Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions, a écrit, en 1999, un ouvrage intitulé : Le Pèlerin et le converti. Elle-même catholique, elle s’interroge sur l’émergence d’une pratique religieuse d’un nouveau genre et elle fait cette remarque lourde de sens : « saisir le religieux à partir du mouvement, à partir de la dispersion des croyances, de la mobilité des appartenances, de la fluidité des identifications et de l’instabilité des regroupements est chose difficile. Difficile, car la figure par excellence de l’homme religieux demeure ( …) la figure stable et clairement identifiée du « pratiquant » (1) .

A cette figure « stable et clairement identifiée » du pratiquant elle oppose le tandem du « pèlerin » et du « converti ». J’ai moi-même, à l’époque, lu cet ouvrage avec des lunettes très partielles, en considérant que le pèlerin était un converti en puissance. Les Eglises évangéliques sont très à l’aise avec l’accueil de personnes prêtes à changer d’appartenance religieuse, à la condition qu’elles soient prêtes à endosser une nouvelle appartenance stable et intense. Mais elles sont singulièrement démunies face à des personnes qui ne souhaitent pas se rattacher à un groupe fixe.

Danièle Hervieu-Léger propose, d’ailleurs, un tableau pour opposer le pratiquant traditionnel et le pèlerin. J’ai inséré une colonne supplémentaire pour situer le converti :

Le pratiquant

Le converti

Le pèlerin

Pratique obligatoire Pratique volontaire Pratique volontaire
Pratique normée par l’institution Pratique normée par le groupe Pratique autonome
Pratique fixe Pratique fixe Pratique modulable
Pratique communautaire Pratique communautaire Pratique individuelle
Pratique en un lieu stable Pratique en un lieu stable Pratique mobile
Pratique régulière Pratique régulière Pratique occasionnelle

(d’après D. Hervieu-Léger, op. cit., p. 109)

On s’aperçoit, à la lecture de ce tableau, que le converti ressemble davantage au pratiquant qu’au pèlerin. Le converti correspond sans doute à une des tendances de la société actuelle : la valorisation des relations amicales, des groupes d’échange et l’expression publique des émotions. Mais le pèlerin en représente une autre face : une grande mobilité, des appartenances révisables, un fonctionnement en réseau, un brassage de multiples liens et communications. Ne devons-nous, dès lors, donc pas nous attendre à rencontrer une recherche spirituelle qui se moule dans ce type d’inscription sociale et pas seulement dans le mode communautaire du converti ? C’est ainsi que j’aurais dû lire ce livre, à l’époque, mais j’ai plutôt enregistré tout ce qui manquait au pèlerin pour devenir un converti. En clair, je n’ai pas trop pris au sérieux la démarche du pèlerin. Je l’ai considérée comme une foi au rabais.

Or, une première réflexion que chaque membre d’Eglise peut faire est que, tout converti qu’il soit, il n’en pratique pas moins sa foi dans une pluralité de lieux et d’institutions : mouvements chrétiens divers, camps de jeunes ou retraites, conférences, rencontres, concerts, presse, sites web, etc. Il y a du pèlerin, du mobile et de l’appartenance en réseau, en chacun de nous.

De fait, je me suis retrouvé moi-même, en train de marcher sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. J’y suis allé dans un but personnel et pas pour observer les autres. Mais, au fil des conversations, j’ai rencontré des pèlerins authentiques. Certains avaient une pratique religieuse régulière, mais il s’agissait d’une minorité. La plupart se méfiaient plutôt des Eglises et personne n’essayait de convertir qui que ce soit. Chacun partageait sa recherche ouvertement, sans faire pression sur les autres. Or, ce qui m’a frappé a été de constater que les recherches de ces pèlerins étaient bien plus profondes et sérieuses que je ne l’imaginais. Les uns relevaient de maladie et cela avait changé radicalement leur rapport au monde. D’autres avaient quitté un quotidien étouffant qui ne leur convenait pas. Au fil du parcours, les uns ou les autres avaient griffonné dans des livres d’or des phrases bouleversantes. Le recueillement, autant que la prise de distance avec les stéréotypes de la société ambiante, étaient presque palpables. Et, dans le même temps, j’avais du mal à imaginer la plupart de ces personnes en train de s’inscrire dans une vie d’Eglise régulière.

Au départ de la voie du Puy-en-Velay, qui est la route française la plus pratiquée pour aller vers Compostelle, on recense, chaque année plus de 10.000 pèlerins. On est, à ce moment-là, à plus de deux mois de l’arrivée. D’autres préfèrent partir de moins loin. A Saint-Jean-Pied-de-Port, là où l’on franchit les Pyrénées, les comptages parlent de 35.000 personnes par an, dont plus de 8.000 Français.

Que peuvent dire les Eglises à ces hordes de personnes qui ne veulent pas rejoindre un groupe fixe ? Comment peuvent-elles leur transmettre quelque chose ? Au fil du chemin de Saint-Jacques, des personnes donnent de leur temps pour écouter et pour encourager tous les marcheurs qui souhaitent parler à quelqu’un en secret. Elles acceptent qu’ils passent et ne reviennent pas. Dans un autre registre, des groupes, souvent catholiques, proposent, sur des sites web, des sessions virtuelles de méditation de textes bibliques pendant des périodes de plusieurs semaines. Ils envoient chaque semaine un e-mail avec les textes à lire, quelques conseils et des directions de travail. Ceux qui le souhaitent peuvent communiquer leurs questions, ou leurs impressions par mail ou sur des forums. Il est possible de contribuer financièrement à ces opérations, mais c’est facultatif. Chacun est libre de venir et de repartir. Il suffit de communiquer son adresse mail.

Sommes-nous prêts à assurer ces présences au fil de la route ou au fil du web ? Peut-être pas. Mais si c’est le cas, nous passons à côté de la plupart des personnes autour de nous qui sont en recherche. Ils ne seront jamais de « bons membres d’Eglise ». Leur manière de s’inscrire dans la vie sociale (et pas simplement la vie religieuse) est par trop différente de ce que cela supposerait. Je ne dis pas que l’Eglise doit changer : elle constitue un lieu d’accueil, de vie et de célébration pour les convertis. Mais elle doit aussi consacrer de son temps et de son énergie à l’accompagnement, furtif et transitoire, de tous les pèlerins qui nous environnent.

(1)  P. 89 dans l’édition de poche, Champs-Flammarion

Frédéric de Coninck

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Postface de Jean Hassenforder : Un regard. Un questionnement.

Sociologue, Frédéric de Coninck a écrit cet article à l’intention du bulletin de la Fédération des Eglise Evangéliques Libres : « Pour la Vérité » (1). Il nous y explique comment, à la relecture du livre de Danièle Hervieu Léger publié il y a maintenant une bonne dizaines années, « Le pèlerin et le converti », il a accordé une importance nouvelle à une de ses approches : la mise en valeur de la sensibilité  spirituelle du courant  décrit sous le terme de « pèlerin ». Dans ce constat,  l’analyse sociologique de Frédéric de Coninck s’est nourrie d’une expérience, celle d’une marche sur un chemin vers Compostelle, dont il nous a fait part dans un article : « Marche méditative et pèlerinage » ** Lire l’article ** et dans un ouvrage récent “ Paris / Compostelle. Dans les pas du Galiléen “. Edition Empreinte.
Pour nous, le livre de Danièle Hervieu Léger garde effectivement toute sa pertinence dans l’interprétation de l’évolution religieuse et, comme on le voit ici, tout son potentiel heuristique.
Dans sa réponse à une interview pour Témoins : « L’autonomie croyante. Questions pour les églises »** Lire l’article **, elle écrit en 2001 : « Le fait nouveau, c’est que les grandes églises ne sont pas en mesure de fournir des canaux, des dispositifs organisateurs de ces croyances. Aujourd’hui, l’idée même que des institutions présentent en quelque sorte de l’extérieur, des grands codes de sens aux individus, est de moins en moins supportée dans une société comme la nôtre. Les croyances se développent désormais sur un mode extraordinairement individualiste et subjectif. Elles accompagnent le processus d’affirmation de l’individu. Fondamentalement, ce qui est jugé important, c’est l’engagement personnel du croyant, c’est la manière dont il met en œuvre une quête de sens personnel, c’est l’authenticité de sa recherche personnelle ». Aujourd’hui, dix années plus tard, cette sensibilité s’inscrit de plus en plus dans une sociabilité nouvelle que Danièle Hervieu Léger décrivait déjà, mais qui prend aujourd’hui une ampleur considérable à travers internet et les réseaux sociaux comme nous le montre Dwight J Friesen dans son livre : « The kingdom connected . What the chuch can learn from facebook, the internet and other networks ». Il met en évidence un nouveau paradigme interrelationnel (« Le Royaume de Dieu. Un univers connecté » ** Lire l’article **).
Au cours de la dernière décennie, cette sensibilité a trouvé un écho et un accueil dans le courant de l’Eglise émergente dans les pays où celui-ci est actif. En France, la présence de cette sensibilité interpelle les églises quelle que soit la variété de leur organisation.
Dans cet article, en sociologue, mais aussi en croyant, Frédéric de Coninck appelle les églises actives et généreuses auxquelles il s’adresse à une compréhension plus large des enjeux. Oui, en regard d’une recherche spirituelle en plein développement, mais qui refuse de se laisser emprisonnée dans des cadres nciens, on attend des chrétiens une imagination empathique  dans la mise en œuvre de nouvelles manières de faire église. Merci à Frédéric de Coninck de le laisser entendre.

Jean Hassenforder

(1) Nous remercions la rédaction de « Pour la vérité » pour la possibilité de reproduire ici cet article paru dans le numéro de ce bulletin.

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