Considérer la diversité culturelle comme une richesse dans notre société d’aujourd’hui, apprendre à vivre ensemble, lutter contre les discriminations, renforcer la cohésion sociale, ces thématiques abordées de plus en plus fréquemment traduisent un besoin : celui de faire face à une mondialisation qui fait peur, à des affirmations identitaires qui se multiplient, à des positions de rupture auxquelles certaines jeunesses de nos cités sont tentées.

Au cœur de ces différences culturelles et de tous ces phénomènes, il y a un passif à gérer : nous héritons d’une histoire lourde d’injustices, de souffrances, de relations où nous n’avons pas été – et ne sommes toujours pas – sur une base d’égalité, notamment du fait de la colonisation puis de l’immigration. Pour aller à la racine de ce qui pèse dans nos regards les uns sur les autres, il nous faut identifier les blessures que nous portons dans nos mémoires et voir dans quelle mesure nous pouvons les apaiser mais aussi prendre conscience de ce qui, dans nos comportements de part et d’autre sont porteurs de conflits. L’enjeu, c’est la façon dont nous apportons des réponses aux tensions qui émergent mais aussi le modèle de société que nous voulons préparer pour les générations futures.

 

La blessure coloniale 

J’ai grandi au Maroc où mon grand-père était arrivé en 1912. Adolescent, j’avais des raisons de penser que la colonisation y avait fait de belles œuvres mais j’étais aussi conscient que les relations avec mes contemporains marocains n’allaient pas de soi.

C’est par l’amitié nouée avec un Tunisien, Hatem Akkari, une fois rentré en France, que j’ai commencé à comprendre ce que portaient dans leur esprit et dans leur cœur ceux qui avaient été colonisés par mon pays. J’ai aussi pris conscience à ce moment-là des préjugés que je portais en moi à l’égard du monde arabe. Notre relation avec Hatem a traversé des moments difficiles mais qui ont conduit à une amitié profonde basée sur une volonté commune de construire des ponts par de là les rives de la Méditerranée, en vidant le contentieux potentiel que notre histoire nous a légué.

Je me souviens de visites que ma famille faisait dans la région de Demnate, dans les contreforts de l’Atlas au sud-est de Marrakech, alors que j’étais tout enfant. J’avais eu le sentiment malgré mon jeune âge que les gens n’avaient pas la cordialité que l’on trouvait dans d’autres régions du Maroc. J’ai découvert depuis, au gré de mes lectures, les opérations « de pacification » opérées par l’armée française dans cette région précisément. Combats acharnés, villages incendiés. Pouvons-nous nous attendre aujourd’hui à une relation autre que froide et distante ? Sera-t-il possible un jour de reparler de tout cela, à cœur ouvert, à cœur humble, pour guérir ce passé ?

La lecture d’un ouvrage récent sur l’Algérie de la période coloniale m’a amené à prendre conscience de la violence et de l’arbitraire de la guerre de colonisation, des ravages infligés à une contrée pour couper les vivres de l’armée d’Abdelkader, le principal résistant qu’il faudra 17 ans à vaincre, de l’exil de ceux qui n’ont pas voulus se soumettre à une domination étrangère, des terres spoliées, du nombre de victimes.

Même si cette violence a été dramatique, la plus grande erreur cependant à mes yeux, n’est pas tant d’avoir colonisé que d’avoir considéré les habitants des contrées que nous colonisions comme des citoyens de seconde catégorie. C’est ce que j’appelle le déni de dignité. Et cela ne s’est pas arrêté avec la fin de la colonisation. Des schémas mentaux restent profondément ancrés en nous. Le regard que nous portons sur le printemps arabe et le monde arabo-musulman en est marqué.

 

Et la blessure française 

La blessure n’a cependant pas été que du côté des colonisés. Elle a été française aussi. Pourquoi un groupe de députés a-t-il senti le besoin de promulguer une loi pour rappeler les bienfaits de la colonisation ? Une loi qui a heurté ceux qui se sont senti victimes de cette même colonisation.

J’ai eu l’occasion d’assister il y a quelques années à une conférence réunissant quatre anciens officiers ou appelés de la guerre d’Algérie. Le débat a notamment tourné autour de la torture. L’un des quatre intervenants, appelé comme infirmier, se targuait de l’avoir dénoncée, au prix d’être envoyé dans les zones de combat les plus ardus. La soirée a failli se terminer par une empoignade dans la salle, révélant combien les esprits restaient à vif.

 

Aujourd’hui, face au printemps arabe 

Par l’ami tunisien dont j’ai parlé plus haut, j’ai rencontré d’autres Tunisiens vivant en France, dont plusieurs étaient des exilés politiques. Une longue amitié s’est nouée avec eux.

Ils m’ont aidé à prendre conscience de ce que vivaient et ressentaient ces personnes qui ont été bannis par la dictature qui régnait sur leur pays, mais aussi découvert l’impact sur eux de certains événements en France et dans le monde. Par exemple, après les attentats du 11 septembre 2001, avec quelques amis, nous sentions que nous devions prendre le temps de nous dire les uns aux autres comment ces événements qui avaient bouleversé le monde nous touchaient personnellement.

Et nous avons découvert que nos amis tunisiens souffraient encore beaucoup plus que nous car ils avaient le sentiment que tous leurs efforts pour s’intégrer en France étaient anéantis d’un coup du fait qu’ils sont musulmans et que les commanditaires et acteurs de ces attentats se réclamaient de l’Islam.

Nous devons éduquer notre sensibilité pour découvrir ce qui en nous, dans nos gestes, nos paroles, nos prises de position, peut se révéler blessant. Apprendre à vivre ensemble implique de nous éduquer mutuellement.

Face au printemps arabe, notre attitude reste trop facilement marquée par tout ce passé que je viens d’évoquer, par l’image très dégradée de l’Islam du fait de tous les événements qui se sont succédés depuis une vingtaine d’années : la révolution iranienne, les otages du Hezbollah au Liban, les attentats du 11 septembre 2001 et ceux qui ont suivi en France, les neuf années noires d’Algérie.

Quand l’un de mes amis musulmans affirme que les responsables de sa communauté doivent cesser de jouer la provocation, qu’il redoute la fermeture d’esprit et les raisonnements archaïques de certains de ses coreligionnaires, je me sens rejoint dans certaines de mes appréhensions et je me rends compte de l’importance de cesser de faire des amalgames et de mettre tous les musulmans dans le même sac.

Nous devons faire alliance avec tous les hommes et toutes les femmes de conviction, quelles que soient leurs familles de pensée philosophique ou religieuse, avec tous ceux qui portent une même vision du monde et de la société que nous voulons construire. Nous avons des combats passionnants à mener.

Chacun de nous a un rôle à jouer pour construire les relations dont notre avenir commun a besoin :
–      ne pas rester enfermé dans son milieu socio-culturel mais fréquenter les milieux les plus divers ;
–      travailler à des relations de respect mutuel ;
–      partager le quotidien de nos vies, nos émotions, nos joies, nos difficultés, nos réactions à l’actualité, car c’est cela qui nous rapproche ;
–      comprendre, accueillir dans ses frustrations, dans sa souffrance, dans ses blessures inconscientes celui qu’on trouve en face de soi ;
–      être attentifs à ce que nous ressentons les uns et les autres ;
–      exprimer ce que l’on ressent pour que l’autre puisse aussi entrer dans notre préoccupation ;
–      renoncer aux affirmations dogmatiques qui nous séparent ;
–      être prêts à la reconnaissance de nos erreurs, faute de quoi les blessures du passé auront du mal à être guéries ;
–      multiplier les occasions de faire des choses ensemble ;

Ainsi, nous pourrons contribuer à construire une société où chacun se sentira reconnu et aura sa place.

 

Frédéric Chavanne

Initiatives et changement –  ** Voir le site ** 

 

Sous le titre : « Construire une société où chacun se sentira reconnu et aura sa place », cet article a été mis en ligne en avril 2013 sur le blog : Vivre et espérer ** Voir sur ce blog ** .

 

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