« L’Eglise à la maison » de Marie-Françoise Baslez

En regard d’institutions hiérarchisées et codifiées, quand des chrétiens découvrent le Nouveau Testament et la dynamique qui s’y manifeste, ils trouvent dans leurs rencontres, la présence du Christ et le souffle de l’Esprit. Alors apparaissent de petits groupes croyants, des assemblées de prière. Et de même que l’imprimerie a répandu l’accès à la Parole biblique et favorisé le partage qui s’en est suivi, la révolution numérique, internet, a changé la donne de la communication et permet une interconnection en réseaux. Cependant, si l’osmose entre l’Église et l’empire romain, intervenue au IVe siècle a suscité la confusion et engendré une institution religieuse hiérarchisée de haut en bas, nous sortons aujourd’hui de cette situation en entrant en post-chrétienté. Aussi, des théologiens s’inspirent à nouveau de l’exemple de l’Église première dans une vision nouvelle de l’ecclésiologie. Cela avait déjà été le cas au moment de la Réforme. Ainsi aujourd’hui, désirons-nous mieux connaître la vie des premières communautés chrétiennes dans leur environnement, et la manière dont elles ont grandi et communiqué. C’est nous tourner vers la recherche historique. A cet égard, le tout récent livre de Marie- Françoise Baslez sur « l’histoire des premières communautés chrétiennes Ier-IIIe siècle » (1) est particulièrement bienvenu. Et le titre d’entrée : « L’Église à la maison » est significatif dans le contexte d’un renouveau.

« Et si c’est par là que tout avait commencé ? Les Églises domestiques » ou de « maisonnées » (en d’autres termes, « l’Eglise à la maison ») ne sont-elles pas à l’origine de l’essaimage et de la croissance du christianisme durant les trois premiers siècles de notre ère ? Ne constituent-elles pas le vecteur d’une foi qui va se répandre sans rester cantonnée à quelques communautés isolées ? » (page de couverture). « A partir de leurs modes de vie et d’action, mieux perçus désormais par l’évolution générale de l’histoire antique, Marie-Françoise Baslez rejoint au plus concret la condition des chrétiens de cette période. Ni cachés, ni confinés, ceux-ci portent des questions qui sont parfois aussi les nôtres : l’émergence de l’individu, la place des femmes, la condition d’immigré ou d’esclave, la synodalité, le sens de la mission…) (page de couverture).

L’approche de Marie-Françoise Baslez est celui d’une historienne. Et elle peut s’appuyer aujourd’hui sur un ensemble de sources, bien au delà des textes fondateurs. « On s’attache aujourd’hui à faire l’histoire des chrétiens en comparant et en confrontant sources internes et externes, récits fondateurs et traces matérielles, écrits théologiques et expressions culturelles. Les approches théologiques et historiennes sont complémentaires » (p 10). Ce livre est important. Il renouvelle et éclaire notre compréhension du contexte social et culturel dans lequel l’Eglise primitive s’est développée. Il nous montre l’influence progressive du christianisme sur la société de l’époque. Il nous rapporte une manière de faire Église et de partager le foi et la vie chrétienne. Nous renvoyons donc au livre et nous nous bornerons ici à mettre en valeur quelques apports particulièrement éclairants.

 

Les églises de maisonnée

Nous savons, par les épitres de Paul, que les premières Églises se réunissaient dans des maisons. Mais, au juste, qu’est-ce qu’une maisonnée à l’époque ? Selon Paul, « L’Eglise universelle est constituée des Églises du Christ, des communautés locales et particulières comme « l’Eglise de Dieu qui est à Corinthe »… Paul s’adresse à elles en les inscrivant dans un cadre et une structure domestique, l’« oikos » qui se traduit en latin par « domus » et en français par « maisonnée » si l’on accepte d’utiliser ce terme populaire pour désigner tous les gens unis par des liens familiaux qui demeurent sous un même toit » (p 15-16). « La formule de Paul n’est pas sans rappeler celle des déclarations de recensements romains : « déclaration par maisonnée » (kat’oikian), au sein de groupe familial vivant sous le même toit (p 17). « L’ensemble du Nouveau Testament, et singulièrement les deux livres de Luc, confirment qu’à la fin du Ier siècle, l’église de maisonnée constituait une représentation et une réalité très vivantes dans toute la nébuleuse chrétienne » (p 19).

Mais que sont les maisonnées à l’époque ? Marie-Françoise Baslez nous rapporte une réalité complexe. Ainsi, en Grèce, « la maisonnée reposait sur un système d’autorité autant que de domiciliation sous le même toit. C’était un agrégat de personnes, parents consanguins ou gens extérieurs à toute relation familiale, tous soudés par la « philia », un attachement qui tenait de l’interdépendance pragmatique » (p 22). « Partager un même lieu d’habitation assurait une certaine communauté de vie » (p 24). Les femmes n’étaient pas reléguées. Les esclaves étaient intégrés. Et, à la campagne comme à la ville, la maisonnée fonctionnait « comme un unité de production et de consommation sous formes d’exploitations familiales, de petites  manufactures, de compagnies de commerce et de transport » (p 22).

C’est donc dans ce cadre que les premières églises chrétiennes se sont développées et ont inventé une nouvelle manière d’être et une nouvelle manière de croire. Marie- Françoise Baslez évoque ce processus sous un titre : « La maisonnée chrétienne, un laboratoire d’idées » (p 30-33). « Dans les première maisonnées chrétiennes, tout était à inventer, puisqu’il n’y avait pas de programme dans la prédication de Jésus, ni d’impératifs liturgiques mise à part la célébration du Repas du Seigneur, ni de principes d’organisation ecclésiale. Des pratiques et des institutions virent le jour dans le cadre de la maisonnée où se tinrent les premiers rassemblements chrétiens » (p 30). La vie des premières communautés chrétiennes est inspirée par l’amour fraternel. « L’agapè sous tend les relations intra-communautaires et une certaine conception de l’Église en les fondant sur la réciprocité… Au IIe siècle, les contemporains perçoivent l’originalité de cette attitude » (p 32-33).

 

Un christianisme généralement toléré

La recherche historique rapportée par l’auteure, vient changer nos représentations, des celles préétablies qui mettaient l’accent sur les persécutions. « Le sens général de l’évolution contredit l’image conventionnelle d’une Église confinée, devenue souterraine à l’épreuve des persécutions… » (p 35). « Avant 250, le christianisme ne fut pas une religion persécutée au sens technique du terme dans une volonté d’éradication, mais il était à peine toléré et les chrétiens restèrent toujours dans une condition précaire » (p 36). « En temps normal, en l’absence de dénonciations, la maisonnée apparut comme le refuge naturel pour une religion interdite, mais non persécutée, dans une société qui séparait rigoureusement la sphère publique et la sphère privée » (p 37). «Le cadre et la structure familiale donnaient un contenu à la liberté religieuse dans la sphère du privé en la définissant comme une liberté de réunion et de culte. La liberté de conviction n’était pas directement en cause, puisqu’elle relevait toujours dans le monde gréco-romain du for intérieur » (p 38).

Ainsi établies dans la vie domestique, les premières églises n’étaient pas vraiment confinées. « Vivre en maisonnée et en famille ne signifiait pas nécessairement vivre entre soi. Les membres d’une maisonnée étaient tous connectés à des réseaux sociaux, les uns par classes d’âge ou par affinités dans des amitiés diverses, les autres dans des regroupements transversaux qui rapprochaient maitres et esclaves, citoyens et étrangers, propriétaires et salariés… Le phénomène associatif est un trait marquant de l’époque » (p 43).

 

Influence sur les mentalités

 L’auteur s’interroge sur le rôle des femmes dans les premières communautés chrétiennes. « La maisonnée a-t-elle été une fabrique de féminisme ? » (p 53). Certes, la place des femmes dans le monde gréco-romain n’était pas aussi réduite que l’on peut l’imaginer. L’auteure évoque « les libertés de la maitresse de maison ». L’enseignement de Jésus, puis celui de Paul considère les femmes à l’égal des hommes à l’encontre des structures patriarcales dominantes. Les femmes sont donc certainement présentes dans les premières églises et l’auteure en présente quelques figures : « En couple, partenariat professionnel et collaboration missionnaire » (p 60), « Femmes indépendantes, femmes d’autorité » (p 63), « Veuves et vierges » (p 69). Le déclin du rôle des femmes ne se place pas entre la prédication de Jésus et celle de Paul. Elle paraît avoir été beaucoup plus tardive et semble dater de la fin du IIe siècle quand les assemblées d’Églises ne se tinrent plus seulement dans les maisons… « Le christianisme s’est adapté aux normes sociales non sans réticences et résistances durables » (p 72).

Un autre chapitre est consacré à « la question de l’esclavage ». L’auteure met en évidence une diversité de conditions et de parcours. « La diversité des situations vécues en Eglise de maisonnée et le flou de certaines d’entre elles conduisent à réévaluer le rapport des premiers chrétiens à l’esclavage » (p 93). Une réflexion est intervenue. « Les communautés chrétiennes réfléchirent davantage à l’idée de service mutuel et de rachat qu’à une théologie de la libération ». « Surtout, la pensée chrétienne ne se borna pas à rappeler l’égalité des hommes et des femmes devant Dieu, elle tendit aussi à prendre des positions libérales qui privilégiaient la personne plutôt que le statut, ce qui ne pouvait être sans effet dans la pratique des maisonnées » (p 93).

Marie-France Baslez met également en évidence une évolution importante, celle d’une affirmation croissante d’une conscience personnelle. Ainsi, le IIe siècle a été, pour les communautés chrétiennes, une période d’effervescence théologique où apparaît une pluralité d’opinion. De même, on peut observer une éventuelle adoption d’un nouveau nom d’usage en lieu et place du nom de naissance (p 141). C’est un indice d’individualisation. Dans certains cas, on observe des ruptures avec des attaches familiales (p 145). De même, les persécutions suscitent des choix différents. Au total, il y a bien « une affirmation de liberté comme droit de la personne à l’intérieur de la communauté chrétienne » (p 158). La mise en œuvre du principe de liberté de conviction dans la société de l’époque impériale constitua un nouveau défi pour les églises. Dans l’antiquité, la religion se confondait avec l’Etat et s’imposait à tous les membres du corps social… Le christianisme a été subversif, même au sein d’une maisonnée, en déclarant que la liberté est le droit de tout être humain d’agir à son gré et non sous la pression de contraintes extérieures » (p 158).

 

Une Église une et plurielle

Dans le Nouveau Testament, nous voyons apparaître des communautés chrétiennes dans tout le bassin méditerranéen, et, en même temps, une recherche d’unité se développe. Marie-France Baslez envisage les textes chrétiens comme « révélateurs d’une pastorale où prime le souci de la communication ». « C’était la condition nécessaire à la communion entre des fondations dispersées, si l’on voulait donner une réalité à l’idée d’Église une et universelle » (p 11). L’auteure nous décrit la manière dont le christianisme s’est répandu à travers l’apparition de communautés nouvelles. Les migrations et les voyages professionnels ont joué un rôle de vecteur : « Le réseau professionnel familial : un modèle paulinien » (p 96) ; « Le marchand et le missionnaire : une association emblématique ». (p 101). Ainsi se développent des « Églises en réseau (p 117). « Les communautés chrétiennes ont travaillé à stabiliser les réseaux fonctionnels qui avaient facilité le premier essaimage et à construire de nouveaux réseaux, proprement chrétiens, à l’échelle régionale » (p 117). Marie-France Baslez nous décrit les différentes formes de cette communication, par exemple la correspondance entre les évêques (p 130). « La réunion d’évêques en conférence régionale : « synode » en grec, « concile » en latin, fut l’aboutissement de la structuration de l’Eglise en réseaux » (p 132). A l’échelle régionale, ou plutôt provinciale, la pratique synodale s’est répandue.

« Les interactions entre Eglises particulières ont culminé au IIIè siècle dans la pratique synodale, elle-même l’aboutissement d’une sociologie des réseaux qui trouvait souvent son origine dans des liens ou des circuits familiaux… Ce fut la première représentation de l’Eglise universelle… La construction de la catholicité partait de la base pour faire l’unité dans la diversité ainsi que le rappelle Irénée… C’était envisager une unification de type fédératif. En 325, l’espace christianisé était multipolaire, aucun centre ne s’imposait. A peine pouvait-on parler d’un tropisme romain » (p 186-187). Une multipolarisation s’imposait « à l’avantage d’Antioche, d’Alexandrie, Carthage et Rome » ( p 135).

Avec Marie-France Baslez, nous avons découvert comment « l’Eglise à la maison a été le premier moteur de la christianisation, parce que la maisonnée antique était un modèle dynamique et non statique » (p 182). Lorsque l’expansion chrétienne a été reconnue publiquement, des « maisons d’Eglise » sont apparues. La vie de l’Eglise s’est inventée dans les maisonnées du monde gréco-romain. Si on peut estimer qu’après le IIIe siècle, l’unité de l’Eglise reste à parachever, il reste que l’association avec l’empire a engendré un système en rupture avec le modèle participatif et fédératif de la première Eglise. L’auteure s’est limitée à l’histoire des premières communautés chrétiennes. Elle n’entre pas dans cette analyse.

Ce livre est important. Il est novateur, car il nous fait découvrir le paysage de la société gréco-romaine à cette époque et nous permet ainsi de sortir de certaines représentations erronées. Il nous permet également d’échapper à toute idéalisation. Et, en même temps, au sortir de la chrétienté et au moment de l’affaissement d’un système clérical, nous pouvons trouver une inspiration dans cette dynamique de l’Eglise première.

 

Jean Hassenforder

(1) Marie-France Baslez. L’Eglise à la maison. Histoire des premières communautés chrétiennes (Ier-IIIe siècle). Salvator, 2021

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