Quelques thèses pour le développement de l’Eglise émergente

 

1. Concevoir l’Eglise comme sel de la terre et lumière du monde

Un élément clé pour envisager le développement de l’Eglise émergente est le fait d’avoir la vision de l’Eglise qui soit à la fois conforme à l’esprit de l’Evangile et en phase avec la culture environnante. Les images bibliques de sel de la terre et de lumière du monde (Matthieu 5.13-16) semblent en ce sens particulièrement adaptées. En nous invitant à être sel de la terre, Jésus transmet cette vision d’une Eglise qui se mêle à son environnement et qui n’a de sens que si elle donne du goût là où il a vocation à servir. Quant à l’image de la lumière que l’on n’allume pas pour la mettre sous le boisseau, elle doit se voir et éclairer autour d’elle. Jésus précise même qu’elle devrait briller devant les hommes dans une dynamique évangélisatrice. Dans un contexte où la foi et l’engagement ecclésial ont le plus souvent quitté l’espace public et font partie de la vie privée, le risque existe de vouloir cantonner l’Eglise à ceux qui la fréquentent. Pourtant, il importe de développer la vision d’une Eglise ouverte, avec une dimension incarnationnelle et missionnelle prioritaire, une Eglise qui cherche à être socialement et culturellement pertinente.

2. Croire à la nécessité d’implanter de nouvelles Eglises

Certes il ne suffit pas d’implanter une nouvelle Eglise pour que ce soit une Eglise émergente qui voie le jour. Cependant, sans une ouverture à l’implantation de nouvelles Eglises, ne pourront pas émerger de nouvelles formes d’Eglises incarnationnelles, missionnelles et adaptées à la culture contemporaine. L’ensemble des études montre que là où l’Eglise grandit et où l’évangélisation porte des fruits, il y a de nouvelles implantations d’Eglises, et le plus souvent, ces nouvelles Eglises ne sont pas la conséquence de la croissance, mais bien la cause. Le désir des émergents de s’appuyer sur les pratiques néotestamentaires de l’Eglise primitive va tout à fait dans le sens d’essaimer et de favoriser l’implantation et la création de nouvelles Eglises. Certes il est possible et souhaitable que les Eglises existantes (en tant que communautés locales) se transforment et s’adaptent afin de vivre en phase leur temps, mais est-il toujours adapté, possible et profitable de vouloir changer certaines Eglises qui répondent toujours à des besoins et des aspirations ? Ne vaut-il pas mieux les laisser évoluer plus ou moins tranquillement et permettre ou encourager, en marge de l’existant, de nouvelles initiatives [36] ?

3. Favoriser l’émergence de leaders

L’observation de l’ensemble des projets ecclésiaux émergents met en évidence une constante : il y a systématiquement un leadership fort à l’initiative. Le fait de permettre et d’encourager des hommes et des femmes ayant un réel désir de se lancer dans un projet d’implantation d’une nouvelle forme d’Eglise est donc un élément de base en vue de son déploiement. Cependant, il s’agit probablement de développer une vision du ministère ouverte et large et qui prône un leadership de service. Une approche « ouverte et large » implique qu’il ne s’agit pas de se cantonner à confier ce travail de pionnier à des pasteurs ou des prêtres ordonnés (même s’il ne faut évidemment pas l’exclure), mais il s’agit d’envisager la possibilité que tout un chacun puisse être appelé à cela. Par ailleurs, le fait de travailler en équipe est sans nul doute déterminant. Enfin, un leadership « de service » signifie que l’état d’esprit des leaders gagnera à ne pas être tourné vers soi, vers une quête de pouvoir ou de reconnaissance, mais bien au service de Dieu, de l’Eglise dans son ensemble, de ceux qu’elle cherche à atteindre.

4. Conjuguer un ministère de l’autorisation de la part des dirigeants et un ministère de la douceur de la part des émergents

A moins d’initier un projet hors de tout contexte confessionnel, un des enjeux majeurs de la réussite des projets d’Eglises émergentes est lié aux relations que vont entretenir les planteurs innovateurs et les dirigeants, que ces derniers soient ceux d’une Eglise nationale ou régionale (organisée en fédération, en synode ou en diocèse, etc.) ou ceux d’une Eglise-mère (locale). Or dans la lignée de l’exemple britannique et de son économie mixte, il sera probablement important que se conjuguent les efforts des uns et des autres pour accepter et accompagner les différences dans le respect mutuel. Cela signifie qu’un ministère de l’autorisation sera essentiel de la part des dirigeants. Ils pourront et sauront alors encourager, accompagner, soutenir financièrement, former, valider. D’un autre côté, de la part des leaders émergents, souvent prompts à vouloir aller vite et parfois à critiquer, il ne sera pas inutile de développer un ministère de la douceur en ne jugeant pas, en acceptant un rythme plus lent qu’espéré, en prenant le temps d’expliquer et peut-être de rassurer. Cet accueil mutuel était la recommandation de Paul pour faire cohabiter harmonieusement les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens dans l’Eglise de Rome (Romains 14-15), or à n’en pas douter, ce conseil ne peut qu’être bon pour une cohabitation harmonieuse encore aujourd’hui.

5. Œuvrer en Eglise non pas pour, mais avec ou en tant que postmoderne

Il est possible d’exercer un ministère pour les postmodernes, avec les postmodernes, ou en tant que postmodernes. Ceux qui cherchent à avoir un ministère pour les postmodernes se donnent pour mission d’évangéliser les personnes en vue de les faire adhérer à la vérité de l’Evangile tel qu’ils la considèrent. La culture postmoderne est alors comprise comme une philosophie dont les personnes doivent être sauvées. Cette approche n’est pas celle de la majorité des Eglises émergentes qui se situent clairement dans l’axe des deux approches suivantes. Certains cherchent donc à avoir un ministère avec les postmodernes, ce qui implique de vivre, travailler, échanger, collaborer avec tout un chacun, y compris à propos de choses spirituelles. Si la foi chrétienne peut contenir des éléments de contre-culture, elle passe d’abord par l’embrassement de la culture environnante. Cette adéquation avec la postmodernité ambiante est poussée encore plus loin par ceux qui désirent exercer un ministère en tant que postmodernes, non seulement dans le vécu quotidien avec toutes les modalités communes au plus grand nombre, mais jusque dans une compréhension de l’Evangile qui accepte de « ne pas avoir de vérité absolue ou en tous cas à ne pas chercher à vouloir absolument connaître la vérité »  [37], mais en mettant l’accent sur le cheminement et la découverte progressive et collective des chemins de foi. En tous cas, une chose me parait essentielle pour que les projets émergents soient fructueux et puissent s’inscrire dans la durée, c’est qu’ils doivent être pensés et vécus non seulement entre chrétiens déjà engagés, mais en intégrant dès la conception d’un projet des sans-Eglises.

6. Repenser les modes d’adhésion et d’appartenance à l’Eglise pour favoriser la participation

Dans le contexte actuel où zapping et choix personnels prédominent, comment envisager les liens qui peuvent unir le croyant à l’Eglise et la manière dont ils se tissent ? Nous avons évoqué précédemment la possibilité que certains puissent croire sans appartenir ou inversement appartenir sans croire. S’il est clair que l’objectif est que tout un chacun puisse croire et grandir dans la foi tout en étant impliqué et épanoui dans une communauté de foi, il n’en est pas moins vrai que l’automaticité du rapport entre ces deux réalités n’est pas évidente. Quels peuvent être les processus mis en œuvre pour trouver un bon équilibre ? Dans ce sens, un regard sur le christianisme celtique peut être pertinent, avec la manière dont il a réussi à ré-évangéliser l’Europe de manière originale et fructueuse  à partir du IVe siècle, époque pourtant marquée par la présence majoritaire de barbares et qui à certains égards ressemble à la nôtre. Or on s’aperçoit que l’émergence des nombreuses nouvelles communautés chrétiennes celtiques, qui ont permis à bien des personnes de se joindre à l’Eglise, a été le fruit d’une approche que l’on peut distinguer d’un modèle romain. D’après le modèle romain, la première étape consiste d’abord à présenter le message chrétien, puis à inviter à la décision de devenir chrétien, pour enfin si la réponse est positive, intégrer les personnes dans la vie communautaire de l’Eglise. C’est un modèle qui fait écho à la majorité des Eglises aujourd’hui : présentation, décision, assimilation. Avec nos paradigmes occidentaux, cela semble logique : l’Evangile est expliqué, les personnes acceptent Christ, elles sont accueillies et intégrées à l’Eglise. Mais dans le modèle celtique, la première étape consiste à inviter et intégrer les personnes dans la communauté et dans la fraternité chrétienne ; puis dans un deuxième temps, dans le cadre de cette amitié, les conversations s’engagent sur des sujets spirituels, des invitations sont faites pour prier, assister au culte communautaire, et participer à des ministères que l’Eglise met en œuvre au service de la population environnante ; puis dans un troisième temps, une fois les relations de confiance développées et alors que les personnes découvrent qu’elles sont engagées dans une expérience de foi, l’invitation est faite à s’engager. Le modèle celtique reflète l’idée que le christianisme se transmet moins qu’il ne s’acquiert. C’est-à-dire qu’il invite à une démarche inductive favorisée par une spiritualité créative et authentique, une ecclésiologie adaptée à la structure sociale et une évangélisation contextualisée [38]. C’est finalement très émergent !

7. Au final c’est Dieu qui crée l’Eglise

Enfin, last but not least, et on ne peut conclure que par là : il est fondamental d’affirmer que l’Eglise n’est pas l’œuvre des humains, mais bien celle de Dieu, dans une vision trinitaire où le Père continue son œuvre créatrice dans nos vies et dans les communautés ; où le Fils Jésus-Christ est le fondement et la tête de l’Eglise, celui qui en est aussi le cœur ; où enfin le Saint-Esprit manifeste sa puissance qui anime et donne du souffle à l’Eglise. Nous pouvons peut-être planter ou arroser, mais c’est bel et bien Dieu qui fait croître (1 Corinthiens 3.6). Avoir l’humilité et considérer que l’Eglise est l’œuvre de Dieu est le premier pas pour créer l’espace et les modalités afin que Dieu puisse agir en faisant de nous ses partenaires, des collaborateurs libres et heureux de pouvoir contribuer à une œuvre qui les dépasse. Alors si tel est le cas, un jour sans doute, quelqu’un pourra écrire quelque chose de similaire à ce qui concernait l’émergence de la première Eglise : « Le Seigneur ajoutait chaque jour à l’Eglise ceux qui étaient sauvés » (Actes 2.47).

 

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