La recomposition du religieux dans la modernité
Selon Danièle Hervieu-Léger

Nous savons combien les différents aspects de la vie se sont transformés rapidement au cours des dernières décennies et continuent encore aujourd’hui à changer. La religion participe à cette grande transformation. Et, dans tous les cas, nous avons besoin de comprendre les changements en cours pour mieux nous situer et pour mieux les aborder. La question religieuse est particulièrement sensible parce qu’elle concerne le sens de notre existence et notre vie au plus profond. Or, c’est un domaine où la transformation a été particulièrement profonde et rapide au cours des dernières décennies.

Le déclin des institutions religieuses traditionnelles est un des indicateurs les plus significatifs de cette évolution. Tout indique que le phénomène doit être envisagé dans une perspective plus vaste : la transformation du vécu religieux.

Comme croyants, et ici à Témoins, comme chrétiens, nous sommes évidemment appelés à comprendre les transformations sociales et culturelles qui induisent des changements dans les pratiques religieuses. Nous avons cherché à évaluer la pertinence de l’offre chrétienne et, en regard, les innovations à même de mieux répondre aux aspirations contemporaines. Et, dans cette perspective, pour analyser et comprendre la situation, nous avons fait appel à l’apport de la sociologie. Dans ce travail, l’apport de la sociologue Danièle Hervieu-Léger a été pour nous un éclairage particulièrement saisissant, car il nous a permis de situer les problèmes et les questions issues de notre expérience. Dans cette recherche, un livre nous a particulièrement éclairé : « Le pèlerin et le converti » (1). Publié en 1999, c’est à dire il y a vingt ans, ce livre nous paraît avoir gardé toute sa pertinence et son actualité. A plusieurs reprises, nous avons mis en évidence l’apport de Danièle Hervieu-Léger. Ainsi a-t-elle accepté de répondre à quelques unes de nos questions dans un article publié en 2001 (2). Et, par la suite, nous avons rendu compte d’une de ses interventions enregistrées en vidéo (3).

Le temps passant, nous nous sommes demandé si nous pouvions communiquer l’état actuel de sa pensée. Dans une intervention au « Forum des nouveaux mondes », rapportée dans une vidéo mise en ligne en 2015 (4), Danièle Hervieu-Léger nous apporte une vue d’ensemble, une synthèse à la fois à la fois sur l’évolution des sciences sociales des religions depuis quarante ans et sur les changements intervenus sur la scène religieuse durant cette période. Ainsi intitule-t-elle cette conférence : « La recomposition du religieux dans la modernité ». Et ainsi, elle nous offre « quelques outils » pour éclairer l’évolution en cours. Nous accompagnons le visionnement de cette vidéo par quelques notes empruntées à cette intervention.

 

En quarante ans, la perspective a changé.

Danièle Hervieu-Léger a commencé sa carrière de chercheur, il y a quarante ans. Or, nous dit-elle, durant cette période, le regard des sociologues français a complètement changé. Il a été bousculé par une transformation massive de la scène religieuse. Ainsi, le propos de Danièle Hervieu-Léger traite à la fois de l’évolution de la problématique sociologique et de la transformation du paysage religieux.

« « Il y a quarante ans, les sciences sociales des religions, particulièrement en France, adhéraient à « un paradigme de la perte religieuse dans le monde moderne ». « La religion est forcément en reflux ». « Dans le monde moderne, la modernité et la religion, cela ne marche pas ensemble ». A l’époque, la définition de la modernité percutait de multiples façons le fait religieux ». En effet, la modernité s’analysait en trois éléments principaux : « La rationalité scientifique et technique, l’autonomie du sujet individuel, la différenciation des sphères de la vie sociale ». Or, dans ces trois aspects, on percevait un recul du religieux : « Si la science dissout progressivement les grandes explications de la création et du monde, si l’évidence que la souveraineté de la loi émane du corps citoyen et non descend du ciel, si on admet que la religion est une option laissée au choix des individus, vous comprenez bien qu’on est sorti d’un monde entièrement enveloppé par la religion. On est dans un monde dans lequel, on peut suivre, avec différents outils, le reflux de la présence normative, prescriptive, théologique de la religion ».

Cependant, « la thématique de la perte de la religion dans les sociétés modernes » était envisagée différemment selon les contextes nationaux. La conjoncture historique influe sur la manière d’envisager les situations. L’approche française était très différente de l’approche américaine. La version française de l’opposition entre modernité et religion était abrupte. En effet, en France, « Le conflit entre la République et l’Eglise romaine a été violent : d’un côté, une France catholique traditionnelle enracinée dans l’idée d’une norme transcendante, et, de l’autre côté, une France républicaine sortie des idéaux de la Révolution française » se sont affrontées dans « un conflit historique qui a, en gros, duré deux siècles et demi ». Ainsi, dans ce contexte, la problématique de la perte religieuse en France a été particulièrement prononcée. « Des observations y participaient . Depuis, en gros, la guerre de 1914, on a pu mesurer le reflux de catholicisme en France. Après la guerre de 1914, c’était un ébranlement. Progressivement, c’est devenu une vague qui a abouti aujourd’hui à une situation, où certes le catholicisme a une présence culturelle massive dans la société française, mais une présence invisible qui travaille silencieusement puisqu’on sait que globalement, il n’y a plus que 5 à 6% de pratiquants (et encore à l’aune du mois) et que ce taux tombe à 2% chez les 18-14 ans ».

En contraste, aux Etats-Unis, la situation est très différente. « Le problème de la perte religieuse ne s’y est pas joué sur le mode de l’altercation entre la religion et la modernité ». Il s’est plutôt joué dans la dilution des frontières entre les différentes dénominations qui gommaient en quelque sorte leurs enjeux théologiques pour se fondre dans une religiosité civile, dans une religion civile qui est aussi liée à l’histoire américaine. Aux Etats-Unis, la liberté religieuse est la première des libertés. Les émigrants, qui ont fondé les Etats-Unis, sont venus notamment pour échapper à la persécution religieuse, alors qu’en France, la liberté de pensée a été gagnée dans un combat contre l’église romaine. De la même façon, le concept de la séparation entre l’Eglise et l’Etat n’a pas la même signification en France et aux Etats-Unis. En France, ce concept a été construit pour protéger la République des empiètements de l’Eglise, alors qu’aux Etats-Unis, le principe de la séparation a été mis en place pour protéger les communautés religieuses des empiètements de l’état ».

Danièle Hervieu-Léger traite ici des sociétés occidentales : Europe et Amérique du Nord. Comme on vient de le voir dans la comparaison entre la France et les Etats-Unis, il y a des variantes selon les pays, « Mais une chose est sure : la religion ne gouverne pas les sociétés occidentales modernes ». Mais elle marque l’histoire de ces sociétés. On peut mesurer « à quel point ces sociétés, et même leurs valeurs les plus modernes, ont été modelées par une matrice religieuse… Si je prenais une métaphore, la fusée religieuse a mis en orbite un satellite modernité. Et, au bout d’un certain temps, ce satellite n’a plus eu besoin de la fusée porteuse qui est retombée et il a tourné tout seul ».

Effectivement, la religion a joué un rôle majeur dans l’émergence de la modernité. C’est la thèse du sociologue Max Weber. En Chine, en Inde, dans le monde entier, il y avait des sociétés extrêmement florissantes.  Pourtant, c’est dans « une petite zone circonscrite autour du pourtour méditerranéen qu’ont émergé des idées comme la liberté individuelle, la notion même d’individu, la différenciation des activités politiques et religieuses, les idéaux démocratiques, les idéaux d’égalité, le gout du calcul rationnel. Ce sont là des réalités qui sont sortis du bouillon de culture méditerranéen, travaillé par le judaïsme d’abord, par le christianisme ensuite ». L’apport original du judaïsme, c’est d’abord « l’idée d’alliance ». C’est « la représentation d’un Dieu qui considère le peuple comme un interlocuteur et lui offre une alliance que le peuple peut refuser ». L’histoire biblique nous raconte cette histoire. « Cette proposition de l’alliance est au cœur de l’autonomie. C’est à dire qu’on choisit, que le peuple choisit . Ainsi, l’idée d’alliance a joué un rôle essentiel dans notre conception de l’histoire qui n’est pas un destin qui s’impose, mais un processus que les hommes construisent »… « Le christianisme a pris en quelque sorte la relève en faisant de l’alliance non plus quelque chose qui se jouait entre Dieu et son peuple, mais quelque chose qui se jouait entre Dieu et l’humanité à travers à la fois un processus d’universalisation (la bonne nouvelle est pour tous) et d’individualisation (C’est chaque individu qui peut se convertir). Notre culture a ainsi été modelée par les traditions juives et chrétiennes auxquels se sont ajoutés le filon grec, le filon romain »… A partir d’un certain moment, le grand tournant, c’est le XVIIIè siècle, la référence religieuse va progressivement passer au second plan et la modernité va progressivement devenir séculière, puis sécularisée ».

Tel est le tableau mental sur lequel on réfléchissait, il y a quarante ans et à partir duquel on se posait très peu de questions. Le seul problème : combien de temps pour que la religion disparaisse ? ». Dans les années qui ont suivi, cette conception a été bouleversée par de grandes transformations sociales et culturelles.

 

La nouvelle présence du religieux dans la modernité

 Dans les années 1970, la conception classique des rapports entre religion et modernité ont été remis en cause très radicalement.

« Il a fallu opérer une révision tout à fait fondamentale du paradigme, non pas abandonner la sécularisation, mais accepter une complexification du schéma, non pas cette espèce de simple opposition entre religion et modernité, mais quelque chose de plus complexe ».

Plusieurs facteurs d’opposition sont apparus.

Tout d’abord, « dans la période qui a suivi les mouvements culturels des années 68-70, on a enregistré l’explosion de ce qu’on a appelé la nouvelle culture spirituelle et les nouveaux mouvements religieux, une apparition de toutes sortes de groupes, de courants qui apparaissent, non pas sur les marges de la société moderne, dans des couches attardées de la modernité, mais sur les campus des universités, dans des couches sociales éduquées et parfaitement impliquées dans la rationalité scientifique et technique… Ces individus autonomes, intégrés dans la rationalité, voilà qu’ils se mettaient à se passionner pour des questions de spiritualité qui leur faisaient explorer les mondes des spiritualités orientales, du yoga, de la méditation… » (5).

« Deuxième phénomène, encore plus important et plus perturbant, le retour du religieux sur la scène publique. L’hypothèse de la différenciation des institutions était corrélée avec l’hypothèse de la privatisation du sentiment religieux. A partir des années 80, c’est le retour massif du religieux sur la scène publique ». Ce retour ne s’est pas manifesté seulement en Pologne, en Iran ou en Amérique latine, mais « au cœur de la société moderne ». A cet égard, Danièle Hervieu-Léger envisage l’élection présidentielle américaine en 1980 comme une date très significative. « Des états du sud des Etats-Unis qui, jusque là, votaient traditionnellement démocrates, ont basculé, en particulier sous l’influence de la « Moral majority » et de l’explosion des évangéliques qui ont appelé à voter Reagan et qui ont fait la deuxième élection de celui-ci ». Dans le cas français, la question de la visibilité de l’Islam est apparue peu à peu.

Un troisième phénomène a été également constaté. C’est la résistance d’un certain nombre de croyances, ce qu’on a appelé « croyances populaires », des croyances informelles, relativement peu régulées par les églises et donnant lieu à des pratiques : dévotion, guérison… ». on a également constaté que ces manifestations n’étaient pas seulement des pratiques rurales résiduelles, mais qu’elles étaient de fait plus développées dans les villes.

Au total, « on découvre que les sociétés ultra-modernes, dans lesquelles nous vivons, sont certes des sociétés où les institutions religieuses ont cessé de dire la norme et la morale pour tous, mais que cela n’empêche pas pour autant les croyances de proliférer ». « Les gens ne fréquentent plus les lieux institutionnels du religieux, mais cela ne veut pas dire qu’ils ont cessé de croire. La déperdition des institutions religieuses ne signifient pas la déperdition des croyances spirituelles ».

« Les sociologues ont donc été obligés de repenser leurs outils théoriques, le paradigme de la perte religieuse dans les société moderne. La sécularisation, ce n’est pas la perte des croyances, c’est l’individualisation de la croyance et son échappement à la régulation des institutions religieuses ».

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Une nouvelle manière de croire

« Les gens croient probablement à peu près autant qu’autrefois,  mais, à partir de leurs positions, de leurs intérêts, de leurs expériences, ils fabriquent eux-mêmes leurs petits systèmes de sens en faisant de moins en moins référence aux grands codes de sens des institutions. Cela ne veut pas dire que ces codes ne les intéressent pas, mais ils fonctionnent pour eux comme des boites à outils symboliques où on va chercher tel ou tel élément ». Et cela donne « des hybridations étonnantes ». Ainsi, si parmi les croyants catholiques, 25 à 30% croient en la réincarnation, on doit s’interroger sur la signification attribuée à cette croyance. Certes, à toutes les époques, les croyants pouvaient avoir l’habitude d’en prendre ou d’en laisser. Mais dans le passé, « La dernière chose à faire était d’afficher des croyances hétérodoxes, car cela pouvait finir sur un bucher ». Au contraire, aujourd’hui, selon Danièle Hervieu-Léger, « à l’intérieur même des grandes dénominations religieuses, l’authenticité du parcours personnel a pris le pas sur la conformité des vérités à croire. Les institutions continuent de préserver des vérités à croire. Les individus en prennent ou en laissent, mais les institutions font avec… ». Et même, « la quête spirituelle est valorisée en tant que telle. Ce qui compte, c’est d’être authentique. Ce n’est pas d’être conforme. Cela, c’est un idéal typique de la haute modernité dans laquelle la croyance elle-même doit être mise au service du développement du potentiel personnel. L’idée que les croyances religieuses sont faites pour vous faire du bien ici-bas est une idée tout à fait nouvelle dans le paysage occidental. Pendant des siècles, elles ont été faites pour assurer votre salut, mais aujourd’hui on est dans un un processus qui fait que c’est ici, maintenant et à travers sa voie personnelle que les individus sont intéressés au croire et croient effectivement beaucoup ».

Danièle Hervieu-Léger met l’accent sur une caractéristique importante dans la manière de croire aujourd’hui : le « bricolage ». C’est vrai pour les croyants « New Age » qui font appel à des croyances et à des pratiques d’origine différente. Mais cela vaut aussi pour les croyants qui se déclarent tenants de la tradition intégrale, de la tradition de toujours. «  Nous, on veut la messe « de toujours », mais il n’y a pas de messe de toujours. Il faut savoir que la messe de toujours, la messe en latin, c’est l’ordo romain qui ne s’est imposé en France qu’au milieu du XIXè siècle. De la même manière, dans les courants radicaux, musulmans ou juifs, vous avez la même fixation sur la tradition de toujours au nom de laquelle on peut exclure les croyants tièdes ou les croyants qui bricolent autrement. Ce qui est vrai, de façon très générale, c’est que tout le monde bricole ».

Le mot : « bricolage » appartient au vocabulaire familier. Il fait image. Mais Danièle Hervieu-Léger précise qu’elle n’emploie pas ce mot par commodité pédagogique. Ce terme a une portée plus profonde. « C’est le mot que Claude Lévi-Strauss a utilisé pour parler du mythe. Et qu’est-ce que Claude Lévi-Strauss a dit du mythe ? C’est qu’il est une formidable protestation contre le non-sens. Nos bricolages contemporains du croire sont ainsi une formidable protestation contre le non sens… Et pourquoi protestation contre le non sens ? Parce que nous vivons dans un monde où il est de plus en plus difficile de savoir où on est, qui on est, comment se repérer et ce que va être l’avenir ».

 

Le paysage religieux aujourd’hui.

En quoi l’expression religieuse a-t-elle une place différente dans notre société par rapport à celle d’hier ?

Il y a quarante ans, la modernité était définie « avec trois évènements clairs : La rationalité scientifique et technique, l’affirmation du sujet, la différenciation des institutions. En fait, nous étions aveuglés par la modernité triomphante des années de l’après-guerre. La modernité économique, technologique, démocratique paraissait se développer d’une façon linéaire, sans aucune fin ».

« Dans les années 70, il y a eu une remise en cause fondamentale de ce modèle. C’est le moment où la modernité doute d’elle-même, où la modernité mesure ses incertitudes. Si les sciences et les techniques rencontrent des succès, elles produisent également de plus en plus d’opacité et font surgir des problèmes éthiques de plus en plus compliqués. L’autonomie du sujet paraît déboucher sur une perte du lien social. La différenciation des institutions est vécue comme une fragmentation des relations sociales. Le quatrième trait de la modernité, celui que l’on a longtemps occulté, c’est l’incertitude, non pas une incertitude liée à une crise passagère, mais une incertitude liée au fait que nous sommes confrontés, comme le dit Marcel Gauchet, à l’impératif du changement. Nous sommes dans des sociétés où nous sommes contraints de changer. Le mot d’ordre, c’est changer. C’est vrai au niveau individuel. C’est vrai au niveau collectif. Les grandes institutions sont de moins en moins aptes à gérer l’incertitude. Cette situation produit une anxiété collective considérable et, sur le terrain d’une sécularité qui continue à s’approfondir, une très grande prolifération de croyances ».

Comment cette propension à la croyance va-t-elle s’exercer ? Dans quelles formes nouvelles ?

« Si chacun bricole son petit système de croyances dans son coin, est-ce que cela veut dire qu’il y a une multitude de petits systèmes spirituels disséminés ? » De fait, il y a des limites. Quand on regarde ces dispositifs de bricolage, ils sont d’abord contraints par l’environnement culturel. On ne bricole pas de la même façon si on vit dans des quartiers de banlieue ou des centres-villes, si on est un agent d’entretien ou un cadre stressé. Tout le monde bricole, mais pas avec les mêmes moyens et à partir des mêmes situations expérientielles » Et par ailleurs, la quête spirituelle est orientée par une thématique commune. « En dépit d’une revendication de singularité, ces petits systèmes de sens vont toujours se nicher du côté des questions ultimes.  Quels sont les grands problèmes principaux ? Pourquoi faut il mourir ? Pourquoi faut-il souffrir ? Pourquoi la souffrance de l’innocent et du juste ? Pourquoi faut-il supporter l’autre ? Les petits systèmes de sens s’ajustent autour de ces grandes questions ».

« D’un côté l’éloignement de la référence à l’autorité de l’institution. D’autre part, la centralité de l’individu et de ses affects sur la scène religieuse contemporaine ». Danièle Hervieu-léger rappelle son livre : « Le pèlerin et le converti ». « Il y a deux figures de description qui sont opératoires pour  décrire la scène religieuse contemporaine. Pour le sociologue, une figure de description, c’est le moyen de corréler une problématique théorique et les observations sur le terrain. Selon moi, ces deux figures sont celles du pèlerin et du converti. Le pèlerin, c’est l’individu qui chemine, qui ne sait pas toujours où il va. Il marche. Il chemine. Il va d’une étape à l’autre.

Le converti, c’est celui qui n’endosse pas une identité religieuse qu’on lui a conféré. C’est l’individu qui choisit sa religion, la famille religieuse dont il se sent partie prenante. Deux phénomènes correspondent aujourd’hui à cette typologie : le succès des pèlerinages et le nombre des conversions à toutes les religions ».

Pèlerin et converti sont deux figures individuelles, mais parallèlement à l’individualisme, « les  besoins communautaires s’expriment sur la scène sociale ». « On est devant une crise formidable de la validation institutionnelle des petits récits croyants. Autrefois, tout le monde bricolait, mais, en gros, tout le monde se rapportait au discours officiel de l’Eglise. Aujourd’hui, l’autorité des institutions est mise à distance… La scène religieuse contemporaine est travaillée par deux modalités de validation. D’une part, la validation qui s’opère dans de petits groupes d’égaux où on communique souvent sur un mode émotionnel des affects spirituels. C’est la grande vogue des mouvements religieux qui vont du pentecôtisme au mouvement charismatique. Et puis, de l’autre côté, quand on n’a pas les moyens, car c’est très onéreux, il faut avoir du temps, il faut avoir des relations, il faut avoir des ressources culturelles, il y a une autre modalité de validation qui s’impose, c’est le recours à la validation communautaire « hard » d’un gourou, d’un  directeur de pensée, d’un chef qui vous dit : « Pose tes valises. Moi, je te donne les clefs d’un système de sens Tu peux te fier à moi » et qui constitue autour de lui, un groupe de disciples ».

Il y a donc deux formes de validation :

« Une validation « soft » qui envahit aujourd’hui les institutions religieuses, les grandes églises qui sont travaillées par cette validation soft où finalement ce qui compte, c’est de se sentir bien dans de petites communautés…

Et, de l’autre côté, une validation « hard » » dans des groupes que le langage commun appelle secte ( mais le mot est souvent mal choisi) et dans lequel on est devant une frontière claire entre ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors, et dans lesquels on se prévaut de la possession de la vérité »

Au total, il y a donc trois formes de validation :

Validation institutionnelle : en panne

Validation mutuelle, parfaitement cohérente avec la culture contemporaine de l’individu

Validation communautaire qui est le reflux des défaillances de cette validation mutuelle

 

Quel paysage religieux aujourd’hui ?

Les sociétés dans lesquelles nous vivons sont-elles des sociétés plus tolérantes que celles du passé ? Ou bien sont-elles menacées par des guerres de religion ? Et bien, la réponse, c’est les deux à la fois : le religieux « soft » d’un côté ; le religieux « hard » d’un autre côté. On n’est pas sorti des passions religieuses ».

Dans cette conférence, Danièle Hervieu Léger nous apporte des clefs pour comprendre le paysage religieux actuel. De fait, elle nous introduit à la fois dans le parcours des sciences sociales de religions et dans l’évolution des pratiques religieuses elles-mêmes. Cette rétrospective met en évidence un mouvement puissant et rapide.

C’est une approche scientifique. Elle ne se confond pas avec une réflexion chrétienne missionnelle, mais elle l’éclaire.

Danièle Hervieu-Léger nous montre comment le religieux a repris une place importante dans notre société. Sur le plan individuel, cela se traduit dans l’intensité et le foisonnement de la quête spirituelle aujourd’hui (6). Cette quête suscite une grande activité relationnelle dans une recherche de validation qui est ici grandement mise en évidence. Dans ce paysage, Danièle Hervieu-Léger fait ressortir un fait majeur : le déclin et le perte d’influence des institutions religieuses traditionnelles.

Dans une approche chrétienne voulant s’inscrire dans le message évangélique originel, on peut voir dans ce temps d’incertitude, d’inquiétude, de confrontation avec le non sens, un champ ouvert au témoignage. Les valeurs issues du christianisme et considérées comme allant de soi pendant toute une période, n’ont-elles pas besoin davantage de soutien aujourd’hui ? Cela appelle évidemment un renouvellement par rapport à des héritages de chrétienté. D’autre part, la prise de conscience écologique va de pair avec un renouveau de transcendance ( 7).

En 2016, Témoins a organisé une journée intitulée « Parcours de foi aux marges des cadres institutionnels » (8). L’apport de cette conférence converge avec les apports qui ont éclairé cette journée (9). Le témoignage chrétien doit s’inscrire aujourd’hui dans un grand mouvement de recherche de sens. En terme de dialogue, de partage, il participera à la recherche et à la validation. En terme de convivialité fraternelle, il ouvrira une dimension communautaire. En terme de réseau, il prendra sa place dans l’univers et dans le potentiel de la communication numérique (10). Cette recherche et ce mouvement doivent être envisagés dans une perspective internationale (11). Danièle Hervieu-Léger nous ouvre ici à la compréhension de la question religieuse aujourd’hui.

Jean Hassenforder

  1. Danièle Hervieu-Léger. Le pèlerin et le converti. La Religion en mouvement. (Livre de poche. Champs. Flammarion)
  2. L’autonomie croyante. Questions pour les Eglises. Propos recueillis auprès de Danièle Hervieu-Léger https://www.temoins.com/jean-hassenforder-lautonomie-croyante-questions-pour-les-eglises/
  3. Le paradoxe de la scène religieuse occidentale. Une conférence de Danièle Hervieu-Léger. 5 février 2014 https://www.temoins.com/le-paradoxe-de-la-scene-religieuse-occidentale-une-conference-de-daniele-hervieu-leger-le-5-fevrier-2014/
  4. La recomposition du religieux dans la modernité. Conférence de Danièle Hervieu-Léger rapportée en vidéo You Tube : https://www.youtube.com/watch?v=CocA2DDth70
  5. La crise religieuse des années 1960. Quel processus pour quel horizon ? : https://www.temoins.com/la-crise-religieuse-des-annees-1960-quel-processus-pour-quel-horizon/
  6. La quête spirituelle en France. Une enquête sur les chercheurs spirituels : https://www.temoins.com/la-quete-spirituelle-en-france/
  7. La montée de la conscience écologique. Des voix pionnières : Jürgen Moltmann, Pape François, Edgard Morin : https://www.temoins.com/la-montee-de-la-conscience-ecologique/
  8. Rencontre Témoins : Parcours de foi aux marges des cadres institutionnels : https://www.temoins.com/26-novembre-2016-rencontre-temoins-theme-parcours-de-foi-aux-marges-cadres-institutionnels/
  9. L’âge de l’authenticité. Un contexte nouveau pour la vie spirituelle et religieuse, selon le philosophe et historien Charles Taylor : https://www.temoins.com/lage-de-lauthenticite/
  10. Cyberespace et théologie. Regard chrétien sur le Net, selon Antonio Spadaro : https://www.temoins.com/cyberespace-et-theologie/ Culture numérique et spiritualité : https://www.temoins.com/culture-numerique-spiritualite/  Quelle vie en église à l’ère numérique ? L’apport de la recherche anglophone : Heidi Campbell et Tim Hutchins : https://www.temoins.com/quelle-vie-en-eglise-a-lere-numerique/
  11. La grande migration spirituelle. Un nouvel état d’esprit débarrassé du carcan doctrinaire et fondé sur l’amour. Une vision de Brian McLaren : https://www.temoins.com/la-grande-migration-spirituelle/  Les germes d’une nouvelle société. Une nouvelle sensibilité spirituelle, selon Jean Staune : https://www.temoins.com/germes-dune-nouvelle-societe-nouvelle-sensibilite-spirituelle-religieuse/  Tendance de fond dans un monde globalisé, selon Raphaël Liogier : https://www.temoins.com/tendances-de-fond-monde-globalise/ La transformation du champ religieux en Suisse. La « religion visible » par Bernard Campiche : https://www.temoins.com/transformations-champ-religieux-suisse/  Comprendre le christianisme émergent. Une recherche sociologique sur le mouvement de l’Eglise émergente : https://www.temoins.com/comprendre-le-christianisme-emergent-une-recherche-sociologique-sur-le-mouvement-de-leglise-emergente/  Nouvelle éthique sociale. Nouveau genre de vie. Question pour les églises( Selon Michaël Moynagh) : https://www.temoins.com/nouvelle-ethique-sociale-nouveau-genre-de-vie-questions-pour-les-eglises/

 

Publications récentes de Danièle Hervieu-Léger

Danièle Hervieu-Léger. Le temps des moines. Clôture et hospitalité. PUF, 2017

« Le changement du monachisme nous raconte quelque chose sur la trajectoire et le devenir du christianisme lui même ».

A partir d’une enquête sur une trentaine de monastères surtout français, bénédictins et cisterciens, exclusivement masculins, Danièle Hervieu-Léger distingue trois configurations successives  dans la séquence historique : XIXè-XXIè siècle :

° Au XIXè siècle, après la tourmente révolutionnaire, des refondations monastiques, selon un modèle extrêmement hiérarchique, dans une perspective de reconquête des droits de Dieu dans la société.

°  Dans les années 1950-1960, un nouveau moment où on veut offrir l’image d’un christianisme réunifié dans un esprit œcuménique.

°  Aujourd’hui, dans une situation d’amenuisement et de précarité, un modèle nouveau d’utopie chrétienne : apporter un art de vivre dans le monde à la fois écologique et hospitalier. Une hospitalité généreuse, inconditionnelle. Un monachisme écologique, hospitalier et liturgique.

Voir la vidéo CéSor EHESS : https://www.youtube.com/watch?v=Ks51-HCqtjo

Danièle Hervieu-Léger. « L’évaporation des engagés » au tournant des années 1960-1970 dans le catholicisme français, p 99-132 , dans : François Roustand. Le Troisième Homme entre rupture personnelle et crise catholique. Odile Jacob, 2019

En octobre 1966, François Roustand, jésuite, membre éminent de la rédaction de Christus, publie dans cette revue, un article : « Le Troisième Homme » qui rapporte le malaise de catholiques engagés vis à vis des rites et des prescriptions de l’Eglise. Cet article suscite une crise qui s’accompagne du départ de François Roustand de l’ordre des jésuites. Dans une approche sociologique, Danièle Hervieu-Léger éclaire le contexte et la portée de cet épisode dans un tournant ou  va se développer la crise du catholicisme français

Sur ce site, voir : « Le Troisième Homme. Une étape dans la déprise de l’institution ecclésiale ».

Danièle Hervieu-Léger. Mutations de la sociabilité catholique en France. Etudes, février 2019, p 67-78

« Le déclin du modèle paroissial se fait au profit de groupes « affinitaires ». Mais cela fait perdre la dimension collective qui caractérisait la paroisse ouverte à tous, au risque d’un repli sectaire.

Il faut donc imaginer de nouveaux lieux, qui, à l’instar de la communauté de Taizé, ou de certains monastères, conjuguent une dimension communautaire inscrite localement avec une généreuse hospitalité qui va du plus proche au plus lointain » (note de présentation).

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