L’œuvre sociologique de Danièle Hervieu-Léger a inspiré et éclairé la recherche entreprise à Témoins depuis une quinzaine d’années sur l’évolution des mentalités et la pertinence des pratiques d’église. Son livre : « Le pèlerin et le converti » (1) paru en 1999 nous paraît garder, aujourd’hui encore, la même actualité et la même capacité de susciter notre compréhension du fait religieux et de la mutation sociale et culturelle dans lequel il s’inscrit. Très tôt, nous avons ainsi trouvé dans les écrits de Danièle Hervieu-Léger, un fil conducteur pour notre réflexion. Et, en 2001, elle a accepté de répondre à nos questions dans un article publié sur ce site : « L’autonomie croyante. Questions pour les églises » (2). Cet article demeure aujourd’hui une clef pour interpréter la situation religieuse. Cependant, quinze ans ont passé depuis lors. S’il nous paraît que les mêmes tendances de fond sont encore à l’œuvre aujourd’hui, quel est le point de vue actuel de Danièle Hervieu-Léger sur l’évolution du fait religieux ?

Aussi avons-nous découvert et écouté, avec un intérêt passionné, la conférence  qu’elle vient de donner le 5 février 2014 sur « les paradoxes de la scène religieuses occidentale » et qui nous est accessible en vidéo sur le site internet du « Centre Ressources Prospectives du Grand Lyon » (3).  ** Voir la video **

Invitée par l’Institut supérieur d’étude des religions et de la laïcité de Lyon (ISERL), Danièle Hervieu-Léger est présentée par le maire de Villeurbanne à l’occasion d’une exposition présentant les différentes communautés religieuses actives dans cette ville, un bel exemple de pluralisme assumé. Rappelons pour mémoire que Danièle Hervieu-Léger est membre du Centre d’anthropologie religieuse européenne au sein du Centre de recherche historique de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHSS/CNRS).

Danièle Hervieu-Léger rappelle au départ son positionnement scientifique. Elle intervient comme sociologue des religions. Et, à ce titre, elle nous montre comment la perception du fait religieux a complètement changé depuis cinquante ans. Face à la mutation intervenue dans le champ religieux, la théorie de la sécularisation, qui était jusque-là dominante depuis plus de deux siècles, s’est trouvée en défaut. Cette théorie mettait l’accent sur une évolution induisant un effacement durable de la religion dans les sociétés occidentales. La religion se retire de la vie sociale et politique, et, en se retirant dans la vie privée, son rôle devient de plus en plus périphérique. Ce discours s’appuie sur plusieurs éléments : la confrontation des grands systèmes religieux avec les sciences de l’époque ; une « montée en puissance des autonomies » ; la réduction de la religion à une option relevant de la sphère privée. « La loi ne dépend pas du ciel. Elle vient de la volonté du corps social ». L’humanité produit sa propre histoire. C’est la pensée de Marx, de Durkheim, de Wéber. Cependant, cette évolution se développe différemment selon les contextes nationaux. On retrouve aujourd’hui ces spécificités.

Cette théorie de la sécularisation, bien installée depuis le siècle des Lumières, s’est trouvée contredite par les grands changements culturels des années 60-70 et les transformations dans les mentalités qui ont fait irruption à cette époque (4). « On a réalisé qu’on s’était profondément trompé ». L’attention portée aux réalités institutionnelles avait été excessive et d’autres réalités sont apparues avec force. Une « culture des individus » passe au premier plan. Une critique de la modernité, renouant avec des oppositions antérieures comme celle du romantisme, se manifeste. On change d’attitude sur la manière de concevoir le rapport entre l’homme et la nature. Et, au début des années 70, le choc pétrolier de 1973 ouvre une crise économique qui va se poursuivre et se répéter, mettant en cause la logique productiviste et la croyance en un progrès linéaire. Des phénomènes religieux nouveaux apparaissent comme la nébuleuse mystico-ésotérique et le renouveau transconfessionnel. Cependant, les institutions ne profitent pas de ces changements. Et, au contraire, leur déclin se poursuit. « Ce qui émerge, c’est l’individu. Toute la scène religieuse se recompose autour de l’individu ». On recherche une religion à sa mesure, une religion qui réponde à ses problèmes, une religion qui fasse du bien.

L’incertitude engendrée par la nouvelle donne économique et sociale engendre un besoin croissant de sens. Les gens produisent des petits « récits de sens » et cherchent ensuite à les valider dans une relation avec d’autres. En évoquant le terme de « bricolage » qui est associé à cette attitude, Danièle Hervieu-Léger rappelle que ce terme a toute sa valeur dans la définition qui en est donnée par Claude Lévi–Strauss comme « une protestation contre le non sens ». Ainsi, une scène religieuse nouvelle apparaît. Les individus sont au centre. L’individualisme va de pair avec une prolifération de petites communautés. Les grandes

institutions religieuses peinent à suivre. Les individus se tournent de moins en moins vers les institutions. Une sensibilité religieuse affinitaire inspire un processus de rencontre et de mise en réseau. Et le développement d’internet renforce ce processus et lui donne une grande ampleur (5). L’individualisation du croire implique une recherche personnelle de sens. Celle-ci ne va pas toujours de soi, car, comme en d’autres domaines, il y a là une exigence intérieure qui peut être lourde à porter. Dans un autre domaine, le sociologue Alain Ehrenberg évoque « une fatigue d’être soi ». Ainsi la rencontre avec d’autres est un besoin. On cherche à s’inscrire dans une famille spirituelle. Danièle Hervieu-Léger évoque les formes différentes que peut prendre la recherche spirituelle : sociabilité dans le partage ou adhésion à un groupe totalisant. Par ailleurs, on observe également les effets d’une dérégulation institutionnelle conjuguée au déclin de la transmission culturelle. Chez certains, une déstabilisation peut engendrer une radicalisation.

Dans sa conférence, Danièle Hervieu-Léger évoque les conséquences de ces changements sur le modèle de la laïcité à la française. Manifestement, cette évolution met à mal la séparation tranchée entre sphère publique et sphère privée. Et la dérégulation institutionnelle pose des problèmes nouveaux aux pouvoirs publics. Face à ces changements profonds, l’expérience de Villeurbanne traduit en regard la recherche d’un pluralisme.

Cette intervention de Danièle Hervieu-Léger nous paraît éclairer tout particulièrement la scène religieuse française. Elle nous rappelle qu’il y a aujourd’hui une véritable mutation dans le champ religieux. Cette mutation a entraîné une révolution théorique dans la sociologie des religions, l’apparition d’un nouveau paradigme. Cinquante ans après l’apparition et le développement de ce nouveau processus et de la vision nouvelle qui l’accompagne, Danièle Hervieu-Léger nous permet de faire le point  avec le recul nécessaire.

Cette conférence nous présente un nouveau visage du religieux en France. Le déclin des institutions se trouve confirmé. Le paysage nouveau se traduit dans la poursuite de la montée conjuguée de l’autonomie croyante et d’une sociabilité religieuse affinitaire qui se traduit par la multiplication des groupes et communautés et l’expansion des réseaux. Cette perspective éclaire la réflexion de Témoins sur le phénomène de l’Eglise émergente qui est reconnu comme tel dans d’autres pays occidentaux et qui correspond aux besoins décrits ici par Danièle Hervieu-Léger (6). Face aux obstacles propres à la France, et prenant en compte l’offre déjà existante, comment trouver une voie appropriée utilisant internet et les réseaux sociaux pour ouvrir une voie nouvelle de rencontre et de partage, une manière nouvelle d’être et de faire église qui vienne s’ajouter aux propositions plus classiques, en poursuivant ainsi la diversification des expressions ?

Cette conférence magistrale de Danièle Hervieu-Léger mérite d’être écoutée et entendue par tous ceux qui, à différents titres, s’interrogent sur les formes nouvelles du religieux dans notre société contemporaine.

Jean Hassenforder

 (1) Hervieu-Léger (Danièle). Le pèlerin et le converti. Flammarion, 1999 (Une édition en livre de poche)

 (2) « L’autonomie croyante. Questions pour les églises. Propos recueillis auprès de Danièle Hervieu-Léger ».** Voir  sur ce site ** . 

(3) Danièle Hervieu-Léger : Les paradoxes de la scène religieuse occidentale. 5 février 2014 : conférence retransmise en vidéo sur le site : Millénaire 3. Le centre Ressources Prospectives du Grand Lyon . ** Voir la video **

(4) Un point de vue historique sur le changement religieux des années 60 : McLeod (Hugh). The religious crisis of the 1960’. Oxford University Press, 2007. « La crise religieuse des années 60. Quel processus ? Pour quel horizon ? » ** Voir sur ce site **

 

(5) Réputée dans sa recherche internationale sur la religion à l’ère du numérique, Heidi Campbell montre comment internet accompagne et accélère les transformations de mentalités. Elle rejoint Danièle Hervieu-Léger dans sa mise en évidence de l’individualisation religieuse : « Quelle vie en église à l’ère numérique ? Apport de la recherche anglophone : Heidi Campbell et Tim Hutchins ** Voir sur ce site ** .

(6) Deux sociologues : Gladys Ganiel et Gerardo Marti nous montrent aujourd’hui combien le développement des églises émergentes s’inscrit dans la nouvelle configuration sociale et culturelle caractérisée par l’individualisme religieux, et, en retour, un besoin de relation et de convivialité. Oxford University Press, 2014. « Quel avenir pour l’Eglise émergente ? Une approche sociologique ». ** Voir sur ce site **. 
Dans une thèse soutenue en 2013 à l’université de Strasbourg, Gabriel Monet nous décrit le phénomène de l’Eglise émergente et met en évidence la théologie qui inspire ce mouvement en terme d’ecclésiologie. Cette thèse est en voie de parution aux éditions LIT Verlag : « L’Eglise émergente. Etre et faire église en post-chrétienté ».

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