Entre la sphère privée et celle du travail, un sociologue américain de la vie urbaine a mis en valeur l’importance du rôle joué par « un troisième lieu » qui est un espace de rencontre où la vie sociale se manifeste sur un mode informel. Aujourd’hui, on note ainsi l’apparition de nouveaux espaces conviviaux dans certaines bibliothèques publiques ou des espaces communs pour fabriquer des choses (maker spaces).Les églises émergentes, qui se développent dans certains pays, s’inscrivent dan un état d’esprit de convivialité qui s’oppose à tout exclusivisme. Comment peut-on interpréter sociologiquement et théologiquement le désir actuel de convivialité ?Par delà ce qui se délite aujourd’hui dans la crise actuelle, économique, sociologique et culturelle, ne doit-on pas rechercher ce qui germe, ce qui commence à apparaître ? Si nous sommes confrontés à une décomposition, perdre de vue les recompositions et les renouvellements, c’est nous enfoncer sans recours.

 Parmi les signes positifs, figure une nouvelle manière d’envisager la vie sociale dans les différents espaces où elle se déploie. Ainsi, un nouveau concept est récemment apparu aux Etats-Unis : le troisième lieu (« third place ») qui peut également être énoncé en français sous le terme de tiers lieu ou troisième place. On pourrait également évoquer un troisième espace (« third space ») ou un troisième milieu. Ce nouveau regard a pour origine les travaux d’un sociologue américain, 

Ray Oldenburg (1), auteur d’un livre : « The great good place » (2)  qui a eu une grande influence. Entre la sphère de la vie privée et celle du travail, Ray Oldenburg met en évidence un  troisième lieu (« third place ») qui est un espace de rencontre où la vie sociale se manifeste sur un mode informel. On trouvera une excellente description de ce troisième milieu dans un article paru sur Wikipedia anglophone (3) : « Les troisièmes lieux sont des « ancres » de la vie en communauté. Ils facilitent et nourrissent une interaction plus créative. Toutes les sociétés ont eu des lieux de rencontre informelle. Ce qui est nouveau à notre époque moderne, c’est la volonté de mettre en œuvre de tels lieux comme une nécessité vitale pour répondre aux besoins sociaux ». 

Effectivement, dans le passé comme encore aujourd’hui, on peut rencontrer des espaces propices aux relations informelles dans des contextes variés en rapport avec les exigences de la vie quotidienne où des loisirs. Les cafés européens figurent parmi ces lieux. L’attention portée à cette fonction par Ray Oldenburg se situe d’ailleurs dans une conjoncture où les changements techniques, comme la domination exercée par l’automobile, ont contrecarré l’exercice des relations humaines. A la même époque, d’autres sociologues américains ont mis l’accent sur le déclin de la vie associative (4). Depuis les publications d’Oldenburg, on note tout particulièrement l’expansion spectaculaire d’internet. Désormais de nombreuses activités peuvent être accomplies à domicile. Mais le désir de relation n’en est pas moins amoindri et il s’exerce autrement, notamment à travers les réseaux sociaux en suscitant par ailleurs des rencontres collectives. On peut également remarquer qu’il se produit une « hybridation » selon laquelle des fonctions différentes peuvent se manifester dans le même environnement. Quoiqu’il en soit, l’inspiration de Ray Oldenburg concernant l’émergence de nouveaux espaces conviviaux en terme de « third place » ou de « third space » reste aujourd’hui une source active d’inspiration.

Quelles sont les caractéristiques de ce troisième « lieu » ?

On peut en citer huit (5) :

° Un lieu neutre : les participants n’ont aucune obligation d’être là. Ils sont absolument libres d’aller et venir ;

° Facilitation sociale : on n’y tient pas compte des statuts sociaux ;

° La conversation comme activité principale ;

° Accessibilité à tous : le « troisième lieu » est ouvert et facilement accessible à tous. Il pourvoit aux besoins de la vie sociale ;

° Habitués et nouveaux venus : si un noyau d’habitués donne le ton, c’est dans un  esprit d’accueil à des nouveaux venus ;

° Tolérance « low profile » : le « troisième lieu » accueille des gens différents ;

° Un mode de relation enjoué : pas d’agressivité. Une attitude empreinte d’humour ;

° Un genre de vie comparable à celui qu’on peut vivre chez soi (« A home away of home »).

 Ce concept de « troisième lieu » a été largement diffusé aux Etats-Unis. Il inspire maintenant des lieux très variés : cafés, centres communautaires, magasins, églises. Il est couramment employé dans les travaux sur la planification urbaine. Et, par ailleurs, il est aussi le fil conducteur des réalisations entreprises dans des institutions qui étaient prédisposées à recevoir cette inspiration. C’est le cas dans un certain nombre de bibliothèques publiques. De plus, celles-ci commencent à développer de nouveaux lieux de participation, comme des espaces communs pour la création et la fabrication d’objets très variés (« maker spaces »). La nouvelle conception des bibliothèques publiques inspirée par l’approche du troisième lieu (« third place library ») commence à se manifester également dans certains pays européens : Royaume-Uni, Pays-Bas, Scandinavie, et à s’y traduire dans la création de nouveaux établissements. En France, en 2010, le concept est mis en valeur dans un  article de Mathilde Servet publié par le Bulletin des Bibliothèques de France (6). Et, depuis, on constate sur le web qu’il attire l’attention de bibliothécaires novateurs (7).

 

La bibliothèque publique, troisième lieu. 

Cette innovation s’inscrit dans une évolution puisque la bibliothèque publique s’est toujours caractérisée par le souci d’offrir un environnement propice aux relations informelles. Des historiens ont mis l’accent sur cette originalité. Ainsi, un historien britannique, Alister Black, considère que la bibliothèque a toujours opéré comme un troisième lieu. « Au côté d’autres établissements de la vie de tous les jours, où l’on peut traîner et se détendre, à l’instar des cafés, librairies, tavernes, lunch clubs et centres communautaires, les bibliothèques ont historiquement témoigné des qualités essentielles propres au  troisième lieu. Elles représentent des endroits neutres, confortables, accessibles, qui favorisent l’interaction, la conversation (dans certains limites) et une ambiance enjouée. Elles sont fréquentées par des « habitués » et font fonction de second chez-soi, soulageant les individus du train-train quotidien, procurant réconfort et distraction ». Certes, on doit rappeler qu’en France, les bibliothèques publiques ont atteint leur maturité plus tardivement que dans d’autres pays. En France, « la bibliothèque, troisième lieu » est véritablement une nouvelle étape. On peut donc saluer les quelques innovations qui commencent à apparaître actuellement (Angoulême, Thionville).

 Mathilde Servet décrit ainsi les caractéristiques de la bibliothèque, « troisième lieu » :

° Un ancrage physique fort.

« A l’heure de la dématérialisation des supports et de l’avènement des bibliothèques numériques, les bibliothèques troisième lieu engagent un réel pari physique. Elles se veulent point d’ancrage de la collectivité… Le découpage spatial permet à plusieurs usages de cohabiter dans un même lieu… il se dégage de ces nouveaux établissements une ambiance stimulante et excitante ».

°   Une vocation sociale affirmée.

« La bibliothèque troisième lieu propose à ses usagers des formes de « vivre ensemble » multiples, un centre convivial propice au bien être. Elles opèrent comme un « espace facebook 3 D »… Elles contribuent à la restauration de l’identité communautaire, du « nous »… Elles permettent l’accès à un premier niveau de rencontres informelles… Le confort physique et humain incite au prolongement du séjour… Pivots de la vie de la collectivité, ces établissements remplissent une mission citoyenne… »

° Une nouvelle approche culturelle.

« En rupture avec une vision élitiste de la culture, la bibliothèque troisième lieu refuse d’être un lieu de prescription du savoir… Au contraire, elles célèbrent les dissonances culturelles, le voisinage des contenus, la diversité des supports culturels… Elle assume le fait que des formes de culture populaires ou commerciales soient représentées en son sein… ».

Bref, la bibliothèque, troisième lieu se situe dans le mouvement de la culture d’aujourd’hui. Elle n’hésite pas à intégrer les apports du dynamisme des centres commerciaux. « On s’interroge (parfois) sur la légitimité de ces nouveaux établissements et on pointe du doigt un consumérisme culturel. Mais on oublie trop souvent que ces établissements sont davantage fondés sur les besoins des usagers et, qu’en leur sein, la démocratisation culturelle a vraiment lieu… ».

 

Des espaces pour la fabrication  et la production.

 Dans une approche voisine, qui allie une dynamique participative et le développement d’un environnement, on assiste aujourd’hui à l’apparition de nouveaux espaces destinés à permettre la fabrication et la production d’objets de genres très différents, dans une ambiance coopérative. Ce sont les « maker spaces ». Comme pour la mise en évidence du « troisième lieu », du troisième espace, ce concept est né aux Etats-Unis et trouve un accueil privilégié au sein  des bibliothèques publiques (8). Il s’agit de promouvoir une co-création : « Offrir les outils qui permettent aux acteurs de produire leurs propres œuvres dans le domaine de l’art, de l’artisanat, de la technologie, de l’information. Ces lieux sont portés par un état d’esprit qui met l’accent sur la créativité et sur une dynamique d’apprentissage à travers une activité d’exploration (« learning by doing »).

Ces espaces :

° Suscitent le jeu et l’exploration ;

° Facilitent un apprentissage informel ;

° Développent un enseignement mutuel « (peer to peer learning ») ;

° Considèrent les gens en terme de partenaires ;

° Développent une culture de la création en opposition avec une culture de la consommation.        

Cette approche commence à être entendue en France. Ainsi un article, écrit par Mathilde Berchon et Véronique Routin et publié sur « internet actu » (9), nous apporte une description détaillée de ce mouvement. « Le mouvement makers est en plein essor… L’éclosion des techshops, des foires, des ateliers, qui sont pour beaucoup dans une logique de développement et d’essaimage du modèle, y participent pleinement… Mais surtout ces lieux s’implantent au cœur d’un écosystème qui favorise leur développement : écoles, musées, start-ups… » Les sous-titres qui balisent cet article nous en donnent l’esprit : « Faire société : des lieux et des enjeux. Reprendre confiance dans la capacité de créer. Transformer, partager : vers une culture open source de la fabrication numérique. Du maker space à la start up ». Ainsi les « maker spaces » témoignent à la fois d’un état d’esprit et de nouveaux modes de relation.

 

Le troisième lieu et les églises émergentes.

D’origine sociologique, la vision du troisième lieu, du troisième espace, nous permet de mieux analyser la réalité sociale, mais aussi de la transformer. Elle est mobilisatrice parce qu’elle porte des valeurs. Elle concerne aussi des contextes différents. Ainsi le troisième lieu est souvent associé à l’approche de l’église émergente. Si l’approche du troisième lieu sur le web francophone rejoint des bibliothèques novatrices, sur le web anglophone, elle s’inscrit dans des contextes divers et on peut établir également un lien entre « third place » et « emerging church ». L’église émergente manifeste ainsi qu’elle veut s’inscrire dans la vie de la société et qu’elle refuse de se cantonner dans une sphère sacralisée, séparée de l’existence quotidienne des gens d’aujourd’hui. Si l’on pense l’urbanisme en terme d’intérêt général, comment ne pas s’interroger sur l’usage des biens immobiliers détenus par les églises ?

Cependant, l’église émergente se caractérise souvent par une offre de tiers milieu, c’est à dire un espace propice aux relations informelles dans un  climat de convivialité, impliquant le respect de chacun dans son cheminement. Ainsi, comme les autres organismes qui s’inscrivent dans la vision du troisième lieu, elles vont développer un environnement correspondant, à même de favoriser l’accueil et le « vivre ensemble ». Ce sera « un espace communautaire dans un ethos semblable à celui du café indépendant avec l’intention explicite de promouvoir une communauté » (10). Ces dispositions témoignent d’une conception de l’église qui se construit dans un univers relationnel où chacun est apprécié et respecté dans son cheminement pouvant trouver ainsi dans un climat inspiré par l’amour, non seulement une aide éventuelle pour dépasser des difficultés, mais un éclairage où un nouveau sens de l’existence peut se révéler.

Une église émergente britannique, se présentant en terme de troisième lieu (11), se définit ainsi : « Nous sommes un groupe de gens engagés dans un voyage spirituel. Nous aspirons à vivre des valeurs comme l’inclusion (« inclusivity ») (au contraire de l’exclusion), l’ouverture, l’honnêteté, et l’amour ». Ici, la vie sociale se développe au delà d’un seul lieu dans des maisons et dans des cafés. Le site correspondant énumère les valeurs fondatrices de cette église : Christ, communauté, justice, service, voyage (« journey »), connection.

Un autre exemple nous est apporté par le témoignage de Philippa Soundy dans un interview mis récemment en ligne sur ce site (12).  Elle nous rapporte un projet mis en route actuellement dans une ville anglaise. L’idée est de connecter le bâtiment d’une ancienne église paroissiale en centre ville « en lieu communautaire, en lieu d’accueil où les chrétiens pourraient rencontrer des gens qui n’ont jamais franchi les portes d’une église. Le projet comprend un café et un lieu pour des évènements artistiques, des bureaux pour les associations d’entraide et de solidarité et un espace spirituel neutre et calme pour la prière et la réflexion. L’isolement est un énorme problème dans notre société et on a grand besoin de « tiers-espaces », des lieux en dehors de la maison et du travail où les gens puissent se rencontrer de façon informelle et nouer des liens. En tant que groupe, nous voulons apprendre à offrir l’hospitalité du Christ où chacun puisse se sentir accepté et aimé ».

Lorsque des églises se présentent en terme de troisième lieu, elles s’écartent d’une conception selon laquelle la communauté se vit dans une séparation tranchée avec le monde extérieur, l’évangélisation ayant pour fonction d’y faire rentrer des gens extérieurs pour ensuite les assimiler. Elles s’emploient au contraire à développer un climat convivial dans lequel les gens peuvent évoluer en étant respectés dans leur cheminement.

Pour comprendre l’orientation des églises émergentes, et tout particulièrement de celles qui se présentent en terme de troisième lieu, on se reportera au livre de 

Dwight Friesen : « The kingdom connected » (13). Cet ouvrage s’appuie sur le nouveau paradigme qui inspire notre compréhension de la société et de la culture nouvelle en train d’apparaître aujourd’hui. Dans les différents domaines de la pensée et de l’activité humaine, une vision globale, systémique, holistique s’impose de plus en plus, caractérisée par la puissance des interrelations. Ainsi, Dwight Friesen nous ouvre une vision nouvelle : « Au plus fort de la modernité, nous regardions aux individus, aux organisations et aux institutions isolées. Aujourd’hui, nous savons que nous nous sommes trompés. Nous voyons, avec une force poignante, que la division et la séparation ne sont pas la vérité la plus profonde de la vie. Au contraire, nous commençons à voir que, sous l’apparence de la division, il y a une connexion encore plus profonde qui ne peut être interrompue. Cette connexion profonde relie ensemble toute l’humanité et même toute la création au sein de son Créateur… Certains appellent cette réalité le « tissu de la vie ». Jésus nous le révèle comme le « Royaume de Dieu ».

Pour comprendre le positionnement actuel des églises, Dwight Friesen nous introduit dans une analyse éclairante sur les formes d’organisation. Il distingue ainsi deux grandes catégories : « bounded sets » et « centered sets » avant de traiter d’une catégorie nouvelle qui résulte de l’approche actuelle : « networked sets ».

Le premier ensemble : « bounded sets » est inspiré par un paradigme qui s’exprime en terme de limites et de barrières. Ainsi, par exemple, on définit avec soin les caractéristiques du chrétien. Puis, à partir de là, on établit une claire distinction entre « chrétien » et « non chrétien ». Il n’y a aucune place entre les deux. L’évangélisation consiste à faire entrer le maximum de gens dans la case chrétienne.Nous sommes ainsi dans un monde binaire où on se concentre essentiellement sur les frontières et le maintien de celles-ci ».

A l’opposé, il existe une autre conception de l’église caractérisée par le paradigme du mouvement vers le centre. La question principale est l’orientation vers le centre. On ne recherche pas l’uniformité. La distance importe peu. Il n’y a pas ici d’exclusion en terme de dedans et de dehors. En terme chrétien, ce qui compte ici, c’est le mouvement vers le Christ dans l’inspiration de l’Esprit Saint.

Dwight Friesen présente un troisième paradigme. Le paradigme en terme de réseau met l’accent sur la rencontre, une rencontre dans le respect d’autrui et un désir de partage. Le paradigme en terme de réseau « reconnaît que le Saint Esprit est la présence vivante qui anime toutes les relations et celui qui donne forme et contenu à nos rencontres en Christ ». Par l’œuvre de l’Esprit, nous vivons à l’image du Christ. Et, d’autre part, nous anticipons la rencontre du Christ dans les gens que nous rencontrons (Mat 25.34-10). Dieu n’est pas un but éloigné vers lequel nous allons. Dieu est la présence vivante avec  laquelle nous cheminons.

A travers cette analyse, on voit bien comment une église émergente peut se situer en terme de troisième lieu. Par ailleurs, sous des formes diverses,  ce désir d’ouverture se manifeste dans beaucoup d’églises.

 

Espaces conviviaux, désir de convivialité et inspiration chrétienne.

On assiste donc aujourd’hui à l’émergence d’espaces conviviaux en terme de « troisième lieu ». La réflexion correspondante ne comporte pas seulement le constat d’un besoin. Elle porte également une dynamique. Et cette dynamique trouve un écho dans certains contextes. L’émergence de ces nouveaux espaces s’inscrit dans une conjoncture. Cette conjoncture est fluctuante, car elle dépend pour une part du climat social. Ainsi la crise économique suscite insécurité et défiance. Mais les grandes tendances de fond dépassent le court terme. Et le désir de convivialité nous paraît être un  mouvement qui s’inscrit dans le long terme.

C’est ce que nous comprenons à la lecture du livre de  Jérémie Rifkin : « Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie » (14). L’empathie nous est présentée comme un germe qui se développe au cours de l’histoire au fur et à mesure que le contexte social devient plus favorable. Et, aujourd’hui, en près d’un  quart de siècle de sondages, on assiste à « une mutation de la conscience humaine qui n’a pas d’équivalent à une autre époque de l’humanité ». On assiste, entre autres, « au basculement rapide des valeurs, du matérialisme rationaliste à l’expression personnelle et à la recherche d’une qualité de vie ». S’il y a donc davantage d’attention portée à l’autre, le désir de convivialité participe à cette évolution. Et, en même temps, le progrès d’une conscience altruiste est indispensable à une époque où le monde est confronté à de grandes menaces. 

 Pour promouvoir une société plus sobre, plus écologique, on a besoin, en regard, de favoriser le développement d’une qualité de vie qui repose notamment sur des relations conviviales. C’est pourquoi des philosophes et des économistes français ont pu écrire un livre sur « la société conviviale à venir » (15). «  Si l’on veut donner corps à la résistance des mouvements de la société civile à l’échelle mondiale, qui veulent garder l’espoir dans l’avenir en proclamant qu’« un autre monde est possible », il faut formuler l’espérance dans un autre langage que celui de l’anticapitalisme… Dans cette voie, je fais le pari, comme le rappelle la citation d’Ivan Illich en exergue de ce livre, que « seul, dans sa fragilité, le verbe peut rassembler la foule des hommes pour que le déferlement de la violence se transforme en reconstruction conviviale » (p 9). Face aux démesures dominantes,  quelles stratégies de transition vers le bien vivre ? Telle est la question majeure posée par Patrick Viveret. Son analyse se termine par la réflexion suivante :

« Dès lors que nous n’avons plus la facilité de contourner la question humaine en la reportant du côté des choses : passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses, il nous faut bien affronter la question du gouvernement des hommes à l’échelle planétaire. C’est fondamentalement, et la question de la démocratie, et, au sens le plus radical du terme, la question de la qualité relationnelle interhumaine, j’ose le mot, de la qualité d’amour de l’humanité qui est en jeu dans la suite de sa propre aventure… Pour que progresse la qualité de conscience de l’humanité, il faut aussi que progresse sa qualité de confiance : un réseau pensant certes, mais aussi un réseau un peu plus… aimant ! » (p 40-41). Au total, les différents auteurs ayant participé à ce livre s’entendent pour souhaiter le développement d’une société plus conviviale : Cette vision se répand puisque tout récemment « Un manifeste convivialiste » vient d’être publié et diffusé.

 

Discerner et reconnaître l’œuvre de l’Esprit.

Ainsi, il y a bien aujourd’hui, sur des registres différents, un désir accru de convivialité (16)

 Et, en même temps, on peut constater l’apparition de pratiques innovantes qui répondent à cette aspiration.

Dans une perspective chrétienne, quel peut être notre regard sur cette évolution ?

Nous sommes d’abord appelés à discerner et à reconnaître l’œuvre de l’Esprit. Elle nous apparaît dans ce qui rapproche les hommes entre eux et suscite chez eux sympathie et communion. 

Jürgen Moltmann (17) exprime bien cette réalité : « L’essence de la création dans l’Esprit est par conséquent la « collaboration, et les structures manifestent la présence de l’Esprit, dans la mesure où elles font reconnaître l’accord « général ». « Au commencement était la création » (M Buber) (p 25). « Être vivant signifie exister en relation avec les autres. Vivre, c’est la communication dans la communion » (p 15).

        

Le développement d’espaces conviviaux comme les « bibliothèques troisième lieu » ou les « makers spaces », et bien d’autres, sous des formes moins construites, participent à un désir croissant de convivialité. Bien sûr, les formes sont imparfaites et dépendent de ceux qui les fréquentent ou les animent. C’est un appel pour ceux qui croient que le cœur du message de l’Evangile, c’est l’amour comme Jésus l’affirme et Paul le rappelle. Ce message va bien au delà de la seule convivialité, mais il l’irrigue. 

C’est cet esprit qui inspire l’approche des églises émergentes lorsqu’elles engendrent un climat fraternel. Le développement d’un milieu convivial, favorisant de bonnes relations informelles dans le respect de chacun s’inscrit dans cette approche qui peut se réaliser dans bien d’autres formes (18). La relation est première.

Les espaces conviviaux ne favorisent pas seulement les rapports humains, comme le web, ils sont un lieu d’expression. Les « maker spaces » se caractérisent par une manifestation de créativité. Cette activité humaine prend tout son sens lorsqu’on l’envisage comme une participation à l’œuvre de l’Esprit. Dans un monde troublé, où les perversions, les souffrances et les menaces sont avérées, sachons reconnaître ce qui va vers le bien. La conscience de l’œuvre de l’Esprit nous appelle à en témoigner. A l’horizon, par delà les pesanteurs apparentes, la Pentecôte est une figure chrétienne qui permet d’interpréter et d’éclairer les expressions nouvelles dans leur tréfonds.

Jean Hassenforder 

L’llustration, en tête d’article est une toile “Place d’histoire” de l’artiste coréen Yu Inhu, pour lequel nous publierons prochainement une galerie et une interview.

(1)            Professeur émérite au département de sociologie de l’Université de Pensacola en Floride, sociologue de la vie urbaine, Ray Oldenburg a développé le concept des espaces conviviaux comme « troisième lieu » dans le tissu urbain. Il a publié en ce sens deux livres influents : « The great good place » (1989) et « Celebrating the third place » (2000). ** Voir Sa biographie dans Wikipedia **

(2)            Publié initialement en 1989, le livre : « The great good place » a été plusieurs fois réédité : Oldenburg (Ray). The great good place. Cafes, coffee shops, boookstores, bars, hair salons and other hangouts at the heart of the community (paperback).

(3)            ** Voir Une bonne description et analyse de concept : « Third place » sur Wikipedia anglophone **

(4)            Putnam (Robert D). Bowling alone. The collapse and revival of American community. 2000

(5)            Cf Note (3)   

(6)           ** L’article de fond publié par Mathide Servet dans le bbf ** (2010 N°4) s’est révélé novateur et influent : « La bibliothèque, troisième lieu. Une nouvelle génération d’établissements culturels » 

(7)            La « bibliothèque troisième lieu » est présentée par des bibliothécaires français novateurs sur le web. ** Voir ainsi le blog : innovbibliotheques **. Innovations en bibliothèques municipales. 

(8)            Présentation des « maker spaces » sur le site du Library Journal : ThedigitalShift : « The makings of maker spaces » ** Voir ce site **.

(9)            Le mouvement portant le développement des « maker spaces » est présenté, dans toute sa dimension sociale, par Mathilde Bercher et Véronique Routin sur un blog du journal « Le Monde » : « internet actu » : « Refabriquer la société ». ** Voir ce blog **.

(10)      Steve Collins. Church as « third place » as church. ** Voir l’analyse **

(11)      Third space : ** Voir le site web d’une communauté chrétienne britannique **

(12)      ** Voir sur ce site ** : une interview de Philippa Soundy : « Comment des chrétiens de différentes confessions s’unissent pour créer un espace convivial au service de « l’Autre »

(13)      Friesen (Dwight). The kingdom connected. What the church can learn from facebook, the internet and other networks. Baker , 2001 (emersion). ** Présentation sur ce site **

(14)      Rifkin (Jérémie). Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie. Les liens qui libèrent, 2011. ** Mise en perspective sur ce site **

(15)     Caillé (Alain), Humbert (Marc), Latouche (Serge), Viveret( Patrick). De la convivialité. Dialogues sur la société conviviale à venir. La Découverte, 2011. Tout récemment, dans le même mouvement de pensée, un « Manifeste convivialiste » vient de paraître : Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance. Editions Le Bord de l’eau, juin 1023. Ce manifeste est présenté sur : Reporterre, ** Voir sur ce site de l’écologie ** . 

(16)  A cet égard, en France, on se heurte à des obstacles spécifiques en raison d’un climat de défiance qui s’est accru au cours des dernières années. Pour changer cette situation, une action à long terme est nécessaire. On se reportera au remarquable travail de Yann Algan : Algan (Yann), Cahuc (Pierre), Zylerberg (André). La fabrique de la défiance. Albin Michel, 2012.  ** Voir sur le blog : Vivre et espérer ** : « Promouvoir la confiance dans une société de défiance »   ** Voir aussi sur ce site ** : « Défiance ou confiance. Quel style de relation ? Quelle société ? » :  Dans le même contexte culturel, en rapport avec une histoire longue, on peut noter également, dans certains milieux, une prédisposition à des étroitesses de vue dans la conception de la laïcité. ** Voir sur ce site ** : « Les rapports entre la politique et le religieux » . ** Voir sur le blog : Vivre et espérer ** (juin 2013), une perspective sur la vie en société inspirée par la pensée théologique de Jürgen Moltmann : « Une vision de la liberté. Comment vivre ensemble entre êtres humains » :   

(17)      Vie et pensée de Jürgen Moltmann à travers son autobiographie : « A broad place ». ** Voir sur ce site ** : « Une théologie pour notre temps » Introduction à la pensée théologique de Jürgen Moltmann ** Voir sur le blog ** : « L’Esprit qui donne la vie » : Les  livres majeurs de Jürgen Moltmann  ont été publiés aux éditions du Cerf. Entre autres : Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1988. Les citations mentionnées sont extraites de ce livre.

    (18)    Voir les livres de Michaël Moynagh, un des pionniers de l’Eglise émergente en Grande-Bretagne. ** Récemment sur ce site ** : « Nouvelle éthique sociale. Nouveau genre de vie. Questions pour les églises »  

Share This