Penser l’avenir selon Christoph Theobald

En ces temps troublés, nous nous interrogeons sur notre avenir. Allons-nous vers une catastrophe, un effondrement de l’humanité ? Ou bien, est-ce un appel à accompagner une métamorphose ? En cette croisée des chemins, quelle voie choisir ? Nous avons besoin d’une prise de conscience. A partir d’un état des lieux, nous recherchons une intuition directrice, une vision à même d’éclairer notre chemin.

« Pour ceux qui révèrent mon nom, le soleil de la justice se lèvera  avec la guérison dans ses ailes » (Michée 4.2). Cette parole du prophète Malachie est reprise par le théologien Jürgen Moltmann dans un livre publié dès 2010 : « Sun of rigtneousness, arise ! » (1). Et, plus récemment, maintenant que la crise est avérée, toujours théologien de l’espérance, Jürgen Moltman publie un nouveau livre : « Hope in these troubled times » (2019) (2). De fait, dans notre embarras d’aujourd’hui, ne pouvons-nous pas puiser dans les ressources de la Bible et de l’Evangile telle que la théologie vient nous y aider ?

Voici une question à laquelle répond positivement le théologien jésuite, Christoph Theobald. A partir d’un engagement de foi et d’une grande culture, il vient ainsi d’écrire un livre au titre significatif : « Le courage de penser l’avenir » (3). C’est une « somme », car l’auteur aborde de nombreuses questions : « Plaçant en regard l’Eglise et le monde, alliant éléments d’actualité et histoire longue, revisitant les fondamentaux de la doctrine, Christoph Théobald revient sur la réception du Concile Vatican II, l’avancée œcuménique, le pontificat de François, pour offrir, par delà les définitions confessionnelles, des perspectives et des propositions en vue d’une future communion entre les Eglises » (couverture). Ici, la pensée de Christoph Theobald se meut dans l’univers de son église, l’Eglise catholique en référence avec de très nombreux textes issus de ses différentes manifestations (textes conciliaires, encycliques…). Mais, à partir de cet enracinement, l’effort du théologien est de tracer des chemins de compréhension pour sortir des enfermements dans lesquels cette Eglise se trouve aujourd’hui. Christoph Theobald ouvre des portes et des fenêtres. Et, à la suite du Concile Vatican II, il envisage les rapports entre l’Eglise et le monde. Et plus généralement, il se demande comment la foi chrétienne peut inspirer le nouveau monde qui est en train d’apparaître. Ainsi essayons-nous de rapporter ici le chapitre : « Mutation de l’humain. Défi pour la théologie » (p 101-124).

 

De l’exception humaine au recul de l’humanisme occidental

 La mutation actuelle de l’humain s’exprime de manières différentes. Dans cette transformation multiforme, l’auteur identifie deux symptômes qui, conjointement, lui paraissent significatifs. Ce sont l’utopie « transhumaniste » et la très grave mise en cause de l’équilibre écologique de la planète. Ce sont là deux tendances qui paraissent opposées, mais, « à y regarder de plus près, les deux orientations antagonistes ont trait à l’avenir de l’homme sur la terre ou à une façon humaine d’habiter le monde » (p 102). Il voit là une remise en cause de l’humanisme occidental. Ce qui, « dans les deux cas est visé, c’est la situation d’exception de l’humanité » (p 102).

Le concept « d’ « anthropocène » qualifie l’âge de la terre où l’activité humaine est devenue la contrainte géologique et biologique déterminante d’une « paradoxale intégration » par « en bas « de l’être humain  dans un système englobant … » (p 102).

Aujourd’hui, monte « une critique de la situation d’exception de l’être humain sur la terre et dans le monde » (p 103). Cette exceptionnalité de l’homme prévalait à l’époque des Lumières et des sciences classiques. Mais aujourd’hui, « la frontière entre l’homme, le règne animal et leur environnement est radicalement mise en question » (p 115). « Ce questionnement provient de deux directions complètement opposées : des biotechnologies et des technologies humaines d’une part, et des menaces pour l’environnements de l’autre. Les premières transforment l’homme et son environnement en un champ d’expérimentation… Notre expérience des menaces qui pèsent sur l’environnement se heurte également à la situation d’exception que s’arroge l’homme dans la création… » (p 105). Dans cette évolution, Christophe Theobald perçoit des effets de « fascination et de peur » (p 105). Dans ses fondements, l’humanisme occidental classique est ainsi ébranlé.

 

D’une nouvelle démarche philosophique et anthropologique à une nouvelle approche théologique

Si l’homme ne trouve plus les fondements de sa dignité dans un humanisme attentif à son caractère exceptionnel, comment développer néanmoins une approche protectrice ? L’auteur évoque l’apparition d’une « anthropologie négative », certes incapable de définir l’homme, mais en mesure de dire « ce en quoi il ne peut être réduit ».

L’humanisme occidental classique a été la référence majeure de la théologie développée au Concile Vatican II. Si cet humanisme est aujourd’hui contesté, l’auteur veut inscrire la théologie à l’intérieur de la nouvelle culture. Et donc comment évaluer la situation nouvelle ?

L’« anthropologie négative » peut être protectrice, mais elle ne suffit pas. « La disparition de l’exception humaine libère en effet et nécessite en même temps un « acte de foi » élémentaire qu’on pourrait confondre avec le postulat kantien. Comme jamais auparavant, l’ « humanitas » comme telle, doit être voulue par l’humanité, ce qui présuppose qu’elle ne désespère pas de son avenir… C’est une espérance face à un avenir radicalement ouvert, au sein d’une « anthropologie négative », jamais donnée d’avance, jamais garantie, qui constitue notre condition humaine en sa différence spécifique » (p 109). Ici, Christoph Theobald évoque un défi contemporain. Confrontée aux risques actuels, l’humanité est appelée à prendre soin des générations futures. « L’humanité ne survivra que si elle affronte collectivement la question d’un avenir pour toutes les générations » (p 109).

 

Les ressources spirituelles apportées par le christianisme

Quelque soient les méfiances réciproques, « Il semble que la mutation de l’humain mette toutes nos visions et interprétations du monde en demeure de se transformer en « ressources », sans pouvoir se prévaloir d’une quelconque exclusivité, ni prétendre avoir une prise sur l’avenir, faute de quoi elles sortiraient de « l’anthropologie négative » (p 111).

Face aux menaces actuelles, se développe aujourd’hui une « heuristique de la peur ». C’est le recours fréquent à « un genre littéraire du discours prophétique de menace » (p 111).

Christoph Theobald souligne l’importance de la réflexion philosophique de Hans Jonas dans son livre : « Le principe responsabilité » paru dès 1979. Hans Jonas élargit l’impératif éthique formulé par Emmanuel Kant. « Agis de façon à ce que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (p 112).

Certes, le moteur d’un juste comportement dans la situation actuelle reste la crainte. « Cependant, la tradition biblique chrétienne mobilise encore d’autres ressources que le discours prophétique ».

Si la responsabilité vis à vis de la vie future du nouveau né est confirmée, elle s’accompagne d’une reconnaissance « du don gratuit d’une nouvelle vie et l’accueil de celle-ci par un acte élémentaire de foi et d’espérance. Toute l’activité de Jésus, ses guérisons, ses paraboles, ses énoncés éthiques, est portée par son étonnement originel (et chez lui permanent) face à la Création et à la vie donnée gratuitement. Un tel acte de foi et un tel étonnement plein d’espérance, comme il apparaît de manière tout à fait élémentaire dans l’attitude d’un père ou d’une mère face à un nouveau né, ne peut être confondu avec notre instinct de survie. Il s’agit d’une ressource authentique capable d’atteindre ou de transformer nos expériences et nos attitudes fondamentales de fascination et de peur » (p 113-114).

Dans l’encyclique Laudato Si’, le pape François prend le risque d’introduire la tradition chrétienne comme « ressource » dans le débat sur l’avenir de l’homme… et de présenter cette ressource comme un « style prophétique et contemplatif », non seulement prophétique et apocalyptique comme chez Hans Jonas, mais aussi et d’abord contemplatif : c’est toute le relationalité de l’homme, ses relations vitales à soi, à autrui, aux autres créatures et à Dieu, ainsi que sa capacité de « sortir de soi » qui sont convoquées dans un regard d’espérance qui cherche à trouver le Dieu de la grâce en toute chose » (p 214).

 

L’homme, être d’espérance radicale

Pour traverser l’actuelle crise en cours de l’humain, « il convient donc de proposer la tradition chrétienne qui, en quelque sorte, « suspend » l’être humain à une espérance radicale » (p 115).

« Si, selon notre première thèse, l’espérance est effectivement l’élément constitutif de notre condition humaine en quête d’humanité, la tradition chrétienne introduit dans cette espérance une singulière radicalisation, portée par la priorité donnée à la grâce » (p 115). « Sur ce plan, la théologie paulinienne de l’espérance s’avère particulièrement pertinente ». Ici Christoph Theobald se réfère à un texte de Paul qui évoque la foi d’Abraham dans sa dynamique de vie et d’espérance (Epitre aux romains 4.17) :

« Je t’ai établi père d’un grand nombre de nations. Il est notre père devant celui auquel il a cru, Dieu qui a donné la vie aux morts et qui appelle les choses qui ne sont point comme si elles étaient. Espérant contre toute espérance, il crut, en sorte qu’il devint père d’un grand nombre de nations… ». De plus, « le concept néotestamentaire d’espérance acquiert une importance toute particulière dans la mesure où il implique la victoire du Messie sur la mort (1 Cor 15, 26-27)… C’est une victoire qui libère de la peur et de la fascination celui qui y croit et qui espère… » (p 117). De Celui qui « donne la vie aux morts », nous sommes conduits à la découverte de Celui, le même, qui « appelle le néant à l’existence ». C’est « un chemin spirituel qui nous ramène d’une perspective libérée de la mort à la naissance de tout  homme » (p 117). « Le Nouveau Testament, et d’abord Jésus de Nazareth universalisent cette expérience de grâce vécue à la naissance d’un enfant. Cette expérience inclut la création dans son ensemble. Tout est grâce. Ce « tout » vaut pour tous, absolument tous. Car la spécificité d’une authentique gratuité est de l’être pour tous » (p 118). Et ceci s’applique à toutes les générations humaines ».

 

La terre comme héritage

Christoph Theobald perçoit un lien étroit entre notre rapport aux futures générations et notre rapport à la terre. « Nous percevons la planète qui nous porte de manière nouvelle dès lors que nous la regardons avec les yeux de ceux qui ne sont pas encore nés » (p 118).

« Le fait de se comprendre comme héritier de la terre et non comme son maître et son exploiteur violent, et de prendre en compte lors de l’examen éthique de toutes nos actions, la question de savoir si la planète sera encore habitable, pour les générations à venir, implique un acte d’espérance et de foi dans la résurrection. Nous agissons alors comme si toutes les générations depuis le début de l’humanité jusqu’à sa fin, formaient une unité mystérieuse sur cette planète et, comme si l’histoire de notre terre était tissée des vivants, des morts et de ceux qui ne sont pas encore nés. C’est précisément ce qu’entend exprimer le concept de « résurrection », du moins dans une première approche » (p 119). Habitée par des génération successives, par des prédateurs ou/et des héritiers, notre terre a été foulée par Quelqu’un – le Christ Jésus – qui a vaincu la mort et libéré ainsi nos sens pour qu’ils puissent percevoir le « Tout est grâce », maintenir ainsi notre planète habitable, espérant en « Celui qui donne la vie aux morts » et qui « appelle à l’existence ce qui n’existe pas » (p 122).

Au terme du cheminement de cette réflexion, Christoph Theobald revient sur le thème de la ressource que la tradition chrétienne offre ainsi. « S’accordant à l’âge de l’anthropocène, la tradition pascale peut renoncer à l’idée de l’exception humaine et s’introduire comme « ressource » dans les mutations en cours de l’humain. Si elle continue à défendre un humanisme, il ne peut s’agir que d’un « nouvel humanisme » selon l’expression du pape François » (p 122).

Nous avons déjà pu apprécier sur ce site la pensée de Christoph Theobald dans la manière où il ouvre des compréhensions nouvelles (4). Ici, Christoph Theobald nous propose un cheminement intellectuel et théologique dans un esprit d’ouverture et de dialogue particulièrement affirmé.

Au départ, il dresse un état des lieux, ce qu’il appelle la fin de l’exception humaine, constitutive de l’humanisme occidental dans une remise en cause provenant de deux grands courants : le transhumanisme et la revendication écologique. On peut s’interroger sur la généralité de la réception de cette fin de l’exception de l’humain même si elle paraît effectivement hégémonique. En fait, comme le montre Corine Pelluchon, on voit apparaître également un nouvel humanisme fondé sur le respect du Vivant (5). On peut également s’interroger sur les positions des nouveaux courants parce que ceux-ci sont relativement complexes (6). L’appel croissant au respect du Vivant au sein duquel l’humain est convié à s’inscrire en harmonie, est un mouvement de grande ampleur dans lequel on peut reconnaitre une inspiration de l’Esprit. La spiritualité est perçue et vécue comme une juste relation avec soi, avec les autres, avec la nature et avec Dieu (7). Il y a donc aujourd’hui une pluralité d’univers de pensée. Et cependant, il y a un consensus, en partage avec Christoph Theobald sur la pression de la menace vis à vis de l’humain.

Ici, Christoph Theobald rappelle l’essentiel du message chrétien.

Comme Jürgen Moltmann (8) qui mériterait d’être reconnu ici, Christoph Theobald développe une théologie de l’espérance, une théologie de la résurrection. Parce qu’elle s’exprime dans un esprit de dialogue et de respect, cette ouverture théologique peut être présentée et acceptée comme une ressource pour le cheminement de l’humanité. C’est un effet de la grâce qui « vaut pour tous ». Voici un message qui peut interroger et encourager. L’espérance ouvre un horizon et elle permet une mobilisation. Elle permet d’éviter une impasse de la pensée et elle engendre une dynamique. Dans une conjoncture troublée, voilà une bonne nouvelle !

J H

 

  1. L’avenir de Dieu pour l’humanité et la terre : https://lire-moltmann.com/lavenir-de-dieu-pour-lhumanite-et-la-terre/
  2. Une vision d’espérance dans un monde en danger : https://www.temoins.com/une-vision-desperance-dans-un-monde-en-danger/
  3. Christoph Theobald. Le courage de penser l’avenir. Etudes œcuméniques de théologie fondamentale et ecclesiologique. Cerf, 2021
  4. Quelle vision de l’homme ? Quelle vision de la mission ? D’après Christoph Theobald, auteur du livre : Urgences pastorales : https://www.temoins.com/quelle-vision-de-lhomme-quelle-vision-de-la-mission-dapres-christoph-theobald-auteur-du-livre-urgences-pastorales/
  5. Corine Pelluchon met en évidence l’apparition d’un nouvel humanisme fondé sur le respect du vivant : https://www.youtube.com/watch?v=HRRgb6_JEYc Cynthia Fleury, dans : « Le soin est un humanisme » confirme une prise en compte de l’exceptionnalité de l’homme : http://vivreetesperer.com/de-la-vulnerabilite-a-la-sollicitude-et-au-soin/
  6. Franck Damour. Le transhumanisme, une idée chrétienne devenue folle ? Etudes, juillet-aout 2017 : https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-7-page-51.htm
  7. La vie spirituelle comme une « conscience relationnelle ». La recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/.
  8. Le livre de Jürgen Moltmann : « Theology of hope », publié en anglais en 1967 a été un tournant majeur dont l’inspiration continue aujourd’hui.
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