la Norvège, la Finlande et le Danemark, les États-Unis, le Royaume-Unis et deux pays de l’Amérique latine, le Brésil et l’Argentine. Les chercheurs de la NCF s’appliquent à identifier l’impact social de la croissance rapide et dramatique de la non-religion au cours des dernières années dans les pays « où le christianisme a traditionnellement constitué la majorité religieuse ». Au Canada, comme aux États-Unis, le quart de la population s’identifie comme non religieuse. Dans les pays nordiques d’Europe, ils représentent 20 % de la population. En Grande-Bretagne, la population non religieuse « a presque dépassé la population religieuse ». L’Australie compte plus de 30 % de non-religieux et, en Amérique latine, ce sont de 8 % à 37 % qui font de même. Dans l’ensemble de ces pays, ce sont surtout les jeunes qui s’approprient cette identité, « ce qui suggère que le pourcentage de personnes s’identifiant comme non religieux continuera à augmenter ». Les pratiques religieuses d’autrefois ainsi que les liens sociaux des églises avec les écoles, les hôpitaux et les tribunaux, se désagrègent et disparaissent. Les mouvements migratoires, ainsi que d’autres facteurs dans le monde actuel contribuent à l’impact de la non-religion qui ne fera que s’amplifier.

La problématique à laquelle s’affronte la NCF est l’absence de la non-religion dans les discussions sur le vivre ensemble qui se concentrent le plus souvent sur la diversité religieuse. Ainsi, on assimile la non-religion à l’athéisme ou au « séculier » sans tenir compte que celle-ci comprend l’agnosticisme, l’humanisme, le spirituel, mais non-religieux « dont il est difficile de déterminer précisément la croyance » (Lefebvre et Colin), l’indifférence et d’autres variétés de non-croyance. Selon la NCF, « les méthodes actuelles des sciences sociales n’ont pas saisi l’évolution rapide de la non-religion et de la religion sous leurs nombreuses formes ni les zones d’ombre qui les séparent ». Il existe de nombreuses façons de comprendre la non-religion et ses liens avec la nation, la démocratie, la sécularité, la laïcité, les valeurs, la moralité, la culture et le patrimoine. C’est à travers cette large perspective que nous pouvons mieux comprendre les formes et les expressions de la non-religion et de la religion afin de mieux les situer dans la société et développer des politiques constructives fondées sur la recherche pour résoudre les tensions qui y sont associées.

Les objectifs de la recherche de la NCF se résument à cinq :

  • Développer de nouveaux outils de recherche pour mesurer et décrire la non-religion ;
  • Analyser l’impact social de la non-religion ;
  • Élargir les discussions actuelles sur la diversité pour inclure la non-religion ;
  • Cartographier les conflits et les collaborations entre les personnes religieuses et non religieuses ;
  • Faire progresser de nouvelles connaissances pour le vivre ensemble qui peuvent être utilisées pour éclairer les politiques publiques.

Pour atteindre ses objectifs, le projet NCF considère cinq domaines d’intervention : la santé, le droit, l’éducation, l’environnement et la migration. Diverses questions orientent ses recherches dont en voici une courte sélection :

  • les pratiques en soins palliatifs reflètent-elles principalement les croyances religieuses au sujet de la mort ?
  • Comment la non-religion et la religion influencent-elles la manière dont la moralité est discutée en droit ?
  • Quel est l’impact de la non-religion sur l’accès à l’éducation, par exemple dans les régions où les seules ou meilleures écoles sont religieuses ?
  • Quelles sont les différences et les similitudes dans les réponses religieuses et non religieuses à la conscience environnementale ?
  • Comment la non-religion est-elle négociée dans un contexte où les groupes religieux sont dominants — revendiquer une identité non religieuse est-il même possible ?

Les réponses à ces questions permettront de construire une base de données qui pourra contribuer à la création de nouveaux modèles de vie collective dans des sociétés complexes, diversifiées et inclusives.

La participation et le contexte québécois au NCF

La professeure à la Faculté des arts et des sciences — Institut d’études religieuses, de l’Université de Montréal[2], Solange Lefebvre, Chaire en gestion de la diversité culturelle et religieuse[3], est membre de l’équipe principale (co-investigator)[4] du projet NCF.

Les 22 et 23 avril 2021, elle a organisé, en collaboration avec Mathieu Colin, les cinq présentations pour l’une des 12 sessions thématiques du premier Congrès biennal[5] de la Société québécoise pour l’étude de la religion (SQER)[6], qui s’est tenu virtuellement à l’Université Laval : l’émergence des sans-religions : un nouveau défi pour la pluralité culturelle et religieuse. Il s’agit de la première présentation des fruits de la recherche québécoise dans le cadre du projet NCF. Dans leur introduction à la thématique, Lefebvre et Colin soulignent comment la tâche des chercheurs est compliquée « puisque les frontières entre les différentes catégories analytiques sont parfois floues, chaque groupe disposant lui-même de ses sous-catégories ». De plus, « les sans-religions (aussi connu comme les “nones”) demeurent encore un phénomène très peu étudié en raison de son caractère récent, et beaucoup de questions doivent être considérées ». Ils en dressent plusieurs dont en voici quatre :

  • Quelles nouvelles formes d’activisme politique les sans-religions génèrent-elles ?
  • Comment étudier et conceptualiser le terme « spiritualité » pour analyser la tendance des « spirituels, mais pas religieux » que l’on retrouve régulièrement chez les sans-religions ?
  • Comment les différents secteurs, comme l’éducation, la santé, la politique, doivent-ils s’accommoder de ce nouveau groupe ?
  • Quel est le rôle d’internet et des réseaux sociaux pour les sans-religions, comment étudier ces communautés informelles ?

Parmi les présentations sur l’émergence des sans-religions, l’une d’elles a particulièrement saisi mon attention, car la communauté évangélique dont il parle est aussi la mienne.

Évangéliques à sans-religion ? désaffiliation dans le milieu évangélique québécois[7]

Tel est à la fois, le titre et le sujet de l’exposé de Benjamin Gagné, membre étudiant du projet NCF. Fils d’un pasteur baptiste reconnu comme implanteur d’églises au Québec, il est bien familier avec le milieu dans lequel s’inscrit son projet de recherche dont la rédaction de son mémoire arrive bientôt à terme.[8]

Selon Gagné, son projet de maîtrise tente de comprendre la désaffiliation des évangéliques de deuxième génération au Québec, leurs processus, trajectoires et motivations racontées dans leurs propres mots, suivant une méthodologie qualitative. Son exposé avait comme objectif de partager « quelques résultats préliminaires » de sa recherche. Afin de comprendre l’expression, « les évangéliques de deuxième génération », il faut savoir que le Québec francophone (contrairement aux Québécois anglophones et à l’Europe francophone) n’a jamais eu, depuis sa fondation, de tradition protestante historique autre que quelques convertis et églises que l’on pourrait considérer comme marginales. Le Québec des Québécois francophones a surtout été marqué par son adhésion à l’Église catholique romaine qui a dominé jusqu’à récemment toutes les institutions de la province : éducation, santé, services sociaux et encore. La Révolution tranquille des années 1960-1970 a tout changé. La porte étant alors ouverte pour une première fois, « dans les années 1970-1980, une vague de jeunes Québécois, pour la majorité issue de familles catholiques, se sont convertie au christianisme évangélique[9] », constituant ainsi une « première génération ». La recherche de Gagné vise leurs enfants, âgés de 20 à 35 ans.

Trois facteurs ont contribué à définir la recherche de Gagné :

  • son expérience propre lorsque des amis et des membres de sa famille ont quitté le milieu évangélique, les conversations et constatations qui en sont issues ;
  • le débat à l’intérieur de la communauté évangélique portant sur ces départs et la crainte que si rien n’est fait, ce mouvement puisse se poursuivre et s’aggraver. Selon Richard Lougheed, historiquement le franco-protestantisme (au Québec) aurait suivi « un même schéma depuis 170 ans : la deuxième génération a toujours disparu, même lorsqu’elle a été convertie[10]. » ;
  • le désir d’amener de nouveaux adhérents par le moyen de la conversion est une caractéristique de l’activisme évangélique. Pourtant, le mouvement semble plafonner, au Canada comme au Québec, depuis 2001.

Afin de réaliser sa recherche, Benjamin Gagné a recruté des participants par une invitation sur sa page Facebook et par l’envoi d’un courriel auprès des églises et organisations évangéliques. Douze personnes ont répondu positivement. Il a procédé à un entretien non directif avec chacune d’elles pendant lequel elles avaient à partager leur « récit de vie dans le milieu évangélique jusqu’à aujourd’hui ». Lors d’un deuxième entretien, semi-dirigé, avec onze d’entre elles, les questions auxquelles elles devaient répondre, chacune à partir de son récit, concernait « les dimensions du milieu évangélique, les questions générationnelles et les enjeux liés à la désaffiliation qui avaient besoin d’être mieux documentés ». Les éléments tirés de ce dernier entretien ont été insérés aux récits de vie des participants selon une reconstruction des lignes du temps de chacun afin de procéder à une analyse thématique simple avec l’aide du logiciel nVivo.

Présentation des résultats de la recherche

Les participants au projet de recherche sont majoritairement issus du milieu baptiste (de l’Association d’Églises Baptistes Évangéliques au Québec). L’analyse de leurs récits de vie a repéré quatre facteurs qui auront contribué, à des degrés variables, à la désaffiliation de chacun.

  1. la conversion

Dans les milieux évangéliques, la conversion est considérée comme la porte d’entrée au salut personnel ainsi qu’à la vie en église. Les parents des participants, reconnus comme la « première génération de convertis qui structurent l’espace narratif et l’imaginaire de la conversion » et du renouveau évangélique au Québec, ont tous leurs propres histoires de conversion avec « un fort Avant et Après ». La conversion des enfants de la deuxième génération devient alors un rite de passage en continuité générationnelle de la foi et ces derniers se sont majoritairement convertis entre les âges de 3 à 10 ans par une prière de repentance. En vieillissant, ils sont hantés par un sentiment de conversion « déficitaire » puisque leurs propres expériences ne ressemblent en rien à celles de leurs parents.

  1. le mode de vie évangélique et le Monde

Dans certains milieux évangéliques, la vie d’église, « tout ou rien », est « omniprésente » et se vit en opposition à la société qui est considérée comme « le Monde ». Il s’agit d’un véritable mode de vie qui comprend « les amitiés, les multiples activités hebdomadaires, la scolarité (pour plusieurs dans des écoles chrétiennes) et les relations amoureuses ». Plusieurs participants ont vécu une forme de choc culturel lors de leurs premières fréquentations d’une école publique, une « fenêtre sur le Monde », qui contredisait ce qui leur avait été transmis. Cette remise en question se retrouve comme étant un premier pas vers l’éloignement de l’église.

  1. L’idéal de la pureté sexuelle et conjugale

Cet idéal qui se présente au début de l’adolescence comprend « la distinction des genres et des rôles, particulièrement celui… de la femme soumise et modeste qui s’occupe des enfants à la maison », et puis « la pureté sexuelle et le mariage ». Les relations amoureuses sont généralement proscrites ou encadrées de manière stricte pour empêcher toute expression sexuelle prémaritale afin de ne pas compromettre « la promesse de bonheur d’une vie de couple épanouie spirituellement et sexuellement. » Pour la majorité des répondants, il s’agit « (d’) un point tournant, une croisée des chemins » et le début d’un questionnement.

  1. Déménager

Pour la majorité des participants, leur « processus de désengagement ecclésial » s’est concrétisé lors d’un déménagement (pour le travail, pour les études, etc.). Certains ont saisi l’occasion pour se joindre à une église urbaine « nouveau genre » et d’autres, pour rompre définitivement avec le mouvement évangélique.

Conclusion

Aujourd’hui, la majorité des participants au projet de recherche de Benjamin Gagné se définissent comme étant agnostiques, spirituels et humanistes. D’autres ont cessé de s’identifier comme évangéliques tout en se considérant « être pleinement chrétiens ». Un seul se considère un humaniste athée.

Être non-religieux ne signifie pas l’absence de foi. Il s’agit premièrement de prendre distance des cadres institutionnels de la spiritualité et de la foi qui n’ont laissé de place au questionnement et au doute. Jacques Ellul, l’un des premiers à parler de la postchrétienté, a aussi été l’un des premiers à parler de la non-religion : « Être non-religieux n’est pas seulement une affaire d’intelligence, de connaissance, de pragmatisme ou de méthode, c’est une affaire de vertu, d’héroïsme et de grandeur d’âme. Il faut une ascèse singulière pour être non-religieux.[11] » Bien que la non-religion soit un espace de distanciation et de déconstruction nécessaire pour plusieurs, elle n’est toutefois pas annonciatrice de post-religion, puisque, selon le pasteur Virgile Rochat, la religion peut être comprise comme « socialisation des spiritualités[12] ». La non-religion n’ayant pas fermé la porte à la spiritualité, les formes de socialisation possibles sont multiples et peuvent ouvrir de nouveaux horizons pour le partage de la foi. La non-religion peut aussi représenter pour certains, l’occasion d’assumer leur propre foi afin de « travailler à leur salut[13] », tel qu’ils le conçoit.

Pierre LeBel

[1] https://nonreligionproject.ca/

[2] https://etudes-religieuses.umontreal.ca/repertoire-departement/professeurs/professeur/in/in14123/sg/Solange%20Lefebvre/

[3] http://www.gdcr.umontreal.ca/

[4] https://nonreligionproject.ca/team/co-investigators/

[5] https://www.brioeducation.ca/sites/ejoqxg94/pages/ejoqxg94-etdetm2/

[6] https://sqer.ca/

[7] https://www.brioeducation.ca/sites/ejoqxg94/modules/. La présentation orale de Benjamin Gagné a eu lieu virtuellement le vendredi 23 avril 2021. Les citations dans cette section sont tirées de ses notes de présentation qu’il m’a généreusement partagée.

[8] Deux études pancanadiennes, les deux mandatés par l’Alliance évangélique du Canada (Evangelical Fellowship of Canada), ont déjà eu lieu au pays : Hemorrhaging Faith, en 2011, et puis, the Young Adult Transition Research, en 2018. Celle de Benjamin Gagné s’intéresse au Québec francophone dont l’histoire du mouvement évangélique est unique au pays puisqu’il s’agit d’un phénomène récent. Voir, Pierre LeBel, Avancées vers l’inculturation des Églises émergentes dans la société québécoise postchrétienne : des pistes ecclésiales et missiologiques à retenir? 2020, Université Laval, p. 25-26

[9] PEACH, Wesley, Itinéraires de conversion, Montréal, Fides, 2001.

[10] LOUGHEED, Richard. 2004. « Cooperative Religion in Quebec ». Journal of Ecumenical Studies 41 (2): 174.

[11] ELLUL, Jacques, 1973, Les nouveaux possédés, 1973, Fayard, p. 257-258.

[12] https://www.24heures.ch/ce-serait-oui-a-la-spiritualite-mais-non-a-la-religion-986258096224?fbclid=IwAR1-c2HvrrWf-kaYpkliIS7xNV-2OqIzRKq6kZqGqhh09RWkfu1TaryQrRI

[13] Philippiens 2,12.

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