Cette prédication de Martine Sarasin, qui concerne la guérison d’un lépreux par Jésus au début de sa mission, nous place de façon saisissante face à nous-mêmes, nous qui pouvons aussi nous sentir exclus, seuls, tellement écrasés par le poids de nos limitations que nous n’osons pas imaginer que les autres – et le grand Autre- puissent nous accepter, et même nous aimer ; ce lépreux nous témoigne fortement de son désir de vivre, de son courage (il prend le risque de s’approcher et donc de transgresser la loi, comme Jésus d’ailleurs dans ce passage), de sa foi dans l’amour de Dieu qui veut pour nous tous la vie, et qui peut nous délivrer de toute impureté, qu’elle soit physique on non (« Si tu le veux tu peux me rendre pur »).

Alain B.

Nous sommes à la fin du 1er chapitre de l’Evangile de Marc. Jésus se choisit quelques compagnons et commence sa mission. Il enseigne dans les synagogues que le Règne de Dieu est proche. Et il confirme cet enseignement par des gestes de libération et de guérison.

Voici le lépreux.
C’est lui, le psalmiste entendu tout à l’heure (psaume 88), abandonné de tous, rongé d’un mal infect, déjà entré dans le royaume de la mort. C’est lui, le banni, l’intouchable, l’exclu de toute communion avec ses semblables, et avec Dieu.
Pas de clochettes, pas d’avertissement qui précède sa venue. Il débarque, on ne sait d’où, et c’est comme si plus rien ni personne n’existait, en dehors de Jésus et de lui.
Tout se passe très vite. Apparemment personne n’a eu le temps de l’empêcher d’avancer ni de prévenir Jésus du danger. C’est trop tard. Le lépreux a parlé, et le voilà guéri. Jésus lui a déjà répondu et l’a déjà touché.

Quand j’imagine cette scène, j’ai l’impression de voir deux objets qui s’aimantent.  L’appel à la vie est si puissant des deux côtés, que la rencontre ne pouvait pas ne pas avoir lieu.
C’est une chose énorme, que d’ entendre parler d’un lépreux qui foule volontairement aux pieds les prescriptions de Moïse, donc celles de Dieu.
On lui avait pourtant appris la règle : il doit crier « impur ! impur ! ». mais il n’en fait rien : quand il voit Jésus, pour lui, c’est clair. Cette fois il en va de sa vie, et vivre est un devoir plus impérieux que les définitions de la loi.
Ainsi commence l’histoire du miracle : par le désir de vivre, et par le courage d’espérer la miséricorde, quoiqu’il en coûte par rapport aux  conventions. Son désir de vivre, au moment où il se trouve face à Jésus, jaillit si fort qu’il passe par-dessus sa honte, par-dessus le dégoût qu’il a de lui-même, et qu’il inspire, par-dessus la conscience qu’il a d’être repoussant et contagieux.
La foi du lépreux, c’est qu’il a la certitude que cet homme là, devant lui, peut lui donner ce qu’il cherche. Comment le sait-il ? probablement qu’il a entendu parler de lui, de loin. Toujours est-il qu’il ne reste pas extérieur à cette information, mais qu’il le prend pour lui. Il se l’approprie, il la laisse susciter et amplifier son désir de vie.
Puis il va, et il parle :
« Si tu veux, tu peux ».
Il ose. Il s’expose. Il met à découvert non seulement sa misère, mais aussi son attente, son désir de vie.

Devant lui, Jésus : le Vivant.
Gardons-nous de l’imaginer comme « programmé » pour le geste qu’il va faire. Lui aussi s’expose, et transgresse ; et on le voit traversé de beaucoup d’émotions dans ces quelques lignes.
Il est « bouleversé de compassion », c’est le même mot utilisé dans la parabole du fils prodigue pour le Père, lorsqu’il voit revenir son enfant.
Quelqu’un de convenable et de sensé aurait dû s’écarter pour ne pas devenir impur à son tour. Au mieux Jésus aurait pu le guérir d’un mot…
Mais il tend la main pour le toucher… comme on touche au but, et ce geste évoque la fresque de Michel-Ange à la chapelle Sixtine, où Dieu tend la main vers Adam pour le toucher, pour lui communiquer la vie.
« Je le veux ».

Il a ce courage (en sachant ce que ça va lui coûter).
Le courage de braver l’interdit, et le courage de faire confiance à Dieu, car Dieu seul guérit.
« La volonté de mon Père, c’est que je conduise tous ceux qu’il m’a donnés à la vie », dit Jésus dans l’évangile de Jean.
Il le dit.
Il le fait.
Il ose, au nom de cette Vie qu’il porte en lui et qu’il est venu donner de la part de Dieu.
Là est le choc entre les deux désirs de vie : celui du lépreux et celui de Jésus. Dans ces trois petits mots : « Je le veux ».
Trois petits mots qui sont le point d’ancrage de notre foi et de toutes nos prières.
Dieu veut pour nous la vie.
Et cette volonté est plus forte que la lèpre, le malheur, le désespoir, les conventions, la culpabilité, et la mort.
Le lépreux passe de la mort à la vie,
de l’exclusion à l’inclusion dans la communauté humaine,
de la honte à la reconnaissance de sa place dans la société et dans le cœur de Dieu.
Il entre dans un véritable chemin pascal.

Aujourd’hui, comment ce témoignage nous parle-t-il ?
J’aimerais relever trois points qui m’interpellent.
1) d’abord, au sujet du contexte d’exclusion où se déroule le récit.
On peut bien sourire de ces vieilles prescriptions de Moïse, nous, nous avons aussi les nôtres, et nous les suivons !
Nous avons aussi nos « codes de pureté », ces règles sociales et religieuses, non écrites bien sûr, qui permettent de distinguer ceux qui sont dans la norme et ceux qui ne le sont pas. D’après… leur santé, ou leur capacité financière, leur appartenance sociale, leur âge, leur couleur de peau, jusqu’à la manière dont on s’habille !
Ce que nous observons dans l’Evangile, c’est que Jésus passe par-dessus ces codes, pour en instaurer un nouveau : celui de l’alliance, celui de l’accueil de l’autre pas-comme-tout-le-monde, celui de l’intégration dans la communauté humaine.
Et cela ne peut pas nous laisser indifférents, par rapport à notre doctrine chrétienne, notre écoute, et notre pratique sociale de tous les jours.
Croire au Christ, c’est prolonger ses gestes de miséricorde et de recréation, être sa voix et ses mains auprès de tous les exclus de notre temps.

2) un autre élément qui me frappe dans ce récit, c’est la détermination passionnée avec laquelle le lépreux choisit la vie. C’est lui qui a cherché Jésus et qui est venu à lui. Où a-t-il trouvé ce courage, dans l’état où il était ??
Je pense que nous, au contraire de lui, nous pouvons être tellement « en bas », tellement seuls ou dégoûtés de nous-mêmes, que nous n’osons pas nous montrer, que nous ne donnons pas le droit d’aller vers le Christ. Nos limitations nous empêchent de le rejoindre, alors qu’elles devraient nous propulser vers lui, comme le lépreux !
Tout dépend peut-être, de l’image que nous avons de Dieu, de l’idée que nous nous faisons de sa volonté… est-ce que je crois que Dieu veut que je vive ?
A cette question Dieu, au travers de Jésus-Christ, de sa vie, de sa mort et de sa résurrection, répond de manière absolue et sans condition : OUI.

Cela m’amène à un dernier point (3) qui est celui de l’exaucement.
C’est peut-être là que nous ressentons la plus grande distance entre le lépreux et nous.
Nous voudrions, comme lui, être propulsés brusquement, d’un coup, dans un changement global, immédiat, définitif. Or, combien de guérisons non accordées, d’exaucements… absents apparemment de nos vies, malgré le désir, malgré le courage, malgré la foi.
Je n’ai pas la réponse, mais je sais une chose : c’est que la Parole de Dieu est plantée dans notre histoire comme un levain qui travaille. Sans contrainte, sans précipitation, sans déni de notre réalité.
Choisir la vie, c’est bien souvent un chemin d’enfantement d’où la souffrance, les deuils, la peur ne sont pas absents.
C’est une traversée, mais qui est vie en elle-même, pour autant qu’on la parcourt dans la présence du Christ, et la foi en sa Parole.

Quand les choses ne vont pas aussi vite et aussi bien qu’on le voudrait, ce qui permet de tenir, c’est le OUI de Dieu.
Comme les Israëlites dans le désert, tenus par la Parole donnée, d’une terre.
« Je le veux. Sois guéri ».
Ce oui absolu de Dieu, il faut le poser comme un titre et un drapeau sur notre vie.
Ce « je le veux » de Dieu et de son Christ, il faut le croire, quelle que soit notre situation,
sans quoi nous pouvons mettre l’Evangile à la poubelle.
On peut tout discuter et mettre en interrogation dans la Bible : sauf ça.
Sauf cette volonté de vie, de Dieu pour nous.
Son oui planté en nous, est à l’œuvre. Il est en activité, il est la source de notre joie, et il nous donne la vie aujourd’hui déjà, jusqu’au jour où nous l’aurons en plénitude. Cela est sûr.
Ainsi soit-t-il.

Martine Sarasin

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