En regard du livre de Frédéric Lenoir : « La guérison du monde », présenté et mis en perspective dans un précédent article, à partir de données issues de différentes recherches,  cette analyse met en évidence le développement d’un nouveau courant culturel où les gens allient aspirations spirituelles et engagement dans des causes communes. En quoi, les églises classiques sont-elles interpellées par cette nouvelle culture. Comment envisager  en regard de nouvelles expressions de la foi chrétienne ?

 

Plusieurs lignes 

            En ouvrant ce livre, je savais la qualité de son auteur, mais je ne m’attendais pas à y trouver une synthèse aussi accomplie sur les caractéristiques de la crise actuelle et  les voies pour la dépasser. Dans cet espace de recherche sur le site de Témoins, je voudrais récapituler son apport sur une grande question : comment les mentalités évoluent-elles aujourd’hui dans le domaine de la sensibilité religieuse et spirituelle ?

            A plusieurs reprises dans ce livre, Frédéric Lenoir répond à notre questionnement. Il rappelle une donnée fondamentale : « La modernité occidentale a mis l’individu au centre de tout ». Et il distingue « trois grands moments dans la manière dont l’individu issu de la modernité se conçoit et agit par rapport au groupe » (p 285).

            Dans un premier temps, il évoque « l’individu émancipé ». Ce premier moment commence vers la fin du XVIIè siècle avec l’avènement du sujet autonome. Ce processus d’émancipation de l’individu par rapport aux communautés, aux traditions, à la religion, se généralise en Occident à partir du XVIII è siècle et prend la forme de plusieurs révolutions politiques » (p 285). Mais l’autonomie ainsi gagnée s’inscrivait dans de grands idéaux qui inspiraient les comportements. Ainsi « le processus d’émancipation s’inscrit dans un vaste mouvement de croyance au progrès… Malgré les déceptions, au lendemain de la seconde guerre mondiale, la volonté de changer le monde galvanisait encore des millions d’individus… » (p 286).

            « Mais la révolution culturelle et des mœurs des années 60 a marqué un profond tournant. Elle a favorisé une accélération des libertés individuelles dans le cadre d’une société de consommation exacerbée » (p 286). A partir du milieu des années 70, les individus se sont en majorité centrés sur la satisfaction de leurs besoins. L’auteur cite l’essai de Gilles Lipovetsky : « l’ère du vide ». La centration sur soi engendre un malaise. « L’individualisme contemporain se réduit à un narcissisme ». Dans la phase de « l’individu narcissique », on observe la progression de l’égocentrisme, de l’indifférence aux autres et au monde.

            Cependant, depuis une quinzaine d’années, un nouveau tournant est apparu. C’est une troisième révolution individualiste : celle de «  l’individu global » (p 288). Dans son livre, l’auteur évoque de nombreuses initiatives qui témoignent d’un nouvel état d’esprit. Ces divers mouvements sont révélateurs d’un formidable besoin de sens : Besoin de donner un sens à la vie commune à travers un regain des grands idéaux collectifs ; besoin de redonner du sens à sa vie personnelle à travers un travail sur soi et un questionnement existentiel. Les deux quêtes apparaissent souvent liées » (p 289).

 

            Avec réalisme, Frédéric Lenoir constate que ce courant est encore minoritaire (p 289), mais il grandit.

            A plusieurs reprises sur ce site, nous avons évoqué ce changement de conjoncture à l’échelle internationale. Les enquêtes internationales sur les valeurs menées depuis plusieurs décennies par Ronald Inglehart sous le vocable de « World values survey » (1), ont mis en évidence une évolution plus ou moins rapide des mentalités selon les pays. Le changement s’opère à travers les nouvelles générations. Une tendance générale apparaît : un passage des valeurs « traditionnelles » aux valeurs « matérialistes » rationnelles, puis à celles de qualité de vie et d’expression personnelle impliquant ainsi le recul de « la rationalité instrumentale » (« instrumental rationality »). Parallèlement, dans les pays développés, si la pratique religieuse dans les églises décline, les aspirations spirituelles augmentent. Et, par exemple, de plus en plus de gens répondent positivement à la question : « Vous arrive-t-il de penser au sens et au but de la vie ?

            Une autre approche de recherche a mis en valeur, aux Etats-Unis, à la fin du XXè siècle, l’apparition d’un groupe nouveau dans un paysage où jusque là les enquêtes sociologiques mettaient en évidence deux grandes catégories : « les traditionnels » et les « modernes ». Paul Ray, le chercheur américain qui a mis en évidence l’émergence de cette nouvelle sous-culture, a désigné ceux qu’elle rassemble, en terme de« cultural creatives » (2). « Leurs styles de vie est différent, leur conception du monde est différente, leurs valeurs sont différentes ». Les « créatifs culturels » s’engagent pour l’écologie et le sauvetage de la planète, pour la qualité des relations, la paix et la justice sociale, mais ils s’impliquent dans le développement personnel, la spiritualité et des valeurs comme l’authenticité et l’expression du vécu. Ainsi ils sont tournés à la fois vers l’intérieur d’eux-mêmes (inner-directed) et engagés socialement. Ils font mentir le stéréotype répandu selon lequel il y aurait une opposition entre vie intérieure et activité sociale. Aux Etats-Unis, en 1996, la répartition s’établit ainsi : traditionnalistes : 29% ; modernes : 47% ; créatifs culturels : 24%. Cependant, la croissance de la sous-culture formée par les « créatifs culturels » se poursuit rapidement. En effet, une recherche réalisée en 2008 montre que les « créatifs culturels » sont aujourd’hui plus du tiers de la population américaine (34, 9%) (3).

Mais on constate, en même temps, une évolution analogue dans d’autres pays occidentaux. Une enquête réalisée en 2003 par le Club de Budapest a permis de mettre en évidence la présence de cette sous-culture en France (créatifs culturels : 17% ; altercréatifs 21%) (4).  Et aujourd’hui, des recherches plus récentes mettent en évidence l’existence de cette sous-culture en Europe occidentale et au Japon à des taux élevés entre 33% et 37%. Ce courant est donc en train de progresser et de se répandre rapidement.

            Dans son livre : « Une nouvelle conscience pour un monde en crise » (5),

Jérémie Rifkin met en évidence une évolution des mentalités qui favorise une extension du champ de l’empathie. Il s’appuie notamment sur les résultats des enquêtes que nous venons d’énoncer.

            Ces données mettent en évidence au plan international la progression d’une mentalité nouvelle qui correspond à l’observation de Frédéric Lenoir. Différents mouvements convergent  qui « témoignent d’un formidable besoin de sens : besoin de redonner du sens à sa vie personnelle à travers un  regain des grands idéaux collectifs, besoin de donner du sens à sa vie personnelle à travers un travail sur soi et un questionnement existentiel. Les deux quêtes apparaissent souvent intimement liées » (p 289). Si Frédéric Lenoir reste légitimement prudent en déclarant que l’individualisme narcissique et l’idéologie consumériste tiennent encore largement le haut du pavé en Occident », les données recueillies sur le plan international révèlent cependant la progression rapide d’une sensibilité nouvelle ».

           

            D’autres chercheurs mettent également en valeur ce changement Ainsi, le sociologue Raphaël Liogier vient de publier un livre :

 

 « Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale » (6) et il expose également sa thèse dans un article paru dans un dossier de Sciences Humaines sur « l’évolution des religions » (7). Raphaël Liogier traite du changement qui se manifeste aujourd’hui dans les représentations collectives, dans les « mythes » entendus comme une « histoire ayant pour but d’explorer les mystères du monde, ses origines, son sens, situer les relations entre les hommes et le divin ». A côté du « désir de survivre », du « désir de vivre » qui correspond au « désir de vivre mieux »… l’homme désire « être » ( ). En fonction de figures emblématiques, l’homme construit une image de soi. Le désir d’être est naturellement tendu par le désir d’être encore » qui aboutit au désir d’ « être toujours » qui se manifeste dans « le rapport typiquement humain à la mort et l’idée de la survie de l’âme »… ». Le seul moyen dont dispose l’homme pour exprimer ce désir fondamental est de se raconter ». Ces récits s’inscrivent dans « les grands mythes qui ne sont que les narrations fondamentales à l’intérieur desquelles chaque homme et chaque groupe humain peut raconter sa propre existence, se situer dans une histoire ».

            Dans un monde de plus en plus interconnecté, « les images, les narrations circulent à l’échelle planétaire ». Ainsi, selon Raphaël Liogier, nous vivons à une époque d’une « interdépendance mythique ». Des relations nouvelles s’établissent entre des registres de connaissance jusque là séparés. La « nouvelle scène mythique » inclut ainsi un rapport renouvelé entre le présent et le passé (« hypertradition ») et une entrée dans le champ religieux et spirituel de nouveaux domaines comme la science (« hyperscience ») ou la nature (« hypernature »). Ces interrelations nouvelles induisent des formes et des représentations qui se manifestent  dans des cultures religieuses différentes. Par exemple, une représentation de l’énergie est maintenant évoquée dans des contextes divers. Des  ressemblances s’introduisent si bien qu’ « on peut passer d’une mouvance à l’autre sans changer véritablement de croyances. Une culture nouvelle apparaît alliant « exigence morale de développement durable (le global) et le développement personnel (l’individuel ». C’est ce que Raphaël Liogier appelle « L’individuo-globalisme ».

«  Ce nouveau sol mythique est aujourd’hui quasiment généralisé, au point de s’imposer avec des intensités variables dans l’ensemble du champ religieux et d’infuser l’ensemble de la culture ». Selon le contexte social, culturel et religieux, cette nouvelle sensibilité induit des formes nouvelles. Dans les pays économiquement développés, ce peut être une sorte de « régime de vie spiritualiste à base de bien-être, de créativité et de connaissance de soi ». Dans des contextes de plus grande précarité  économique, « l’individuo-globalisme » est plus volontiers vécu dans l’effervescence collective » ce que l’auteur désigne sous le terme de charismatisme ». Enfin, « en contexte de fragilité identitaire, l’individuo-globalisme peut être l’objet de résistances qui aboutit à des formes de fondamentalisme ». L’approche de Raphaël Liogier s’appuie sur de nombreuses études de cas. Si certaines interprétations peuvent nous paraître parfois contestables, le mouvement d’ensemble qui apparaît ainsi, met en évidence une nouvelle sensibilité religieuse. Le concept d’ « individuo-globalisme » rejoint la mise en valeur par Frédéric Lenoir d’ « une nouvelle figure de l’individu global » en quête de sa « vérité intérieure, du développement de son potentiel personnel, et, en même temps relié au Cosmos et citoyen engagé du monde » (p 289).

 

            Les recherches entreprises dans plusieurs pays abondent dans une mise en évidence de l’évolution des mentalités.

            Ainsi, la nouvelle enquête sur les valeurs des européens effectuée en 2008, met en évidence l’installation d’un nouveau paysage religieux en France (8). Deux nouvelles questions introduites dans l’enquête font apparaître l’apparition d’une population qui « se définit plutôt par une sensibilité religieuse personnelle à distance des institutions traditionnelles ». Ainsi, 47% des français disent « avoir leur propre manière d’être en contact  avec le divin sans avoir besoin des églises ou des services religieux ». Cette attitude se rencontre à la fois dans un sous-groupe de catholiques, pratiquants irréguliers et non pratiquants, et dans un autre ensemble de personnes qui disent ne pas appartenir à une religion, ne se sentent pas religieuses et affirment pourtant avoir leur propre manière d’entrer en contact avec le divin. Une deuxième question mesure une « sensibilité à la spiritualité » identifiée à un « degré d’intérêt pour le sacré et le surnaturel ». 41% des français se disent très ou assez sensibles à la spiritualité et, là aussi, ils se répartissent dans un large éventail d’attitudes. Ces chiffres sont très élevés. En effet, si les deux ensembles ne sont pas exclusifs et se recoupent, les 47% de français qui disent avoir « leur propre manière d’être en contact avec le divin » sont plus nombreux que ceux qui se déclarent catholiques (42%) et quasiment à égalité avec ceux qui déclarent une appartenance religieuse (50%). Nous voici dans un nouveau contexte où s’imposent progressivement de nouveaux comportements exprimés par les sociologues, et notamment par Danièle Hervieu Léger  en terme d’ « autonomie croyante ». Il y a là aussi une relation entre l’individu et le global.

            En Grande- Bretagne, l’évolution va dans le même sens. Dans son livre :

 « Church for every context » (9), à partir de recherches sociologiques, Michaël Moynagh met en évidence une évolution profonde des mentalités qui se manifeste dans une transformation des comportements. Une nouvelle culture apparaît. « Les gens se préoccupent avant tout de la vie quotidienne, la famille, les amis, les aspirations personnelles. La spiritualité s’établit en rapport avec ces préoccupations. Un chercheur britannique, Paul Heelas, a montré un intérêt croissant dans la spiritualité du bien être (« well-being spirituality ». Les pratiques populaires associant le mental, le corps et l’esprit apparaissent comme une éthique en faveur de la vie bonne. La consommation elle-même est orientée par une recherche de sens et s’investit par exemple dans des cadeaux. « La vie immanente inclut le désir de faire le bien »… De plus en plus, les personnes vivent en relation avec d’autres. Les liens intergénérationnels se maintiennent et vont croissant. La technologie contribue de plus en plus à la sociabilité ». En décrivant cette nouvelle manière de vivre, ce nouveau tissu social, Michaël Moynagh n’hésite pas à désigner ce changement en terme d’ « un tournant éthique profond »

 

 Une situation nouvelle qui appelle un débat.

 

            Si on constate aujourd’hui l’émergence d’une nouvelle sensibilité religieuse et spirituelle, celle-ci s’inscrit dans des changements profonds en cours maintenant depuis des décennies.

 Ainsi, dans son livre : « Le pèlerin et le converti», paru en 1999 (10), la sociologue Danièle  Hervieu-Léger décrit remarquablement les bouleversements en cours dans les mentalités. Elle montre le tournant intervenu à la fin des années 60 et au début des années 70. « L’idée d’une modernité « rationnellement désenchantée » définitivement étrangère à la religion est battue en brèche. On constate désormais une « proliférations des croyances dans des sociétés qui sont aussi, du fait de la rapidité du changement dans tous les domaines, des sociétés soumises à la tension d’une perpétuelle incertitude ». On enregistre « un vif intérêt pour les formes de religiosité associée à l’individualisme moderne ». On passe de « la religion perdue » à « la religion partout » (p 16-17). Ainsi, ce qui, dix ans plus tard, paraît en croissance, ce n’est pas l’effervescence religieuse, mais à partir de celle-ci, l’émergence d’une nouvelle configuration dans laquelle s’allient « un regain des grands idéaux collectifs et le besoin de donner un sens à sa vie personnelle à travers un travail sur soi et un questionnement existentiel », ou, en d’autres termes, « l’individu et le global ».

 

            Pendant des siècles, la religion s’est manifestée à travers des cadres qui, pour une part, s’imposaient aux individus. Aujourd’hui, on perçoit la montée des aspirations spirituelles dans un contexte de liberté. Il y a là une chance et une opportunité pour le christianisme lorsque, par delà des siècles d’une religion hiérarchisée, on en sait l’esprit et le dynamisme originel. Danièle Hervieu-Léger montre bien comment le christianisme est, dans son fondement, bien armé pour s’exprimer dans une affirmation de l’autonomie croyante, puisque, « d’une certaine façon, il a contribué à l’inventer. Cela vient d’abord du judaïsme, une religion qui pense la relation de l’homme à Dieu en terme d’alliance, puisque dans une alliance, par définition, il faut être partenaire. Le christianisme a donné à cette problématique de l’alliance les traits qui sont ceux aujourd’hui de la modernité, c’est à dire une radicale universalité puisque la bonne nouvelle est pour tous les hommes et une radicale individualisation puisque l’alliance implique la conversion du cœur de chacun » (11).

On relira également un des chapitre de son livre : « Le pèlerin et le converti » : « Les communautés sous le règne de l’individualisme religieux ». En effet, elle y traite du lien que l’individualisme religieux du genre mystique ou éthique a entretenu avec la modernité, dans le contexte chrétien, catholique ou protestant. Elle étudie les rapports entre l’individualisme religieux et l’individualisme moderne. Elle montre les formes diverses de la « validation du croire » et elle traite de la « désinstitutionnalisation » du religieux.

            On entendra également la voix d’un  théologien

Claude Geffré, dont la recherche a particulièrement porté sur le message du christianisme dans le contexte d’un  pluralisme religieux (12). « Si je parie pour le christianisme comme religion de l’avenir, c’est parce qu’il y a une réelle complicité entre le christianisme comme religion de l’Evangile et l’humain authentique…  Ce qui fait l’originalité du christianisme parmi les religions du monde, c’est le paradoxe de l’incarnation, l’avènement de Dieu dans l’homme, c’est l’inauguration la plus radicale d’une alliance, d’un pacte d’amitié entre Dieu et l’homme. « Plus Dieu est grand et plus les hommes sont grands ». Jésus dans sa réinterprétation de la religion d’Israël a mis fin à la violence du sacré…Si le christianisme est fidèle à la religion de Jésus, alors il est une religion d’avenir parce qu’il rejoint en tout être l’aspiration à se libérer de toute violence, y compris la violence du sacré ».

 

            Si on se reporte à l’analyse de la culture nouvelle en voie d’émergence dans les termes de la recherche concernant les créatifs culturels, on découvre qu’elle s’éloigne de la culture des « traditionnels » et de la culture des « modernes ». Dans quelle mesure les églises actuelles imprégnées par ces cultures, chacune différemment, sont-elles disposées à accueillir la culture nouvelle ? Dans quelle mesure évoluent-elles pour s’ouvrir aux caractéristiques de cette nouvelle culture : rejet des formes hiérarchiques et dimension participative, importance des rôles féminins, expression personnelle, dimension écologique et holistique, universalisme… ? Les obstacles ne résident pas seulement dans les pratiques institutionnelles, mais également dans les représentations théologiques. Manifestement, dans certains univers chrétiens, on constate, sous des formes différentes, un attachement au passé et un manque d’ouverture aux mentalités actuelles. Chacun pourra, dans son propre contexte, faire l’inventaire de ces résistances.

             En regard, il est important de mettre en évidence les évolutions et les changements en cours

Ainsi le courant de l’Eglise émergente, qui a donné lieu ici à de nombreuses études (13), nous paraît, entre autres et pour une part, une forme de réponse. Dès 2003, un article publié sur un site britannique (14), mettait en valeur une correspondance entre l’église émergente et la nouvelle culture. Beaucoup d’attention est portée à cette question par un pionnier de l’église émergente, Michaël Moynagh, dans son livre récent : « Church for every context ». Lors de la 

journée organisée par Témoins en novembre 2011 autour de la thèse en cours de Gabriel Monet (15), nous avions émis quelques propositions pour un accueil de la culture émergente par les églises (16). Bien sûr, cette culture est encore minoritaire. Si l’église émergente lui correspond, il est naturel qu’elle soit aussi minoritaire. Chaque culture requiert une réponse. Ainsi, on peut voir également que cette culture se répand rapidement. Les églises seraient bien avisées de tenir compte non seulement de la situation actuelle, mais de la prospective.

            Cependant de bons observateurs mettent en évidence combien la culture nouvelle commence à se diffuser, au delà des marges, dans certains univers chrétiens.  

Ainsi Harvey Cox, théologien et sociologue, depuis plusieurs décennies, observateur et acteur sur la scène américaine et plus largement à l’international, décrit un passage qui s’effectue d’un âge de la croyance doctrinale (« age of belief ») à un âge de l’Esprit (« age of the spirit ») (17). « Les gens religieux sont de plus intéressés aujourd’hui par les repères éthiques et les approches spirituelles que par les doctrines. On constate un éloignement grandissant vis à vis de la religion patriarcale et institutionnelle. Longtemps étouffée par les doctrines, les hiérarchies et la fusion désastreuse entre l’Eglise et l’empire romain, la foi, plutôt que la croyance, redevient la qualité qui définit le christianisme ». 

Et, Diana Butler Bass, dans une analyse historique, sociologique et théologique de l’évolution du christianisme aux Etats-Unis, jusque dans les changements de mentalité actuellement en cours, publie un livre : « Christianity after religion » (18) : « Le christianisme après la religion. La fin de l’Eglise et le commencement d’un nouvel éveil spirituel ». Elle inscrit le réveil spirituel (« spiritual awakening) qui se manifeste aujourd’hui dans la lignée des grands réveils américains, tout en montrant son originalité. En effet, cette montée de conscience spirituelle s’inscrit dans un contexte où s’allie dimension personnelle et dimension collective, le contexte que nous avons précédemment évoqué. Elle écrit ainsi : « Voici un nouveau réveil spirituel, en lien avec les autres réveils américains et faisant partie du réseau complexe du renouveau spirituel à travers le monde. Ce renouveau spirituel est en train de remodeler la plupart des religions en mettant l’accent sur des relations, des pratiques et des expériences qui mettent les gens en relation avec une conscience plus profonde d’eux-mêmes, avec leurs voisins, avec la communauté globale et avec Dieu. Cette spiritualité émergente suscite des forces nouvelles en faveur de l’égalité, de la communauté, de l’environnement, de la vie économique et d’une responsabilité mutuelle. Elle ouvre des voies pour de nouvelles formes de compassion vis-à-vis des humains et de la planète. Nous vivons à l’époque d’un grand tournant dans lequel nous avons une opportunité de « metanoia », d’avoir un regard nouveau et de créer un bien commun qui reflète la vision divine (« divine dream ») de réconciliation, paix, dignité et justice. Les chrétiens envisagent cela comme le « Royaume de Dieu » (« reign of God »). Les autres confessions utilisent d’autres termes. Cependant, nous cherchons tous à mettre en œuvre la Règle d’Or comme un chemin de compassion pour renouveler nos communautés et nous sauver du désespoir, de la déshumanisation et de la destruction » (p 259).

            La prise en compte de la culture émergente ne requiert pas seulement une nouvelle organisation de l’église, une nouvelle ecclésiologie. La nouvelle culture rompt avec la culture patriarcale qui a dominé pendant des siècles jusqu’à maintenant. Elle rompt aussi avec la culture de la puissance qui s’est installée depuis plusieurs siècles. La nouvelle culture universaliste, holistique, relationnelle, participative requiert des avancées théologiques profondes. A travers une recherche qui s’est développée au cours des dernières décennies, en phase avec les grandes questions soulevées par l’évolution contemporaine,

Jürgen Moltmann, reconnu comme un des plus grands théologiens de notre époque (19), nous offre des pistes de réflexion pour répondre aux interrogations nouvelles. Ainsi, récusant une opposition tranchée entre transcendance et immanence de Dieu, la pensée de Jürgen Moltmann permet de reconnaître l’œuvre de l’Esprit dans « le besoin  de donner un sens à sa vie personnelle à travers un travail sur soi et un  questionnement éthique ». A travers une théologie de la création qui récuse la domination de l’homme sur la nature, cette pensée éclaire le passage d’une conception du monde « mécaniste » à une conception du monde « organique ». En récusant une représentation de Dieu monolithique et impériale, à travers une théologie renouvelée d’un Dieu trinitaire, communion d’amour, cette pensée débouche sur une mise en valeur de la vie relationnelle : « Vivre, c’est la communication dans la communion ». Dans le mouvement d’une théologie de l’espérance fondée sur la promesse de Dieu et la dynamique de la résurrection du Christ, spiritualité personnelle et engagement dans le monde, vie intérieure et vie commune se rejoignent.

 

            L’humanité est engagée aujourd’hui dans une grande mutation. Différentes approches viennent éclairer ce phénomène. Le livre de Frédéric Lenoir s’inscrit avec originalité dans cette recherche. Remarquablement informé, mais aussi écrit avec un sens pédagogique et un art de l’exposition, il ne se contente pas de susciter la compréhension. Il ouvre également des pistes pour un engagement. Il éclaire ainsi notre recherche pour une vie chrétienne en phase avec les aspirations spirituelles du monde d’aujourd’hui. 

Jean Hassenforder

(1)              ** Voir le site de « World values survey » ** 

(2)               Ray Paul), Anderson (Sherry) L’émergence des créatifs culturels. Editions Yves Michel, 2001

(3)               Données sur la croissance de la mouvance des créatifs culturels sur : ** Voir sur Wikipédia **  

(4)               Association pour la biodiversité culturelle. Les créatifs culturels en France. Editions Yves Michel, 2007. **Voir la mise en perspective sur ce site ** « Les créatifs culturels. Un courant émergent dans la société française » :

(5)               Rifkin (Jérémie). Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie. Les liens qui libèrent, 2011. ** Voir sur ce site ** « Vers une civilisation de l’empathie. A propos du livre de Jérémie Rifkin. Apports, questionnement et enjeux » 

(6)               Liogier (Raphaël). Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? Armand Colin, 2012.

(7)               Liogier (Raphaël). La nouvelle religion du monde. Les grands dossiers de Sciences Humaines, N°19, janvier-février 2013, p 16-20. Les citations relèvent de cet article.

(8)               Bréchon (Pierre), Tchernia Jean-François) dir. La France à travers ses valeurs. Armand Colin, 2009. ** Voir sur ce site ** : « L’émergence d’un nouveau paysage religieux en France. Croire sans appartenir ».

(9)               Moynagh (Michaël). Church for every context. Introduction to theology and practice. SCM Press, 2012. ** Voir sur ce site ** « Nouvelle éthique sociale. Nouveau genre de vie. Questions pour les églises ».

(10)           Hervieu-Léger (Danièle). Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Flammarion, 1999 (aujourd’hui en livre de poche).

(11)           Citation empruntée à une interview de Danièle Hervieu-Léger ** Voir sur ce site ** : « L’autonomie croyante.  Questions pour les églises » 

(12)           Geffré (Claude). Le christianisme comme religion de l’Evangile. Cerf, 2012. Citation, p 62. « L’œuvre de Claude Geffré fait autorité en théologie des religions et plus particulièrement en théologie du pluralisme religieux. Dans le prolongement de ses recherches sur l’interreligieux et son évaluation positive du pluralisme religieux, l’auteur rassemble ici un certain nombre d’écrits antérieurs qui tendent à manifester l’originalité du christianisme comme religion de l’Evangile dans le concert des religions du monde ». (couverture)

(13)          ** Voir sur ce site ** : « Le courant de l’Eglise émergente. Dix ans de recherches »

(14)           Article de Chris Vermeulen sur le site : emergingchurch. info. ** Voir sur ce site ** : « une nouvelle culture est à accueillir » : 

(15)           ** Voir sur ce site ** « Compte-rendu de la rencontre du 11 novembre 2011 » par Françoise Rontard.

(16)           « Une approche sociologique de l’Eglise émergente » par Jean Hassenforder ** Voir sur ce site ** 

(17)           Cox (Harvey. The future of faith. Harper one, 2009. Sur ce site, mise en perspective : « Quel horizon pour la foi chrétienne » ** Voir sur ce site ** 

(18)           Bass (Diana Butler).  Christianity after religion. The end of church and the birth of a new spiritual awakening. Harper One, 2012. ** Voir sur ce site ** : « La montée d’une nouvelle conscience spirituelle » 

(19)           La vie et l’œuvre de Jürgen Moltmann à travers son autobiographie : « The broad place » : « Une théologie pour notre temps » ** Voir  sur le blog **  Jürgen Moltmann est l’auteur de nombreux livres, souvent traduit en français aux éditions du Cerf. En vue de rendre accessible la pensée de Jürgen Moltmann  à un vaste public, un blog : « L’Esprit qui donne la vie » ** Voir le blog **:  Un livre récent : « L’avenir de Dieu pour l’humanité et pour la terre d’après Jürgen Moltmann : « Sun of righteousness, arise ! God’s future for humanity and the earth » ** Voir sur le blog ** 

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