Comment les chrétiens dans leur diversité vivent-ils leur foi à l’échelle du monde ? Nous avons besoin de connaître les dynamiques du christianisme aujourd’hui, la manière dont il assure une vie pleine et répond aux aspirations et aux questionnements des gens dans les contextes les plus variés. Notre participation à la communion chrétienne sera d’autant plus entière que nous pourrons situer les différentes formes de pratique et dépasser des représentations du christianisme aujourd’hui dépourvues de pertinence.

Au cours de ces derniers siècles, de ces dernières décennies, le monde est entré dans une grande mutation. Le christianisme est en pleine transformation. Il n’est pas « la » religion mondiale, mais il est l’une des grandes religions qui se déploient dans le monde. Et son dynamisme se manifeste dans la diversité. Un livre vient nous éclairer à ce sujet : « Christianity as a world religion » (1) de Sebastian Kim et Kirsteen Kim. Les deux auteurs ont eux-mêmes une grande expérience internationale avec une expérience coréenne et un parcours d’enseignement théologique en Angleterre, et aujourd’hui à la faculté Fuller aux Etats-Unis. Paru en 2016, ce livre est une réédition augmentée d’un premier ouvrage publié en 2008. Il a été bien accueilli par les sociologues britanniques et en particulier par Grace Davie (2). « J’avais chaleureusement recommandé la première édition de ce livre. Je suis également enthousiaste à propos de son successeur ».

Ce livre « situe le christianisme dans un contexte global. Structuré en terme de continents, il couvre l’Asie, l’Afrique, l’Europe, l’Amérique latine, l’Amérique du Nord, l’Océanie. Dans chaque région, il traite du christianisme en quatre approches : l’histoire, le rapport entre les églises et la société, les relations interreligieuses, le culte et la théologie » (page de couverture). Ces grands chapitres nous permettent de mieux ajuster nos connaissances, et, pour certaines régions, de découvrir un univers que nous ignorions ou méconnaissions. Ils nous ouvrent un horizon nouveau. Dans cette présentation, nous mettrons l’accent sur la manière dont Sebastian et Kirsteen Kim envisagent les grandes tendances du christianisme à l’échelle mondiale.

 

Le christianisme : une religion mondiale

 « A la fin du XIXè siècle, le terme ‘religion mondiale’ exprimait l’assurance des chrétiens européens que le christianisme était la religion universelle tandis que les autres religions du monde étaient locales » . Aujourd’hui, le regard a changé. « C’est dans une perspective de pluralité et de diversité que le christianisme fait partie des religions transrégionales qui toutes peuvent être appelées : ‘religions mondiales’ » (p 1). En décrivant le christianisme comme une religion mondiale, les auteurs « ne veulent pas privilégier le christianisme en le plaçant en dessus des autres religions ou en le classant nécessairement parmi les entités nommées religieuses ». le christianisme apparaît comme une religion mondiale « premièrement parce qu’il est présent sur toute la terre, dans des expériences innombrables qui se relient à travers des réseaux. L’expansion du christianisme résulte de sa théologie missionnelle et inclusive, des migrations et des relations commerciales autant que d’actions volontaires missionnaires ». « Le christianisme se répand d’abord par des croyants autochtones (« indigenous ») et est développé par eux dans des expressions locales » (p 269).

 

Le monde a changé

Il y a cent ans, au début du XXè siècle, en 1910, une conférence internationale rassemblait à Edinbourg des missionnaires protestants du monde entier. Ils présumaient que c’était à travers leurs activités que le christianisme se répandait. Beaucoup d’entre eux travaillaient avec des gouvernements pour former des élites locales dont ils espéraient qu’elles seraient la base de nouvelles églises. « Le siècle… a montré que le travail des missionnaires était surtout le catalyseur d’une activité locale de réception, de dissémination et de transformation du message dans un nouveau contexte social et culturel » (p 12). La réception est venue souvent des pauvres plutôt que des élites. L’Inde et le Japon qui paraissait les nations les plus civilisées ne se sont pas massivement tournées vers le christianisme. En Asie, le christianisme s’est répandu en Corée à l’époque sous le joug du Japon. En Inde, ce sont des groupes défavorisés et rejetés par les classes supérieures, les « Dalits », les hors caste, qui ont accueilli le message de l’Evangile. Et en 1910, on n’aurait pas pu imaginer que l’Afrique deviendrait un pôle vivant du christianisme.

 

Une nouvelle configuration du christianisme

 Si l’Europe a pu être considérée pendant longtemps comme le centre du christianisme, il n’en a pas été ainsi dans les premiers siècles où l’Asie et l’Afrique étaient les régions les plus dynamiques. Les auteurs ont d’ailleurs voulu exprimer cette réalité dans l’ordre des chapitres de cet ouvrage où l’Asie et l’Afrique arrivent en premier. Cependant, au XXè siècle, la géographie du christianisme a enregistré un recul massif de l’Europe. En 1500, 90% des chrétiens se trouvaient en Europe. Aujourd’hui, ils sont 25% et il y en a autant en Afrique et en Amérique Latine. Et puis 15% en Asie et 12% en Amérique du Nord (5).

Environ 1/3 de la population du monde est chrétienne. Et dans cet ensemble, il y a une part importante de catholiques, la moitié. 22% sont protestants et 12% sont orthodoxes. 11 à 12% sont évangéliques. Cependant, il y a également un groupe nouveau en pleine expansion qui atteint aujourd’hui 26% : pentecôtistes et charismatiques (p 6). Il y a là un ensemble de mouvements qui mettent l’accent sur l’expérience de l’Esprit Saint . Ce sont des mouvements qui partent de la base ; ainsi en font partie des églises indigènes en Afrique, en Asie et en Amérique latine qui adoptent un style pentecôtiste (p 19).

 

Un christianisme polycentrique

Au cours du dernier siècle, l’Europe était perçue comme le centre du christianisme. Aujourd’hui encore, Rome est le siège de la papauté, organe de direction de l’Eglise catholique. Mais, dans son ensemble, le monde a changé et les auteurs parlent d’un « Christianisme polycentrique ». De fait, le christianisme était polycentrique dans les premiers siècles de son développement. Au départ, le christianisme s’est largement diffusé en Asie et en Afrique. Aujourd’hui, les auteurs de ce livre mettent l’accent sur le caractère pluriel du christianisme (p 270-271). Leurs chapitres sur chaque continent évoquent à chaque fois des christianismes : « Christianities in Asia…). Aujourd’hui, on a pris conscience de la fin de la chrétienté telle qu’elle s’était déployée en Europe pendant des siècles. La prédominance du christianisme occidental dans le monde a pris fin, mais il y a des solidarités entre les différents christianismes. Certains auteurs comme Philip Jenkins perçoivent de fortes tensions entre le Nord et le Sud, le Sud, plus conservateur, réagissant en terme de chrétienté. Mais les auteurs envisagent les interactions chrétiennes comme beaucoup plus complexes et multidimensionnelles. Ils écartent l’image d’une opposition binaire entre le Nord et le Sud (p 273).

 

Un dynamisme local

On a pu percevoir l’expansion du christianisme comme un effet de forces centralisées. Mais les auteurs évoquent au contraire « une globalisation venant d’en bas « (p 12). « Ce n’est pas la conséquence d’une domination ou d’une homogénéisation, mais la manifestation d’une hétérogénéité, d’une résistance et d’une négociation » (p 12). L’expansion globale du christianisme est souvent expliquée par l’expansion jadis coloniale de l’Europe et la montée du pouvoir américain, mais le constat des auteurs est autre. « La présence du christianisme dans le monde n’est pas d’abord le résultat d’une volonté d’expansion de puissantes églises, mais le produit d’initiatives autochtones. Le christianisme est d’abord un mouvement du peuple » (p 11). Les processus de globalisation sont divers et multiples. Ils ne sont pas nécessairement la conséquence directe de processus économiques. Il y a de nombreux acteurs. La proposition du pentecôtisme s’inscrit dans cette diversité.

 

Les évolutions institutionnelles

(p276-280)

Les grandes églises sont elles aussi appelées à changer. S’il y a de nombreuses résistances, à long ou moyen terme, on remarque aussi des évolutions notables. Dans le catholicisme, le concile Vatican II a entrainé un changement considérable. Aujourd’hui, une approche synodale s’esquisse sous l’impulsion du pape François. Le travail œcuménique avance dans la persévérance et se manifeste parfois par de grands accords. Ce fut le cas avec la publication du document commun : « Baptême, eucharistie, ministères » (1982). Il y aussi de nouveaux pôles de partages et d’échanges. Ainsi, après les années 1960, les évangéliques ont développé leur propre configuration internationale : Alliance évangélique mondiale, Mouvement de Lausanne. Aujourd’hui, le Conseil Mondial des Eglise élargit son action au delà des dialogues entre églises instituées et met ainsi en œuvre un forum ouvert à des chrétiens de tous genres (p 278).

 

Requêtes théologiques

La diversification du christianisme s’accompagne d’une diversification de la réflexion et de la production théologique. Les contextes historiques et sociologiques suscitent des angles de vue spécifiques. En Afrique, par exemple, l’Ancien Testament est particulièrement bien accueilli.

Cependant, en Occident, le travail théologique peut s’appuyer sur des moyens humains et des ressources. Il dispose de moyens de communication. Les théologiens des pays du sud devraient être davantage entendus et pris en compte. «  Le but n’est pas une théologie globale, mais l’internationalisation de la théologie chrétienne et une conversation respectueuse entre les penseurs chrétiens des différentes parties du monde » (p 281).

Plus qu’en Occident, les chrétiens des pays du sud sont confrontés à des religions non chrétiennes. Il y a donc là un appel à une meilleure compréhension des attitudes religieuses au-delà du christianisme. C’est un appel à développer des études interreligieuses souvent négligées dans les pays occidentaux (p 283).

Au cours des dernières décennies, deux mouvements théologiques importants ont émergé en dehors de l’Occident (p 282).

Le premier mouvement comprend différentes variantes de la théologie de la libération. Celle-ci s’est développée en Amérique Latine, mais il y a d’autres manifestations analogues en Asie : la théologie Dalit en Inde et la théologie Minjung en Corée.

Un autre champ nouveau est la pneumatologie, la théologie de l’Esprit. En Occident, cet intérêt, longtemps négligé, s’est développé à partir de « la redécouverte des Pères de l’Église, le dialogue avec les orthodoxes et un engagement de la théologie dans les traditions mystiques, notamment la tradition syriaque de la féminité de l’Esprit » (p 282) (3). Aujourd’hui, on peut noter l’apport des théologies pentecôtistes et charismatiques. « L’expérience de l’Esprit comme libérateur, encourageur (empowerer), donneur de vie, force de dialogue, un dans un monde habité par de nombreux esprits, a approfondi notre compréhension » (p 282). Signalons ici un remarquable article de Kirsteen Kim sur la théologie de l’Esprit en Corée : omniprésente, diversifiée, active pour contribuer à la dynamique nationale et au progrès social, à la paix et à la réconciliation (4).

Comme on vient de le voir, cet ouvrage nous offre une documentation très riche, encyclopédique. Il ouvre un horizon. Il nous apprend à penser au delà de nos conditionnements culturels. L’Europe n’est plus la source unique qui irrigue la pensée chrétienne. Le déclin du christianisme institutionnel en son sein est « un cas exceptionnel »  (exceptional case) pour reprendre l’expression de la sociologue britannique, Grace Davie (p 158)(2). Ce livre nous permet de voir plus grand et de vivre notre foi en communion à l’échelle du monde (5).

Jean Hassenforder

 

  1. Sebastian Kim and Kirsteen Kim Christianity as a world religion. An introduction. Second edition. Bloomsbury, 2016
  2. Grace Davie est une sociologue britannique réputée pour ses travaux dans le domaine de la sociologie religieuse. C’est elle qui a mis en évidence une attitude aujourd’hui répandue : « Believing without belonging » : croire sans appartenir. Sur ce site : Présentation du livre de Grace Davie : Europe. The exceptional case. 2002 : https://www.temoins.com/le-christianisme-en-europe-quelles-perspectives-2/
  3. Un livre de Jürgen Moltmann a ouvert la voie à une théologie de l’Esprit : Jürgen Moltmann : L’Esprit qui donne la vie. Une pneumatologie intégrale. Cerf, 1999. Voir : Un Esprit sans frontières : http://vivreetesperer.com/un-esprit-sans-frontieres/
  4. Kirsteen Kim. The past, present and future of Korean theology. Pneumatological perspectives. PCTS, Seoul, 12 mai 2010 : http://www.pcts.ac.kr/pctsrss/js_rss/zupload/학술발표3-커스틴김(영어).pdf
  5. Nous dédions cet article aux chrétiens africains de plus en plus nombreux à fréquenter le site de Témoins, notamment en Côte d’Ivoire et en République démocratique de Congo.
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