Église Holy Trinity, Lakefield, Québec, Canada

J’ai fêté, en juillet 2023, le 50e anniversaire de ma conversion à Jésus, le Christ. Nous étions au cœur de l’été 1973, alors que je vivais avec trois amis dans une petite cabane avec eau froide et une bécosse (latrine extérieure) à Lakefield, Québec (Laurentides), à proximité de l’église anglicane, construite avec des pierres des champs au bord du lac Dawson dans les années 1850. Nous partagions le loyer mensuel de 20 $ à quatre. J’avais 21 ans. Un soir, j’ai pris conscience d’une présence aimante, distincte des personnes avec qui j’étais. Je suis allé à l’église (elle n’était jamais fermée à clé), j’ai allumé une bougie près de l’autel, et j’ai passé près de deux heures étendu sur le plancher, seul avec Dieu, mes larmes et mes rires. J’ai su dès ce moment que nous n’étions pas seuls à la dérive dans l’univers. Les lignes suivantes résument un peu ce que mon cheminement spirituel au cours de ces années signifie pour moi.

Par sa présence et sa plénitude intérieure,
Dieu a fait de moi une personne

pleinement humaine, enracinée, au cœur du monde.

Je réponds en étant le mieux que je le peux
pleinement présent à l’être de sa personne,
et à sa présence dans ceux qui m’entourent,

chacun une expression unique de son image.

INTRODUCTION

Pendant la plus grande partie de ma vie et de mon ministère[1], Dieu a surtout été le Seigneur transcendant et souverain en qui je croyais et de qui je témoignais dans l’espoir que d’autres puissent aussi se convertir à la foi chrétienne. Il m’était extérieur et mon rôle était de vivre ma vie en accord avec ce que je savais de lui, de sa sainteté, et de participer selon mes dons à la mission qu’il m’avait confiée afin de rendre la foi accessible à ma génération. Au cours des dernières années, il est devenu le Christ intérieur, vivant plus profondément en moi que je ne suis capable de le faire moi-même. Bien plus, il est devenu en moi le « JE SUIS » qui reçoit et qui porte le je suis que je suis. Ma vie est cachée en lui et sa vie se révèle en partie, mais authentiquement autant que possible, à travers moi. C’est à partir d’un sens plus profond de communion avec Dieu que je continue à servir à l’intérieur des paramètres qui sont les miens. Je ne peux exprimer adéquatement ma reconnaissance. Toutefois, à ce moment-ci de ma vie, je trouve utile de réfléchir sur mon parcours afin de mieux saisir ce que la conversion peut représenter aujourd’hui. Qu’est-ce, en fait, la conversion ?

Trois formes de conversions

Selon le théologien orthodoxe, Bertrand Vergely, il existe trois formes de conversions : celles de l’adoption, de la conviction, et du changement radical de la vie. Il considère les deux premières comme des conversions « au sens faible[2] » et les associe au « moi qui n’a pas grandi[3] ». La troisième, il la comprend comme engagement dans le don de soi[4]. Je retrouve ces trois formes ou stades de conversions dans la première lettre de Jean. Dans 1 Jn 2,12-14, l’auteur écrit aux petits-enfants, aux jeunes gens, et aux pères. On peut les considérer comme trois niveaux de maturité spirituelle ou stades de conversion et non pas une référence à l’âge. Explorons les formes de conversions proposées par Vergely selon les niveaux de maturité spirituelle proposés par Jean.

  1. Les petits enfants

La conversion par adoption[5] est représentée par les petits-enfants à qui Jean adresse l’ensemble du chapitre 2 de sa première lettre. Ce sont ceux dont les « péchés sont pardonnés à cause de son nom » et qui « connaissent le Père » (v. 12-13). Il s’agit pour eux de l’étape du salut personnel, de l’adhésion à la foi et, d’après Vergely, de « la croyance[6] ». La foi des petits-enfants se mesure à leur relation avec le Dieu Sauveur. Jeunes à la foi chrétienne, ils craignent de commettre des péchés (v. 1) et de déplaire à Dieu. Ils veulent garder ses commandements (v. 3) et sa parole afin de parfaire l’amour de Dieu en eux (v. 5). Ils cherchent à se détacher du monde et faire la volonté de Dieu (v. 15-17). Ils ont la connaissance de la vérité (v. 20-21). Enfin, ils ont reçu de Dieu l’onction qui leur enseignera comment demeurer véritablement en lui (v. 26-28). Il est toutefois rare pour des jeunes chrétiens de vivre une foi intériorisée dont l’identification première est celle de l’Esprit.

Le plus souvent, ceux-ci observent les comportements des croyants qu’ils connaissent afin de les imiter extérieurement : aller à l’église, aux réunions de prière, etc. Leur identification première est celle de la communauté chrétienne à laquelle ils appartiennent et qui s’inscrit dans la culture religieuse du temps particulier. Les petits enfants se cherchent un cadre à l’intérieur duquel vivre leur foi et au sein duquel ils se familiarisent avec l’enseignement biblique et doctrinal. Pour un temps, c’est compréhensible. Pourtant, ce cadre peut devenir une forme de loi et de fin en soi qui empêche de communier avec Christ au-delà du temps et penser pour soi-même la foi dans ses enjeux au cœur de la société du temps actuel. Pour Vergely, « il y a de l’infantile dans la volonté de loi. Celle-ci veut des règles afin de ne plus avoir à réfléchir, à décider et à assumer ses actes. Elle veut être prise en charge par un chef disant ce qu’il faut faire. Elle veut ne jamais avoir à payer les conséquences de ses actes.[7] » Il s’agit d’une foi qui stagne, qui n’avance plus, qui devient surtout une forme de complaisance, celle du salut personnel. Il y a eu dans l’histoire, et c’est le cas encore aujourd’hui, des générations de chrétiens qui transmettent une telle foi sans mordant. Pourtant, Jean termine son chapitre en faisant référence à ceux qui pratiquent la justice comme signe essentiel de la nouvelle naissance (v. 29). Nous y reviendrons.

  1. Les jeunes gens

La conversion par conviction de Vergely est représentée dans l’épître de Jean par les jeunes gens qui « ont vaincu le mauvais », qui sont « forts, en qui demeure la parole de Dieu et qui ont vaincu le mauvais » (v. 13-14). Les jeunes gens sont ceux qui s’engagent plus profondément dans la foi, car ils ont vécu des expériences spirituelles et saisi des vérités qui les poussent à aller encore plus loin. Ils veulent jouer un rôle encore plus déterminant pour eux-mêmes, pour l’église, et pour le monde. Mais ils sont « forts ». On leur dit, on les encourage à poursuivre encore plus loin, à prendre des responsabilités, à se former davantage, à devenir des leaders. Ils sont forts, ils en sont conscients, ils aiment diriger, et l’ego s’y mêle. Ils sont trop certains d’avoir bien compris la volonté de Dieu. C’est le niveau des dons spirituels déployés dans le combat spirituel et la conquête du monde. Les jeunes gens veulent mesurer leur foi au monde. Ils font de la mission la leur. Pour Vergely, « il y a de l’adolescence dans le refus de la loi. Le moi qui veut s’affirmer refuse toute loi parce qu’il entend être la loi. L’infantile et l’adolescent se mêlant, le mélange donne un moi irresponsable qui veut des lois pour être pris en charge, doublé par un moi pétri d’orgueil refusant toute loi. Il faut alors un parcours parfois long et souvent douloureux pour se délivrer de l’infantile, de l’adolescent et, plus généralement, du moi qui n’a pas grandi. […] Dans les Évangiles, les scribes, les docteurs de la loi et les pharisiens sont l’expression de ce moi. […] Ils rêvent d’une loi infantile en refusant le Soi de façon adolescente.[8] »

Au cœur de la chrétienté, il s’agit de l’Église en mission, qui prend en main son destin : la croissance de l’Église et du christianisme, la reproduction multipliée d’une culture religieuse donnée, des institutions de la chrétienté au centre de la société afin de « dominer le monde dans chacune de ses sphères, en particulier la politique. Cette […] vision est aujourd’hui à la base du nationalisme chrétien comme autrefois l’était la colonisation.[9] » Il s’agit d’une orientation qui va à l’encontre du principe de l’incarnation de la foi au sein du monde[10]. Toutefois, nous témoignons aujourd’hui d’une nouvelle orientation, des nouveaux courants, celles de la missio Dei, de la contextualisation et de l’inculturation de la foi et de la spiritualité chrétienne vécue humainement comme citoyens au cœur du monde animés par l’amour, l’accueil et le service tendus vers le prochain.

  1. Les pères

La « conversion du changement radical » de Vergely est celle des pères, ceux qui « connaissent celui qui est dès le commencement » (v. 13-14). Jean insiste sur ce fait en le répétant une seconde fois. Les « pères » — et nous pouvons et devons aujourd’hui ajouter les « mères ». D’ailleurs, le sexe féminin est déjà inclus parmi les petits enfants et les jeunes gens. Pourquoi devraient-elles être exclues parmi les sages de la foi ? Surtout qu’au commencement, il l’est créa à son image isch et ischa, mâle et femelle ! —, sont ceux et celles qui ont redécouvert la source et le socle de leurs vies, leur humanité commune, cachée dans la vie éternelle d’Élohim qui est lui-même, depuis le commencement, à l’origine de toutes les expressions créées de la vie (Gn 1). Il s’agit de l’Être vivant et conscient qui souffla son souffle d’Esprit dans les narines de l’humanité afin que nous devenions à notre tour des êtres vivants et conscients au moment où l’homme de boue, sculpté par Dieu, devient l’homme debout, animé par Dieu (Gn 2,7). Notre communion est, dès lors, avec l’Esprit « rouah » qui « planait au-dessus des eaux » (Gn 1,2), qui veillait et qui veille toujours sur la Création naturelle, afin que nous participions avec la Parole « dit » de Dieu (Gn 1,3 ; Jean 1,3) pour nommer le monde physique et matériel, animé et inanimé (Gn 2,19), et ainsi à la gouvernance révérencieuse du monde (Gn 1,28).

Il s’agit du moment quand nous assumons pleinement notre humanité afin de vivre conformément à notre humanité, car elle porte en elle la noblesse de l’image de Dieu. Comme l’a exprimé à travers sa propre vie Jésus, le Christ — « l’image du Dieu invisible », selon Paul (Col 1,15) —, le corps humain est en mesure de porter en lui la nature divine. En Jésus-Christ, nous connaissons et participons à la nature divine (2 Pi 1,4), car celui qui est dès le commencement est plus profond en nous que nous le soyons nous-mêmes. Nous devenons ainsi la nouvelle humanité porteuse de l’empreinte divine, car « l’Esprit lui-même témoigne à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. » (Rom 8,16) Nous demeurons en celui en qui « nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17,28) et qui demeure en nous comme plénitude. La spiritualité à laquelle fait référence Vergely est une spiritualité de l’être, de l’être en communion à la fois avec Dieu et avec soi, le soi vrai et porteur du don de la Vie[11].

Bertrand Vergely reprend les trois formes de conversions différemment afin d’expliciter davantage le troisième stade de la conversion : « Il y a la croyance. Il y a la foi. Il y a cependant un troisième stade qui va au-delà. Il s’agit de l’engagement, et avec lui du don de soi. En soi, il y a soi. Il y a aussi l’être. C’est lui qui fait que l’on est. Il faut adhérer à l’être. Il faut croire que le moi procède d’un autre, qui n’est pas le moi. Cela ne va pas de soi. Cela demande de se détacher totalement du moi afin de s’ouvrir à autre chose. On n’accède pas à ce stade sans un ‘oui’ fondamental. C’est ce que veut dire l’engagement, et le don de soi. La vie va aux vivants. L’amour va à l’amour. L’être va à l’être qui vit l’être. En rentrant dans son corps, on comprend ce que cela veut dire.[12] » La conversion est une œuvre progressive d’incarnation vers l’inhabitation de Dieu en soi. Elle exige, à l’instar de Jean Baptiste, le dépouillement constant de soi : « il faut qu’il croisse et que je diminue » (Jn 3,30), avec comme ajout « en moi ».

Conclusion : le don de soi

Le dépouillement de soi — le véritable don de soi duquel tout don de soi s’inspire — trouve sa source en Jésus Christ, le premier à s’être dépouillé (kénose) en vue de donner sa vie propre pour l’humanité[13]. Le dépouillement de soi représente de façon tangible « les sentiments qui étaient en Jésus Christ » et dont Paul nous exhorte à les avoir en nous[14]. Je considère que les béatitudes en sont l’articulation en paroles la plus fidèle, autre que sa mort sur la croix.

Afin d’imiter Jésus, mieux encore, nous laisser transformer à son image pour devenir son corps, rien de mieux que de nourrir en soi ses propres sentiments, ses pensées les plus intimes. Afin de les cultiver en nous en tant que sentiments, dispositions, intentions et prises de conscience pour les faire nôtres, je vous suggère la méditation fréquente et répétée des béatitudes. Tout comme elles sont l’entrée à la vie et à l’enseignement de Jésus au début du premier des Évangiles en Matthieu 5, elles sont aussi l’entrée de sa vie et de son Esprit en nous. D’autre part, je propose comme mot clé des béatitudes le mot « debout » comme remplacement du mot habituel, « heureux », car il représente mieux le mot hébreu, ashrei, la rectitude de l’homme droit, que Jésus aurait lui-même utilisé et non sa traduction grecque, makarioi.[15] Comprenons que le but de l’incarnation est l’inhabitation du Christ en nous afin que nous devenions à notre tour la chair de la Parole qui nous habite. C’est le sens même et le but de la conversion, le moyen par lequel nous devenons enfants de Dieu, porteurs de son image, aptes à la réconciliation dans toutes ses formes selon les ruptures innombrables dans le monde par le biais du don de soi.

Lisons, méditons, prions et pratiquons les béatitudes

Debout les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux!
Debout ceux qui pleurent, car ils seront consolés!
Debout ceux qui sont doux, car ils hériteront la terre!
Debout ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés!
Debout les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde!
Debout ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu!
Debout ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu!
Debout ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux!

Pierre LeBel

[1] Je me suis engagé à Jeunesse en mission en 1976 et dirigé JEM Montréal de 1986 à 2019. J’y travaille toujours, tout en exerçant aujourd’hui des rôles à l’extérieur du mouvement en tant que chercheur associé de l’Institut d’étude et de recherche théologique en interculturalité, migration et mission (iertimm.com) et membre de l’association Témoins à Paris (temoins.com).
[2] Bertrand Vergely, Voyage en haute connaissance, philosophie de l’enseignement du Christ, Paris, Les éditions du Relié, 2023, p. 73.
[3] B. Vergely, Voyage en haute connaissance…, p. 144.
[4] B. Vergely, Voyage en haute connaissance…, p. 257.
[5] Notons que plusieurs textes font mention de l’adoption des croyants en Jésus-Christ : Eph 1,5 ; Rom 8,15 ; Gal 4,5 ; Rom 8,23.
[6] B. Vergely, Voyage en haute connaissance…, p. 257.
[7] B. Vergely, Voyage en haute connaissance…, p. 144.
[8] B. Vergely, Voyage en haute connaissance…, p. 144-145.
[9] Pierre LeBel, Richard Rohr et le Centre pour l’action et la contemplation, 20 juillet 2023 : https://www.temoins.com/richard-rohr-et-le-centre-pour-laction-et-la-contemplation/
[10] Voir mon article sur Richard Rohr.
[11] Voir mon article sur le livre, Dieu veut des dieux, de Bertrand Vergely (2021) : La spiritualité de l’être. https://www.temoins.com/la-spiritualite-de-letre/
[12] B. Vergely, Voyage en haute connaissance…, p. 257.
[13] Philippiens 2,7. Vous trouverez une réflexion plus approfondie sur la kénose dans mon mémoire, Avancées vers l’inculturation des Églises émergentes dans la société québécoise postchrétienne : des pistes ecclésiales et missiologiques à retenir ?, p 47-51 : https://corpus.ulaval.ca/entities/publication/2754c522-a9ad-4978-ac35-503a82e7e83d
[14] Philippiens 2,5.
[15] Voir Jean-Yves Leloup, Le paradoxe chrétien, être humain – être divin, Paris, Les éditions du Relié, 2022, p. 150-151.

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