La liberté de l’amour : c’est le titre qu’on aurait pu donner à ce passage prophétique, qui précède de peu la crucifixion, aussi bien dans l’Evangile de Marc que dans celui de Mathieu, qui présente un récit très proche, et dans celui de Jean, un peu différent : liberté qui ose la rupture, et d’abord avec la notion habituelle de bienfaisance, remettant en question des priorités humanitaires qui semblent pourtant indiscutables : en brisant ce vase d’un parfum précieux (300 pièces d’argent !) par amour pour Jésus, cette femme n’a-t-elle pas exagéré tout de même ?  Jésus n’est-il pas au dessus de tout cela, lui qui est tellement tourné vers les  pauvres ? Voilà un acte bien impulsif ; et le « devoir » d’aumône ? Mais l’amour n’agit pas par devoir légaliste, et encore moins par intérêt, il ne calcule pas, dans tous les sens du mot !

Une personne du groupe s’est souvenue à ce propos du cas d’une riche veuve indienne qui avait offert un banquet à cent mille pauvres de plusieurs villages dans l’espoir de s’attirer les faveurs des dieux auxquels on fait brûler les parfums : la femme citée dans Marc est, elle,  « excessive » par amour.
Ce n’est pas la seule fois dans les évangiles que l’on constate ce lien entre l’amour et la rupture : quand une autre femme, Marie, se permet de se dispenser des occupations ménagères pour écouter Jésus, autre rupture avec les conventions sociales, avec le devoir d’utilité,  Marthe le lui fait bien remarquer ! mais là encore, Jésus ne réagit pas comme prévu ! et confirme le bien-fondé du choix de Marie, dicté par l’amour et le désir d’écoute.

 

Dans l’évangile de Luc, la rupture avec le « religieusement correct » est encore plus marquée dans le passage qui évoque aussi une femme qui, après avoir mouillé de ses larmes les pieds de Jésus, les embrasse et les oint d’un parfum ; celle-ci est décrite comme « pécheresse », ce que le pharisien qui reçoit Jésus chez lui ne peut supporter : dans son système de pensée, un véritable prophète ne peut se laisser toucher par une personne impure, au risque d’être souillé par ce contact (« si cet homme était prophète, il connaîtrait qui et de quelle espèce est la femme qui le touche » – Luc, 7, 39).

Mais ces femmes sont « en mouvement »par rapport aux habitudes, au rituel, tout comme l’annonce de la Bonne nouvelle ; et il est d’ailleurs à remarquer le rôle « de pointe » que jouent les femmes en général dans l’expression de la Bonne nouvelle et de l’amour : c’est Marie qui est choisie pour être le premier témoin, c’est aux femmes que Jésus ressuscité se montre en premier.

Et ceci nous ramène au caractère prophétique de ce texte, qui annonce déjà la crucifixion, avec cette remarque de Jésus au verset 9 : «elle a fait ce qu’elle a pu ; elle a d’avance embaumé mon corps pour la sépulture ».
Ce vase de parfum est rompu comme le pain partagé par Jésus avec ses disciples, ce pain qui représente son corps, lui-même rompu sur la croix pour le salut des pécheurs, un salut pour lequel Jésus, lui aussi, n’a pas hésité à payer le prix ; le parfum qui s’échappe se répand dans la maison du lépreux, il n’y a pas de lieu digne ou indigne pour la manifestation de la grâce.

Dans l’Apocalypse, la prière des saints est comparée à un parfum ;  les prières d’un cœur brisé par l’amour ne sont-elles pas un parfum de bonne odeur pour Dieu ? Et devant la réaction des disciples, qui n’ont rien compris alors qu’ils suivent Jésus depuis longtemps, c’est Jésus qui à son tour met du baume sur le cœur de cette femme, qui, elle, a déjà un pressentiment de ce qui va lui arriver : «  pourquoi lui faites-vous de la peine ? Elle a fait une bonne action à mon égard. »

Et cette action aura de grandes conséquences dans l’avenir : « Je vous le dis en vérité, partout où la bonne nouvelle sera prêchée, dans le monde entier, on racontera aussi en mémoire de cette femme ce qu’elle a fait » ; ce qui montre bien qu’il est important de faire ce qu’on peut (« elle a fait ce qu’elle a pu ») même avec des moyens limités, on ne peut en estimer d’avance les suites.

Embaumer les corps :  dans la tradition juive, c’est une bonne œuvre,  une obligation pieuse ; l’évangile de Marc en fait ici un acte d’amour fou, en rupture avec le sens commun et les conventions sociales.

Alain Bourgade

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