L’article de Tim HERON a le double avantage de susciter en nous l’envie de découvrir un chanteur de sensibilité chrétienne et de nous inviter à repenser la relation de l’artiste avec sa foi.

Sufjan Stevens : un artiste chrétien d’une nouvelle veine

Sufjan Stevens est un auteur-compositeur-interprète américain qui connaît un grand succès critique dans les pays anglo-saxons mais qui reste quasiment inconnu en France, sauf peut-être parmi les adeptes de musique “indie” (indépendante) (1).
Comme beaucoup d’artistes dans le milieu du folk indie, son instrument de prédilection est le banjo, mais ce serait réducteur de simplement coller l’étiquette “folk” sur l’ensemble de son oeuvre. En réalité, c’est un véritable homme-orchestre. La guitare, le piano, la batterie, le hautbois et le cor anglais apparaissent tous dans ses albums, souvent simultanément, par enregistrement multipiste. Il a lui-même déclaré qu’il est divisé entre la nature rebelle, primitive et spontanée de la musique populaire et la nature complexe, perfectionniste et prestigieuse de la musique classique. Ce n’est donc pas étonnant que ses compositions balancent entre minimalisme électronique et pop baroque, entre musique folk et arrangement symphonique. Il veut concilier la culture populaire et la Haute Culture…

Sufjan semble avoir la folie des grandeurs. Il a pour projet gargantuesque de produire un album pour chaque état des Etats-Unis ! Il en a déjà produit deux, Michigan (2003) et Illinois (2005) et il est en train de travailler sur son prochain. Sa discographie comprend également un album médiévalo-ethnique (A Sun Came, 2000), un concept-album électronique sur le thème du zodiaque chinois (Enjoy Your Rabbit, 2001), un album folk-rock (Sevens Swans, 2004) et un quintuple album de Noël (Songs for Christmas, 2006).

Mais l’aspect musical n’est qu’une facette de son génie créatif. L’importance qu’il accorde aux paroles et au symbolisme l’inscrit dans la lignée des chanteurs-conteurs à la Bob Dylan et Lenonard Cohen. D’ailleurs, à l’image de ces deux poètes, son répertoire est riche en références bibliques.
Ainsi dans Sevens Swans, album qui l’a révélé au grand public, il fait référence à Abraham, à Esaïe, à Samuel, à Judas Iscariot, à la Transfiguration du Christ et au livre de l’Apocalypse. D’ailleurs le titre de l’album, “Sept Cygnes” en français, fait sans doute référence au chiffre symbolique sept et aux oiseaux mentionnés dans Apocalypse 19:17.

Dans l’album Illinois, où il fait référence à de nombreux lieux et personnages en rapport avec cet état américain, les thèmes de la grâce et de l’amour continuent à transparaître de manière subtile. Dans sa chanson John Wayne Gacy, Jr, par exemple, qui concerne le tueur en série américain qui viola et massacra une trentaine d’enfants dans les années soixante-dix, Sufjan affirme avec humilité et compassion qu’il est aussi coupable que le tueur, dans l’esprit de Romains 3:23 : “Et dans mon meilleur comportement / Je suis exactement comme lui / Regardez sous le plancher / Où j’ai caché tous mes secrets”. La chanson Casimir Pulaski Day parle d’une amie de Sufjan morte d’un cancer des os, et du manque de foi des hommes quand ils adressent leurs prières à Dieu. “Mardi soir à l’étude biblique / On lève les mains pour prier pour ton corps/ Mais jamais rien ne se passe”.

Mais s’il est clair que Sufjan Stevens est un artiste à sensibilité chrétienne, on ne sait pas grand chose sur son cheminement spirituel : il reste très discret à ce sujet. Il a été élevé par des parents adeptes d’une sorte de secte syncrétiste New Age appelé Subud, où il a reçu son prénom (Sufjan signifie “venant avec une épée” en arménien). Maintenant il a la trentaine, et il va à une “sorte d’église anglo-catholique” (2).

Mais il ne va pas crier son appartenance au christianisme sur les toits. Sa foi apparaît de manière subtile, mais sincère, à travers les paroles de ses chansons. Il ne l’affiche jamais de manière criarde ou tapageuse comme le font beaucoup de groupes et d’artistes chrétiens ; on ne peut donc pas le classer dans le genre CCM (Christian Contemporary Music). Son appartenance au christianisme est une partie importante de qui il est, mais son identité n’est pas réduite à cela. Sa foi est “une histoire de relations personnelles”, dit-il. Ainsi son christianisme apparaît moins comme une religion dogmatique et étouffante et plus comme une foi vivante et personnelle. C’est peut-être pour cela qu’il est tellement bien accueilli dans le milieu indie, généralement très hostile au christianisme, à cause de son scepticisme hérité du mouvement punk.

Dans plusieurs interviews, Sufjan Stevens explique pourquoi il n’aime pas trop parler de sa foi en public : il a peur que ses propos soient mal interprétés. “Je ne pense pas que le milieu de la musique soit la tribune idéale pour les discussions théologiques”, explique-t-il dans une interview avec l’hebdomadaire new-yorkais The Village Voice (3). Dans un interview avec le magazine catholique progressiste “Busted Halo” (4), il va plus loin. Quand on lui demande s’il serait prêt à se définir comme “artiste chrétien” ou à déclarer que sa musique porte un ministère, il répond que sa musique porte effectivement un ministère, mais ce n’est pas quelque chose qu’il recherche intentionnellement. “Des concepts comme “chrétien” et “évangélisation” et “ministère” sont délicats, dit-il, et portent un bagage de connotations négatives – ainsi que de connotations positives. Dans certaines cultures, un “chrétien” est considéré comme quelqu’un de généreux, de charitable et digne de confiance. Dans une autre culture, le mot est synonyme de “hérétique””.

S’il n’affiche pas sa foi de manière prosélyte, ce n’est donc pas parce qu’il en a honte. C’est parce qu’il se sent incapable d’exprimer quelque chose de si sacré, de si personnel à ses yeux, dans la sphère publique, sans que ses propos soient déformés ou mal interprétés. On le comprend. Dans un monde où tout mot prononcé court le risque d’être récupéré ou déformé par les médias, il s’exposerait aux critiques de chrétiens conservateurs qui le jugeraient trop peu spirituels (à l’exemple des membres de U2 qui, à l’époque, ont du quitter leur église qui n’appréciait pas qu’ils forment un groupe rock au lieu d’un groupe “de louange”), ou aux critiques de journalistes rock cyniques qui n’aiment pas voir les artistes exprimer leur appartenance religieuse (je pense aux critiques sévères des albums spirituels de Bob Dylan) et qui font systématiquement l’amalgame entre “chrétien” et “crétin”. Si Sufjan n’est pas un évangéliste, il reste un témoin discret mais efficace, qui fait passer le message du christianisme presque sans s’en apercevoir, tellement son vécu et son imaginaire sont imprégnés de sa relation avec Jésus Christ
.
C’est rafraîchissant d’écouter un artiste chrétien qui chante de sa foi de manière personnelle, originale et sincère. Cela change des artistes bien-pensant dont la musique édulcorée et les paroles agressivement prosélytes aliènent si souvent les “non chrétiens”, et qui ne sont guère écoutés, si ce n’est au sein de leurs propres communautés. Sufjan Stevens n’est pas le premier artiste chrétien à refuser l’étiquette “CCM” : il en existe déjà plusieurs dans les milieux du punk et du métal, depuis un certain temps. Dans le milieu de l’indie, il y avait Pedro the Lion, qui n’existe malheureusement plus depuis le début de l’année 2006.

Le monde a besoin de plus d’artistes chrétiens de ce type, dans tous les milieux de la musique et de l’art ; des artistes qui n’ont pas peur de dépasser les conventions artistiques “chrétiennes” ; des artistes qui innovent et qui inventent, qui participent à la culture, au lieu de simplement se l’approprier et d’en reproduire une version édulcorée pour leurs co-religionnaires ; des artistes qui, finalement, savent tendre la main à des personnes de sensibilités, de parcours, de milieux très différents, à l’image du Christ qui acceptait quiconque allait vers lui.

Tim Héron

Notes :
1) Voir le site français des fans de Sufjan Stevens, Say Yes To Sufjan!, http://www.sayyestosufjan.net/
2) Noel Murray (July 13, 2005). Interview : Sufjan Stevens. The Onion A.V. Club. http://www.avclub.com/content/node/23410
3) Nick Sylvester. “Without a Prayer”, The Village Voice, August 8, 2005. http://www.villagevoice.com/music/0532,sylvester,66665,22.html
4) Busted Halo est un magazine catholique en ligne qui vise les jeunes adultes. Interview mené par Matt Fink. Date non spécifiée. http://www.bustedhalo.com/features/BustedSufjanStevens.htm

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