Le paradoxe chrétien : être humain — être divin, Jean-Yves Leloup

Par Pierre LeBel

Ce dernier des nombreux livres du théologien et philosophe orthodoxe, Jean-Yves Leloup, est composé de trois essais chacun complet en soi, mais présentés ici en complémentarité les uns des autres autour d’un thème central. Le premier répond à la question, « qu’est-ce qu’être chrétien aujourd’hui » ? Son deuxième essai nous interpelle à nous considérer nous-mêmes comme icônes ou manifestations du réel, du Dieu invisible et insaisissable. Enfin, le dernier nous présente les Béatitudes comme chemin vers la bienheureuse metanoïa, la transfiguration. Ils ont en commun comme thème central le paradoxe chrétien selon lequel nous sommes « par grâce ce que Dieu est par nature[1] ».

Nous vivons, comme Occidentaux, au sein d’une société plus que jamais frileuse à l’endroit de la religion et du langage chrétiens. Nous avons, il me semble, deux devoirs : (1) revisiter différemment et plus profondément notre foi et la spiritualité qu’elle évoque afin de mieux la saisir ou, préférablement, la laisser de nouveau nous saisir, et (2) apprendre de nouvelles façons de la vivre et d’en parler, de nouvelles expressions et métaphores qui pourraient la rendre attrayante et pertinente. La seule alternative serait d’en prendre nos distances comme le font aujourd’hui un nombre important de nos concitoyens. Pensons seulement à la montée de la non-religion en France comme au Canada[2].

Pour sa part, Jean Lavoué nous signale que « certains cherchent des mots nouveaux pour dire aujourd’hui l’inouï de l’Évangile ». Selon lui, « les mots ont trop servi. Ils semblent usés. Les termes de chrétienté puis de christianisme ont comme épuisé leurs ressources. Outres vides, ils laissent s’échapper par toutes leurs fissures le vin nouveau de la parole. » Encore faudrait-il « désempierrer la source pour tenter de la retrouver[3] ». Le livre de Jean-Yves Leloup vient souffler de nouveau le vent rafraîchissant de l’Esprit et de la Parole en invitant les disciples de Yeshoua (Jésus en araméen) « à mener une vie aussi paradoxale que la sienne, aussi énigmatique et lumineuse que la sienne.[4] »

Le christianisme comme incarnation du paradoxe

Selon l’auteur, il est possible que le christianisme n’ait jamais encore été découvert, bien que la voie qu’il propose soit « étrangement d’actualité[5] » et « l’avenir de la vie humaine[6] ». C’est une pensée que nous trouvons déjà chez Maurice Zundel selon lequel l’aventure est de voyager vers nous-mêmes afin de découvrir « l’homme qui n’est pas encore mais que nous avons à faire en nous, l’homme que nous avons à devenir[7] ». Peut-être n’avons-nous pas, en tant que chrétiens, pleinement assimilé intérieurement et exprimé par notre vécu les paradoxes qui en sont la substance et dont Jésus fut l’incarnation, lui qui est à la fois « vraiment homme et vraiment Dieu, pleinement charnel et totalement spirituel, serviteur de tous et maître de tout, humilié et Seigneur jusqu’au bout[8] ». Le paradoxe trouve déjà sa source dans le dépouillement (la kénose) de celui qui, bien qu’il « était de condition divine, ne chercha pas à profiter de l’égalité avec Dieu » (Ph 2,6). En tant que chrétiens, le temps est venu de vivre à sa suite le paradoxe incompréhensible et bienheureux. Considérons seulement l’exhortation de Jésus à ses disciples : « le plus grand parmi vous sera votre serviteur » (Mt 23,11). À vrai dire, il n’y a rien de plus subversif que le paradoxe chrétien.

« Les chrétiens nous proposent une issue aux dualités qui déchirent le monde », nous entonne Jean-Yves Leloup. Et comment ? En étant tout « simplement et paradoxalement humains, bienheureusement humains[9] », des humains « transfigurés » et « anastasiés » selon ce qu’il appelle « les deux grands mots du christianisme » : métamorphisis (transfiguration ou métamorphose), anastasis (résurrection, élévation ou éveil)[10]. Ainsi, marchant en « nouveauté de vie » (Ro 6,4), « ils sont capables d’intégrer les contraires[11] ». Il se peut que le problème réel pour les chrétiens ne soit pas tant les mots, mais le fait de ne pas leur avoir donné tout leur sens et permis dans nos vies la sève transformatrice dont ils sont l’engrais. D’autre part, les mots se tiennent en association avec d’autres mots. Il y a abondamment d’espace pour de nouvelles associations et formulations. Pour ce faire, pourquoi ne pas mettre nos mots et nos concepts au compostage et leur permettre de renaître ?[12]

1er essai : Être chrétien aujourd’hui

Selon Jean-Yves Leloup, à qui l’on demande souvent ce que c’est d’être chrétien aujourd’hui, « le christianisme occidental de plus en plus coupé de ses racines apparaît comme “dévitalisé”[13] », comme « une spiritualité sans Dieu[14] ». Il le compare à une boisson sans alcool ou à de la margarine. Pour lui, « un christianisme “allégé” se révèle incapable de faire face à la commune angoisse ou torpeur[15] », le malaise du monde actuel. Il plaide pour un christianisme de liberté créative et héroïque[16] par lequel l’on se dépasse et se transcende, car il s’agit de la vie de Christ en nous, lui « qui nous fait respirer au large » (iesha en Hébreux)[17]. Ce que les chrétiens ont à incarner aujourd’hui sont la Liberté, la Vie, la Conscience et l’Amour, car c’est là la présence de Dieu en l’homme[18].

L’auteur circonscrit sa réponse à son essentiel évangélique : « être chrétien, n’est-ce pas d’abord tenter de vivre l’Évangile et d’incarner les informations communiquées par Yeshoua de Jérusalem[19] » ? Le suivre, non pas comme « objet » historique ni « Maître vénéré », mais selon la parole de Silesius : « Que m’importe que le Christ soit né il y a plus de 2000 ans si aujourd’hui il ne naît pas en moi ». Il nous faut devenir chacun un autre Christ qui « incarne aujourd’hui les “qualités divines” que Yeshoua incarna en son temps : la Vie, la Conscience, l’Amour.[20] » Être chrétien c’est être homme-Dieu. C’est laisser être et vivre en nous le « Je suis » afin que nous soyons à notre tour ce que nous sommes réellement et ainsi rendre réel en nous, la Vie, la Conscience et l’Amour.[21] « Être chrétien aujourd’hui, c’est dire avec le Christ non seulement “j’ai la vie” ; mais “je suis la vie”[22]. C’est ce qui nous permet de véritablement aimer d’un amour qui libère.

2e essai : Le sens et la sagesse de l’icône

Dans ce deuxième texte, Leloup propose une réflexion sur le sens de l’icône en considérant des thèmes qui lui sont associés : l’iconoclasme, l’idolâtrie, la caricature, et l’interdit de la représentation, avec un regard sur l’identité humaine, celle du “moi” ou de l’égo, pour nous dresser un chemin entre le narcissisme et le nihilisme. Le narcissisme serait une forme d’idolâtrie de soi visible dans le culte médiatique des images omniprésentes, par exemple, les selfies. L’envers, le nihilisme, se manifeste par une sorte d’iconoclasme laïc qui interdit, dans l’espace public, toutes représentations ou signes religieux et, dans le temps, l’abrogation du repos hebdomadaire et du sens du shabbat ainsi que les congés pour les fêtes religieuses.[23]

Pour Leloup, “ce qui nous manque (…) c’est le sens et la sagesse de l’icône” qui nous offre un lieu intermédiaire, une “voie du milieu où l’Esprit se matérialise et où la matière se spiritualise. La transcendance se manifeste dans l’immanence, l’immanence est ouverte et transparente à la transcendance[24]”. L’icône, c’est le sens du visage, nous dit-il, l’émergence d’un regard que, dans notre temps contemporain, l’on ne veut pas voir ni ne se laisser voir par lui. Toutefois, “l’icône est inscrite dans l’homme”, dans lui qui porte l’image de Dieu et qui, à la suite de Jésus, “l’icône même de Dieu[25]”, en est la manifestation. L’incarnation serait ainsi l’humanisation du Logos, la manifestation de l’Éternel[26], “l’image (eikon) du Dieu invisible” qui, comme icône, “unit et différencie […] l’humain et le divin, le visible et l’invisible[27]”.

“Aujourd’hui nous vivons dans un monde de caricatures[28]”, nous dit l’auteur, l’un où se confrontent les caricatures de la démocratie et de la religion. L’art de l’icône est fondé sur la transfiguration : elle transforme l’idole en icône, sans quoi nous demeurons aveugles. Elle nous permet de voir au-delà des caricatures vers un monde transformé, “une démocratie d’êtres humains, au service les uns des autres dans la complémentarité de leurs dons, une démocratie sensible aux affinités et aux différences. La liberté, la responsabilité de chacun comme garant du bien et de tous.[29]” L’homme est ainsi l’image collective de Dieu, l’icône visible de l’invisible que nous ne pouvons voir. “L’infini peut donc se faire connaître dans un être fini, l’Absolu dans un être relatif.[30]” Toutefois, l’homme d’aujourd’hui ne se voit plus comme icône, il est plutôt une fenêtre fermée bien que la possibilité de côtoyer Dieu demeure. Cet essai nous offre une compréhension théologique de l’icône qui nous permet de voir sa pertinence pour la compréhension, la mise en valeur, et la vocation de notre humanité : elle ouvre une fenêtre à l’espérance pour le monde.

3ième essai : Les bienheureuses béatitudes de la marche chrétienne

Dans ce dernier des trois essais, Jean-Yves Leloup nous propose une méditation sur les Béatitudes. D’entrée de jeu, il porte notre attention sur le premier mot du Sermon sur la montagne, celui des Béatitudes, makarioï en grec : bienheureux, “qui oriente d’emblée les commentateurs sur une fausse piste[31]”. Pour leur part, André Chouraqui et lui proposent que Jésus eût comme langue l’hébreu (et l’araméen) et auraient plutôt employé le mot ashrei, qui transmet comme pensée la “rectitude” de “l’homme droit”. De ce fait, ils ont traduit le premier mot par “en marche”, car ce qui est bienheureux dans les Béatitudes est le fruit d’un engagement dont la plénitude sera réalisée dans le royaume de Dieu, la présence de YHWH, qui est “le but et le chemin de la vie humaine[32]” par le moyen de la métanoïa, la conversion de notre pensée et de notre Conscience.[33]

L’auteur demande si les Béatitudes sont toujours d’actualité. Il répond que oui et qu’il faut alors marcher à la verticale comme “l’homme éveillé à ce qui l’accomplit et le transcende[34]”. C’est, selon lui, le chemin des Béatitudes qui nous met en marche vers l’Infini. Elles nous invitent à nous relever, à nous tenir debout devant les épreuves que nous rencontrons le long du chemin[35]. Pour ma part, elles représentent les dispositions de nos cœurs comme reflets des “sentiments qui étaient en Jésus-Christ” (Ph 2,5) et qui l’ont conduit à se dépouiller en prenant la forme d’un serviteur et qui l’ont rendu obéissant jusqu’à la mort sur la croix. Il y a dans les Béatitudes une identification immédiate avec Jésus qui nous invite à “entrer consciemment et amoureusement dans le mouvement de la Vie qui se donne.[36]” C’est alors que Jean-Yves Leloup offre une méditation sur chacune des Béatitudes en citant les deux traductions, celles de Chouraqui et la mieux connue, ensemble pour les joindre : En marche/Bienheureux. Il nous rappelle que chacune des Béatitude est une parole qui guérit et que les méditer est un itinéraire vers la plus grande santé.[37] Enfin, les huit Béatitudes symbolisent l’Infini.[38]

Conclusion

Trois essais, trois parcours théologiques dont chacun est riche de sens et d’espérance puisqu’il nous ouvre la porte vers une communion transformatrice avec l’Esprit infini de Dieu qui est Vie, Conscience et Amour. Le premier nous invite à personnaliser la vie de Christ en nous afin que nous vivions pleinement la Vie qui est nôtre en lui. Le deuxième nous permet de reconnaître l’icône que nous sommes du Christ, la manifestation de sa vie incarner dans le monde. Enfin, le dernier nous offre une source d’inspiration unique et simple en huit courts textes que sont les Béatitudes qui nous indiquent le chemin que nous avons à marcher parmi et au cœur de l’humanité. Ce livre de Jean-Yves Leloup a été pour moi une source de réconfort, un texte dans lequel j’ai pu me voir et mieux voir Dieu, une réflexion qui m’a fortifié intérieurement dans ma communion avec l’Esprit. J’ai pu de nouveau découvrir des subtilités inspirantes de la théologie orthodoxe pour laquelle je suis reconnaissant.

[1] Jean-Yves Leloup, Le paradoxe chrétien : Être humain – Être divin, Paris, Les éditions du Relié, 2022, p. 195, 220.

[2][2] En France, la majorité de la population se dit sans religion. Voir l’article de Jean Hassenforder : Comment le paysage religieux en France a complètement changé en quarante ans, https://www.temoins.com/comment-le-paysage-religieux-en-france-a-completement-change-en-quarante-ans/ ;

Au Canada, comme aux États-Unis, le quart de la population s’identifie comme non religieuse. Voir l’article de Pierre LeBel : L’impact social de la non-religion au Québec et dans le monde,

L’impact social de la non-religion au Québec et dans le monde

[3] Jean Lavoué, Le Poème à venir, Pour une spiritualité des lisières, Montréal, Médiaspaul, 2022, p. 11. Vous trouverez ici une introduction au livre de Jean Lavoué ainsi qu’un interview : https://www.temoins.com/le-poeme-a-venir/?fbclid=IwAR18_9mX3C9IZU_wB3J1EXpa9e3SCX0bQEZkpg8mZXF5qF53TdkwC-Y5roA.

[4] J-Y. Leloup, Le paradoxe chrétien, quatrième de couverture.

[5] Ibid., p. 6.

[6] Ibid., p. 8.

[7] Maurice Zundel, Je ne crois pas en Dieu, je le vis, Textes choisis par France-Marie Chauvelot, Paris, Le passeur, 2022, p. 95.

[8] Ibid., p. 5.

[9] Ibid., p. 9-10.

[10] Ibid., p. 8.

[11] Ibid., p. 7.

[12] Vous pouvez écouter le podcast de l’américaine, Brie Stoner, avec Brian McLaren : Composting Christianity : https://podcasts.apple.com/us/podcast/unknowing/id1569173352?i=1000585014811&fbclid=IwAR0thRgPVYrH48HCo2MMHFQlgSHxI75USnvqMG-Nmoagu6YBCGRwSnFkz0E.

[13] Ibid., p. 13.

[14] Ibid., p. 14.

[15] Ibid., p. 15

[16] R.L. Bruckberger abonde dans le même sens : « Nous portons le sceau de sa semblance dynamique (…). Notre loi fondamentale, c’est la “reproduction” de Dieu: parfaire en nous l’image divine, de manière surprenante et héroïque, chacun selon son destin singulier. R.-L. Bruckberger. La révélation de Jésus-Christ. Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1983, p. 131.

[17] Ibid., p. 16.

[18] Ibid., p. 16-17.

[19] Ibid., p. 18.

[20] Ibid., p. 22. Les majuscules sont de Jean-Yves Leloup.

[21] Ibid., p. 22-23.

[22] Ibid., p. 42.

[23] Ibid., p. 73-77.

[24] Ibid., p. 76.

[25] Ibid., p. 86.

[26] Ibid., p. 99.

[27] Ibid., p. 110.

[28] Ibid., p. 139.

[29] Ibid., p. 140.

[30] Ibid., p. 143.

[31] Ibid., p. 150.

[32] Ibid., p. 151.

[33] Armin Kressmann explore le texte de Chouraqui ici : https://www.ethikos.ch/10154/matthieu-53-12-mt-53-12-marche-beatitudes.

[34] Ibid., p. 155.

[35] Ibid., p. 159.

[36] Ibid., p. 164.

[37] Ibid., p. 172.

[38] Ibid., p. 175.

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