Ce titre évoquera pour vous, j’en suis sûr, l’anarchisme violent qui a marqué une partie de l’histoire des 19e et 20e siècles : la bande à Bonnot, les anarchistes de la guerre d’Espagne et les drapeaux noirs de mai 68. Ou, du moins, celle de l’anarchisme libertaire – et pacifique – d’un Georges Brassens.
Vous penserez aussi sans doute au slogan : « Ni Dieu ni Maître », et vous demanderez en quoi il serait possible d’associer la foi chrétienne et l’anarchie.

Et vous aurez tout-à-fait raison… s’il était question d’identifier l’anarchie chrétienne avec les courants politiques et philosophiques rappelés ci-dessus. Mais ce n’est pas le cas. Je pense même qu’une fois lu cet arti-cle, qui survole la question, vous aurez quelques sympathies pour cette vision du monde – voire, comme ce fut le cas pour moi, l’impression que des mots sont mis sur certaines de vos intuitions.

 

Je vous invite donc à temporairement mettre de côté les éventuelles réticences que pourrait susciter en vous l’expression « anarchie » pour entendre mon propos et pour bien en percevoir le sens.

Nationalisme chrétien ou Évangile ?
Dieu – j’ai bien l’impression, malgré la possibilité réelle que je me trompe, que c’est Lui – m’a conduit, depuis deux ans, dans la lecture d’une série d’ouvrages qui sont venus mettre des mots sur des intuitions qui m’habitent depuis que je suis devenu chrétien.
C’est un petit livre provocateur, écrit par un théologien évangélique américain, Gregory Boyd, qui a déclenché mes réflexions. Je traduis ici son titre : « Le mythe d’une nation chrétienne : comment la quête de pouvoir politique est en train de détruire l’Église » (1).

Depuis quelques années, je suis profondément dérangé par l’émergence d’une forme de nationalisme mystique, par laquelle certains évangéliques pensent que les États-nations ont une vocation divine.
En Suisse, notamment, le fait que la constitution helvétique commence par un « Au nom du Dieu tout-puissant » vient alimenter l’idée que mon pays serait une « nation chrétienne ». Il en découle un désir de retrouver les « racines chrétiennes » de la nation et de voir l’émergence d’un gouvernement politique « chrétien » qui, par des lois et la contrainte qu’elles impliquent, amènerait la confédération à accomplir une sorte de vocation divine pour le monde.
Un livret contenant de prétendues révélations prophétiques au sujet de ce rôle national a même été distribué à la suite d’un grand rassemblement des évangéliques suisses sous le patronage d’une œuvre d’évangélisation importante. Il y est notamment écrit : « Sachez que Zwingli mourut une épée à la main alors qu’il combattait pour la liberté de prêcher la vérité et la foi biblique. Et une multitude de martyrs suisses donnèrent courageusement leurs vies pour la cause de l’Evangile de Jésus-Christ. Ils ont laissé, pour nous, ce riche héritage. » (2) (NDR : ChristNet, initiateur de cette action, ne partage pas cette lecture critique ; voir leur réponse : Le lion de lumière : nationaliste, théocrate, constantinien et violent ?)


Reconnaître l’apport théologique de la Réforme et en reconnaître la validité est une chose.
Inclure dans cet héritage l’usage de la violence, ici « l’épée » et en faire la louange, est une trahison flagrante de l’Évangile ! Jésus a clairement dit à Pierre, qui pensait le défendre les armes à la main : « Remets ton épée à sa place; car tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée. » (Matthieu 26.52)
On pourrait même considérer que la mort de Zwingli confirme le jugement du Seigneur sur quiconque prend l’épée au nom du Christ.
C’est aussi oublier que ce réformateur a fait noyer quelques dizaines d’anabaptistes qui, notamment, refusaient l’usage de la violence comme moyen de promouvoir ou défendre la foi chrétienne dont le premier, Félix Mantz, avait collaboré à la traduction de la Bible de Zürich.
Il me semble très troublant que, chez les évangéliques, dont bien des racines remontent à la « Réforme Radicale » dont ces anabaptistes étaient les représentants, on se prenne à rêver du retour d’une « chrétienté » qui, historiquement, a une masse effrayante de crimes à son actif, en la confondant avec le « royaume de Dieu ».
Saviez-vous qu’au 17e siècle, au même moment où les Suisses accueillaient les Huguenots, violemment persécutés par Louis XIV, les autorités protestantes de Berne avaient mis sur pied un régiment de « Taüferjäger » (chasseurs de baptiseurs) qui étaient payés au nombre de têtes d’anabaptistes qu’ils moissonnaient avec leur épée ? Des anabaptistes dont le tort était de prôner une adhésion libre et adulte à la foi chrétienne et de refuser l’usage de la violence…

 

En quelques décennies, les distances prises d’avec une religion d’État se sont affaiblies au point que certains prient aujourd’hui pour une forme de théocratie « chrétienne ». Est-ce l’émergence de républiques islamiques qui génère, en miroir, la quête de pouvoir politique chez certains fondamentalistes chrétiens ?

Que ce livret pseudo-prophétique émane de l’esprit d’un prédicateur américain ne m’étonne pas : les États-Unis entretiennent plus de confusion entre leur nation et le phénomène religieux que bien d’autres pays occidentaux. Et une minorité d’évangéliques étasuniens cherchent ouvertement à prendre le pouvoir et certains, les « reconstructionistes » prônent même l’extension de la peine de mort pour homosexualité, idolâtrie, sorcellerie, blasphème et même insoumission aux parents !

Soyons clairs : la grande majorité des évangéliques américains (3) ne se reconnaissent pas dans cette « droite fondamentaliste » malgré le sombre tableau que dressent d’eux bien des journalistes, plus intéressés par les épiphénomènes spectaculaires que par les réalités plus banales. Mais, comme souvent, certaines minorités se font entendre plus bruyamment que la « majorité silencieuse ».

Quand je suis tombé sur le titre de Gregory Boyd, j’ai été profondément interpellé. Et la lecture a répondu à mes attentes : en contre-courant du lobbying politique de certains évangéliques, Boyd souligne l’erreur de vouloir imposer la foi chrétienne par force de loi.
Il critique vivement le slogan clamé par certains évangéliques : « Bring back America to God » (ramenez l’Amérique à Dieu), en dénonçant le mythe d’une Amérique précédemment « chrétienne ».
Que ce soit le génocide des Amérindiens, soutenu par l’idée que les envahisseurs occidentaux étaient un nouvel « Israël » en droit de massacrer les « Cananéens » ; ou la traite négrière admise et pratiquée par les pères fondateurs de la nation ; ou la guerre de Sécession qui opposa des « chrétiens » et généra plusieurs centaines de milliers de morts (plus de pertes américaines que celles des deux guerres mondiales et du Vietnam réunies)… Il est difficile d’apposer le label-qualité « chrétien » à l’Amérique.
Sur le plan positif, Boyd encourage l’Église à marquer sa présence et à se développer par des actes concrets (et désintéressés !) d’amour dans la société. Dans un autre livre (4)  , il parle d’une Église centrée sur Jésus, qui remplace les discours moralistes (révélant une propre-justice collective qui stigmatise certains travers et en escamote d’autres) par une démarche d’amour envers l’ensemble de la population.

L’anarchie chrétienne : un courant qui traverse les siècles
Dans les références bibliographiques de Gregory Boyd, j’ai repéré d’autres auteurs chrétiens (évangéliques ou proches de ce courant) qui parlaient d’ « Anarchie Chrétienne » et qui développaient des thématiques analogues.
Je n’ai pas le temps de m’étendre sur les détails de ces lectures, mais elles s’expriment selon les lignes de ce qu’on appelle « l’anarchie chrétienne » ou, pour qu’on ne confonde pas avec l’anarchisme athée centré sur l’homme : « christi-anarchie » ou « christiarchie ». On peut aussi parler de chrétiens « non-archiques ».
Un auteur francophone chrétien anarchiste bien connu, et proche de la pensée évangélique, est Jacques Ellul **Voir son site **. Il a développé sa réflexion sur la vraie vocation du christianisme, en opposition d’avec la civilisation violente que l’on appelle la « chrétienté », dans deux ouvrages que je vous recommande : « La subversion du christianisme » et « Anarchie et christianisme » (5).

D’autres représentants de ce courant sont : l’Église du Nouveau Testament et des trois premiers siècles (avant l’instauration d’un Empire Romain prétendument « chrétien ») ; les Anabaptistes pacifiques du 16e s. (et les Églises Mennonites qui sont leurs héritières) ; le philosophe Kierkegaard ; l’écrivain Léon Tolstoï ; les théologiens Karl Barth et Dietrich Bonhoeffer (deux des rares théologiens germanophones protestants qui ont résisté au nazisme) ; les Quakers, etc.
Plus récemment, dans les cercles évangéliques, on peut citer Vernard Eller et John Yoder (auteur de « Jésus et le politique », PBU).
L’idée centrale de ce courant est en fait au cœur de la spiritualité évangélique : seul Jésus instaurera, lors de son retour, un règne qui amènera l’humanité à la paix et au bonheur.
Toutes les autres « archies » (courants et organisations politiques, groupes financiers, etc.) qui tentent d’exercer un pouvoir (impliquant l’usage de la violence et de la contrainte) ont par conséquent une valeur relative dans leur prétention à instaurer un règne de paix au sein de l’humanité.

L’anarchie : une relativisation des prétentions des pouvoirs humains
Vernard Eller, un des penseurs modernes de ce courant – et évangélique de surcroît – l’exprime ainsi dans son ouvrage majeur, « Christian Anarchy » : « L’anarchie (‘‘non-archisme’’) consiste tout simplement à ne pas être impressionné, intéressé et à être sceptique, nonchalant envers et hors de l’influence de toutes les prétentions hautaines de toute archie. » (6)  Ou, selon le descriptif de quatrième de couverture de son opus : « L’anarchie chrétienne est la foi dans la suprématie de Dieu comme Seigneur souverain et ordonnateur de l’histoire. Une conviction à laquelle on donne tellement d’importance, que toutes les revendications des machinations et des jeux de pouvoir d’une humanité sûre d’elle-même deviennent une simple distraction. »

Par conséquent, l’Église de Jésus-Christ n’est pas appelée à concurrencer les « archies » sur ce terrain du pouvoir politique. Elle ne doit pas user des moyens du monde pour instaurer un « royaume » qui, par définition, ne peut pas être celui de Jésus.
L’Église est appelée à être « prophète » et à interpeller tous les pouvoirs sur leurs limites, et en particulier ceux qui ont la prétention d’être plus « chrétiens » que les autres.

La lecture du Nouveau Testament confirme cette perception de l’Église, à commencer par l’exemple de Jésus lui-même. Entre autres, quand Pilate l’interroge sur sa royauté, le Christ lui répond : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi, afin que je ne sois pas livré aux Juifs ; mais maintenant, mon royaume n’est pas d’ici-bas. » (Jean 18.36)
Le Christ prend toujours une distance d’avec les jeux de pouvoirs dans lesquels se fourvoyaient les zélotes (révolutionnaires) ou les collaborateurs du pouvoir romain.
Quand Pilate prétend pouvoir le délivrer de ses accusateurs, Jésus lui répond avec clarté : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en-haut » (Jean 19.10-11), donnant par là une valeur totalement relative à l’Empire Romain ! Pilate n’est que le représentant d’une « archie », que Dieu tolère en attendant l’établissement du règne de Jésus.

L’Église du Nouveau Testament et celle des deux siècles suivants n’a pas d’agenda politique et ne cherche pas à prendre le pouvoir. Les premiers chrétiens refusaient l’exercice de la violence et les premiers pères de l’Église demandaient la liberté d’exercer le culte, sans que cela implique de restriction à celle des autres.
En 312, à la suite de la bataille du Pont de Milvius où il a eu la révélation de faire apposer un signe chrétien sur les boucliers de ses légionnaires, l’empereur Constantin se convertit au christianisme. En 313, il promulgue l’édit de Milan, qui accorde la liberté de culte à tous, et donc aussi aux chrétiens.

Mais en 380 – et ce tournant est tragique pour les tenants du christianisme non-archique – l’empereur Théodose publie l’édit de Thessalonique, qui stipule que  « Tous les peuples doivent se rallier à la foi transmise aux Romains par l’apôtre Pierre », rendant ainsi le christianisme obligatoire. Une des conséquences quasi immédiates fut, en 381, le massacre de 17 000 personnes adeptes de l’hérésie arienne. À partir de ce moment, s’est développée la « chrétienté », une civilisation qui confondait une « archie » humaine avec le royaume de Dieu.

L’idée de la « guerre juste » (développée par Augustin) donnait un aval aux conquêtes de l’Empire. L’Évangile ne se recevait plus à la suite d’une démarche de foi personnelle : tout  sujet de la « chrétienté » appartenait à l’Église.
Les crimes attribués par beaucoup au christianisme (croisades, Inquisition, guerres de religion) ainsi que l’accusation fréquente que « les religions sont la cause des guerres », sont liés à l’émergence de la chrétienté.
Pour les chrétiens « anarchistes », la « chrétienté » est une trahison de l’Évangile.
Ils parlent de « constantinisme » ou de « christianisme constantinien » pour s’en démarquer.
Cette distance d’avec une confusion entre l’Église et l’État, entre l’annonce de l’Évangile et l’usage du bras séculier est encore une marque particulière des communautés évangéliques, et elle remonte à l’anabaptisme pacifique du 16e s.

Quelle différence d’avec l’anarchisme athée ?
On peut tout de suite mettre de côté les formes violentes de l’anarchisme athée : le non-archisme chrétien refuse l’usage de la force, qui appartient au monde sans Dieu.
Quant à l’anarchisme pacifique et libertaire, le chrétien anarchiste le critique parce qu’il place l’individu comme référence face à la structure étatique. L’anarchiste athée fait de l’égo son maître.
Vernard Eller critique cette position : « L’idée selon laquelle je suis celui qui me connait le mieux et qui sait le mieux ce dont j’ai besoin oublie que je suis une créature (une créature pécheresse de surcroît) et qu’il existe un Créateur qui, étant mon Créateur (et étant passablement plus intelligent que moi), me connaît bien mieux que je ne pourrai jamais me connaître moi-même. »

Le chrétien anarchiste, se fondant sur la révélation biblique, inclut dans sa perception de l’être humanité la réalité du péché, de cette tendance universelle au mal qui rend impossible à l’homme livré à lui-même l’établissement d’un gouvernement parfaitement juste.
En fait, si au niveau des réalités humaines, les anarchistes chrétiens refusent les prétentions à un système d’organisation de la société qui amène l’humanité aux « lendemains qui chantent », ils visent la « théonomie », c’est-à-dire Dieu (et sa Parole inspirée) comme seule référence éthique.
Dans la situation présente, il est hors de question d’imposer le règne de Dieu à quiconque.
Le royaume du Seigneur s’exprime par la Croix, le don de soi et un amour inconditionnel.
Si l’on élargit l’horizon à celui de l’espérance du retour glorieux de Jésus, le chrétien anarchiste attend « des cieux nouveaux et une terre nouvelle, où la justice habitera » (2 Pierre 3.13)
Il est donc hors de question que des chrétiens tentent d’établir cette terre nouvelle : seul Jésus en aura la capacité.
Mais en attendant l’avènement du Christ, une question se pose…

Quelle relation avec les gouvernants et les institutions politiques ?
Si la tentation existe de se retirer du monde, elle n’est pas conséquente avec la révélation biblique qui souligne bien que la rupture géographique ou physique ne nous sépare pas de notre nature pécheresse.
Comme Saint Antoine l’ermite qui, au 3e siècle, fuit la ville pour chercher une vie pure dans le désert égyptien et y est tenté par des hordes de démons, se démarquer de la société des « autres pécheurs » ne résout pas le problème de notre propre propension au mal, et peut même être considéré comme l’illusion « archique » d’établir un système efficace qui apporte la paix à l’être humain.
Dans l’autre sens, il n’est pas question non plus d’essayer de renverser par la force ou par un activisme agressif le pouvoir en place, ce qui reviendrait à « sanctifier » son propre système et à « diaboliser » celui que l’on combat.

Suivant les recommandations de l’Évangile, le chrétien anarchiste reste dans une position non agressive, tout en se réservant le droit à l’objection de conscience s’il est contraint par le pouvoir à agir contre ses convictions profondes.
Pour donner un exemple concret, le théologien Karl Barth voit dans l’avènement du nazisme en 1933, « l’adoration d’un faux dieu ». Il n’engage toutefois aucune démarche de résistance violente. Par contre il refuse de se plier à une directive ordonnant de faire le salut nazi à chaque ouverture de classe. Quand on lui demande de prêter serment de fidélité au Führer, il donne son accord, mais avec la clause limitative « seulement dans le cadre de mes responsabilités de Chrétien Évangélique », ce qui lui coûte son poste et l’amène à fuir en Suisse (7).

Le chrétien anarchiste regarde les autorités politiques comme « établies par Dieu », au même titre que l’apôtre Paul considérait les magistrats au service de l’infâme Néron : elles sont permises pour mettre un frein au chaos, mais en rien ne reçoivent-elles un adoubement de Dieu comme étant « bonnes » – le même pouvoir romain est d’ailleurs décrit comme un monstre diabolique dans l’Apocalypse (8).
Il n’est pas non plus exclu de reconnaître un gouvernement comme moins mauvais que l’autre. Mais quel que soit le régime politique en place, il demeure humain, pécheur et donc critiquable.
De manière à première vue paradoxale, un chrétien non-archiste sera d’autant plus critique qu’un pouvoir humain se donnera des apparences « chrétiennes », du fait qu’il risque plus facilement qu’un autre d’être confondu avec le véritable royaume de Dieu, alors qu’une dictature sanguinaire révèle de manière patente ses compromissions avec le mal.

Un chrétien anarchiste peut-il vivre un engagement politique ?
Les avis sont partagés, mais dès lors qu’il est conscient des limites de l’exercice, ce type d’engagement n’est pas à exclure d’emblée.
Karl Barth considérait qu’il était possible de s’impliquer en politique mais qu’il fallait toujours n’y voir qu’un « jeu » limité aux contingences humaines et ne jamais tomber dans l’illusion que le courant auquel on adhère soit plus « chrétien » que celui de ses opposants. Seul le royaume de Dieu a droit au label « chrétien ».
Quant à servir la Cité, c’est sans doute dans des actes concrets, à échelle relativement réduite (quartier, village, association locale) que les chrétiens peuvent manifester les réalités du royaume le plus efficacement.
Une réflexion sur la vie communautaire d’une Église locale, sur son rapport au prochain, peut aussi être développée à partir d’une conception anarchiste du monde : la définition de l’organisation devient alors subordonnée à l’impératif de se centrer sur Jésus. On se détournera des « signes extérieurs d’appartenance » qui établissent une liste sélective de comportements censés différencier le chrétien du « monde », et l’on développera une communauté fondée sur la grâce et sur l’accueil du prochain, en contraste d’avec un groupe fermé dont le seul écho perçu de l’extérieur est l’énoncé de jugements moraux par lesquels il pense se différencier du commun des mortels.

 

L’importance de la question
Vous aurez maintenant perçu que le « christianisme anarchiste » correspond à une vision soutenue depuis bien longtemps dans certains courants du christianisme, au-delà même des différences dénominationnelles (9).
En un temps où la tentation des guerres de religion (ou de civilisation) est en croissance, où même des gouvernants occidentaux se réfèrent au « christianisme » pour affronter la présence de l’islam (voire évoquent une « croisade » pour justifier leurs aventures militaires), les chrétiens doivent être prophètes et élever leur voix, pour dire à l’humanité qu’il y a une autre manière de considérer les choses.
Quand des courants à tendance nationaliste, se nourrissant d’un passé mythique prétendument « chrétien » (alors qu’il est question de la chrétienté, cet ange de lumière diabolique parodiant l’Évangile), veulent entraîner les disciples du Crucifié dans les tentations du pouvoir politique et du totalitarisme religieux, il est nécessaire que des prophètes annoncent à l’Église qu’elle n’a pas vocation, dans le temps présent, à régner.
Alors que le « sel de la terre » désire devenir lui-même « terre » et la « lumière du monde », « monde », il est essentiel de souligner que le sel ne doit pas se dénaturer ni la lumière s’obscurcir. J’ose penser et croire que ces enjeux sont essentiels pour l’avenir de l’Église de Jésus-Christ.

Robin Reeve

1 Gregory Boyd, The Myth of a Christian Nation : How the Quest for Political Power is Destroying the Church, éditions Zondervan, 2006, 224 p.
2 Scott McLeod, Le Lion de Lumière, Winterthur, Editions Schleife, 2001, p. 37
3 On estime à 40% le nombre d’Étasuniens se disant – selon la locution évangélique bien connue – « born again » (nés de nouveau). Or la « droite fondamentaliste » représente environ 10% de la population. Les trois quarts des évangéliques ne se retrouvent donc pas dans ce courant minoritaire.
4 Gregory Boyd, Repenting of Religion, Turning from Judgement to the Love of God, Baker, 2008, 208 p.
5 Jacques Ellul, La subversion du christianisme, Table Ronde, 2004, 324 p. et Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, Table Ronde, 2001, 159 p. (ce sont des éditions de poche)
6 Vernard Eller, Christian Anarchy, Jesus’ Primacy over the Powers, Eugene (Oregon), Wipf and Stock (© Eerdmans, 1987), 1999, 267 p.
7 Eller, p. 137-138
8 Romains 13 ; Apocalypse 13
9 Un curé exprime sa position anarchiste en appendice au second ouvrage cité de Jacques Ellul.

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