Interview de Rodolphe GOZEGBA

  1. Rodolphe, peux-tu nous rappeler le parcours qui t’a conduit à préparer un doctorat de théologie à travers une thèse sur la réception de la théologie de Jürgen Moltmann dans l’espace francophone?

Comme vous le savez, je suis Centrafricain. Durant les années 2012 à 2018, mon pays a connu une guerre civile qui a entrainé d’énormes souffrances parmi la population et beaucoup de pertes humaines; 14 groupes armés rebelles à prédominance musulmane avaient formé une coalition nommée Séléka. Le 24 mars 2013, ils ont lancé un violent coup d’État qui a renversé le président François Bozizé. Des arrestations politiques, des tortures et des disparitions inquiétantes sont devenues fréquentes et systématiques. Durant cette période, j’ai vu des actes ignobles à Bangui. J’ai vu des gens abattus à bout portant et mutilés par des coups de machette. Des églises et des mosquées ont été incendiées, des membres de différentes confessions religieuses ont été torturés et brûlés vifs sur les places publiques.

J’avais alors 27 ans et étais étudiant à la faculté de théologie évangélique de Bangui. J’étais au désespoir devant les évènements qui se déroulaient parfois sous mes yeux. Je ne voyais pas d’issue et souffrais de la souffrance de la population. Tout optimisme m’avait quitté.

Je me plongeais dans les livres pour trouver des réponses à mes questions. Je lisais Les Évangiles et surtout les Lettres de l’apôtre Paul, qui parlent de consolation, qui encouragent les chrétiens à résister, à tenir bon dans les moments difficiles, dans les épreuves, rappelant que ces dernières rendent notre foi plus forte.

Je lisais aussi le Livre de l’Exode où on parle de la libération du peuple juif. Dieu a dit : « J’ai vu la souffrance de mon peuple qui est en Egypte, et j’ai entendu les cris que lui font pousser ses oppresseurs, car je connais ses douleurs (Ex 3 : 7)». Moltmann ne m’était alors pas non plus totalement inconnu. J’avais un peu étudié son ouvrage Théologie de l’espérance, études sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne.[1] En méditant le livre de l’exode, j’ai repensé à ce que j’avais lu dans cet ouvrage et suis donc retourné vers Moltmann. C’est ainsi que j’ai vraiment découvert sa Théologie, une théologie qui m’a réconforté, qui a apporté des réponses à mes questions.

Je peux dire aujourd’hui que les textes de Moltmann m’ont aidé à sortir de mon désespoir, à trouver des réponses. Les mots ‘‘réponses’’ et ‘‘aider’’ que j’emploie ne sont pas pour moi de simples mots ! J’ai fait l’expérience de ces mots. Au moment de ma désespérance, les écrits de Moltmann ont véritablement créé une ouverture pour moi et donné un sens aux épreuves que j’endurai. Par mon travail de thèse, je voudrais partager cette découverte avec mes compatriotes en Centrafrique, leur donner l’outil qui leur permettra de surmonter les obstacles de la vie.

  1. Dans ce parcours, comment une conscience théologique a-t-elle grandi chez toi ?

Ma conscience théologique est née de la Théologie de l’Espérance de Moltmann, qui a donné des réponses à mon désespoir devant les massacres perpétrés en Centrafrique en 2013. J’ai voulu approfondir mes connaissances de Moltmann puis les partager avec les autres, et notamment avec mes concitoyens.

  1. En juin 2019, dans un séjour dans ton pays, la Centrafrique, tu es retourné dans le village qui t’est familier depuis ton adolescence. Quels changements as-tu observé dans la vie des habitants ?  En quoi ces changements sont en rapport avec une crise écologique ?

J’ai fait un séjour dans mon pays en juin 2019, après plusieurs années d’éloignement. J’ai séjourné dans la capitale Bangui et dans mon village maternel situé au sud du pays à environ 45 kms de la capitale. En arrivant dans mon village maternel, j’ai été frappé dès mon premier regard que mon village avait perdu sa verdure.

Lors de mon adolescence, la forêt entourait le village et de nombreux arbres donnaient de l’ombre dans le village. Aujourd’hui, la forêt  s’est éloignée et presque tous les arbres ont été abattus sans être remplacés. Cette absence de végétation se ressent fortement aujourd’hui et d’autant plus fort que le réchauffement climatique sévit également dans notre pays : plus grand ressenti de la chaleur, tarissement des sources issues des forêts et des marigots qui jalonnaient celles-ci. L’impact se ressent directement sur la chasse (fuite du gibier), sur la pêche et même sur la cueillette, principales sources d’approvisionnement des populations locales.

L’abatage des arbres, sans les remplacer, s’est également fait à Bangui qui subit aussi de ce fait le décuplement de la sensation de chaleur.

  1. Une prise de conscience écologique est en train de se développer en Centrafrique. Pourquoi et comment?

Le gouvernement centrafricain commence effectivement à être alerté sur l’importance de l’écologie dans le monde d’aujourd’hui et a engagé quelques actions dans le pays. Des initiatives privées ont également vu le jour ; je pense notamment à A9 dont l’objectif est d’allier l’écologie et le vivre-ensemble pour proposer un mieux-être au Centrafricain dans son environnement naturel et humain, l’un ne pouvant aller sans l’autre.

  1. Un mouvement s’esquisse en Centrafrique pour répondre au défi écologique.  Pourquoi et comment? Quel est ton rôle actuel dans ce mouvement ?

J’appartiens à l’équipe de A9 et suis en charge de coordonner différentes actions  pour sensibiliser les citoyens à la question de l’écologie et rétablir une harmonie de vie entre personnes de tous milieux sociaux et de toutes religions.

  1. Quelles sont les prochaines étapes envisagées par ce mouvement?

A9 envisage 9 actions essentielles dont la première est prévue dès mon retour en Centrafrique. Les autres  s’échelonneront à plus ou moins long terme selon la difficulté de leur mise en œuvre et selon les fonds dont nous disposerons.

  1. Comment ton action s’inscrit-elle dans une vision écologique à plus long terme? Comment te représentes-tu le nouveau genre de vie qui s’esquisse en ce sens?

Le travail est tellement vaste en Centrafrique que nous ne pourrons ni le réaliser seuls, ni dans un laps de temps très court. Nous démarchons déjà actuellement des partenaires prêts à s’engager avec nous. Nous contactons aussi bien les instances étatiques en place dans le pays pour travailler en synergie avec elles que des instances privées et des organisations internationales. L’objectif est de retrouver une ville où il fait bon vivre, une ville propre, une ville végétalisée où tous vivent en harmonie.

  1. La Centrafrique est actuellement confrontée à différents problèmes: paix civile et développement. Quel rapport entre ces problèmes et l’approche écologique?

La Centrafrique connaît effectivement encore de graves problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Nous devons tous travailler à répondre à ces questions. S’y ajoute maintenant également le problème environnemental. Il nous semble que celui-ci ne doit pas être occulté sous prétexte que les autres problèmes ne sont pas résolus. Le combat doit être mené contre l’ensemble de ces problèmes. Et il me semble de surcroit qu’une mise en œuvre de l’écologie même dans ses balbutiements, contribuerait déjà à un mieux-vivre de la population.

  1. Quels sont les fondements spirituels de ta vision écologique? Comment ton travail théologique, et notamment l’étude de la pensée de Jürgen Moltmann, contribue-t-il à la mise en évidence et la mise en œuvre de ces fondements ?

Ma vision écologique est basée sur « le mandat culturel » (Gn 1 et 2) qui consiste à prendre soin de la terre, à la gérer sans la faire souffrir. Cette vision correspond effectivement à celle de Moltmann qui parle de la création inachevée ; il entend par là la responsabilité de l’être humain dans le monde. De son point de vue, Dieu n’avait pas achevé la création. Elle est en construction  et c’est à l’Homme de la construire. Moltmann fait ici appel à la responsabilité individuelle et collective pour une meilleure gestion de la terre.

  1. Comment cette « écospiritualité », cette “écothéologie » s’inscrivent-elles dans la culture africaine ?

Moltmann a développé une importante théologie consacrée à l’écologie où il est question de prise de conscience vis-à-vis de la nature et de faire Justice à la création. Il interroge la responsabilité des théologiens et des Eglises concernant le soin de la terre. La théologie de Moltmann proclame également un message de libération.  Pour nous, le Dieu crucifié de Moltmann ouvre de nouvelles perspectives pour le monde et particulièrement pour l’Eglise. Elle lui fait aussi prendre conscience du rôle essentiel qu’il lui appartient désormais de jouer. Les valeurs éthiques et morales s’estompent, l’économie est remise en question par la nécessité absolue de sauvegarder notre environnement, beaucoup de personnes ne croient plus en leur avenir ni en celui de leur pays. Les inégalités entre riches et pauvres, de plus en plus importantes, paraissent de plus en plus injustes. Moltmann a découvert dans la mort et la résurrection du Christ une réponse aux problèmes socio-politiques. Le rôle de l’Église n’est-il pas de rappeler cet Amour Absolu de Dieu pour les hommes, sa présence  à leur côté, et de leur donner l’Espérance que Jésus a voulu nous transmettre par sa mort puis sa résurrection ?

Cette réponse avancée par Moltmann s’apparente à une mission pour l’Eglise, avec une responsabilité politique de libération.  La mission de l’Église n’est pas seulement spirituelle, mais aussi sociale. Elle doit se sentir se sentir appelée à jouer un rôle ‘‘prophétique’’ dans la société, à  être la ‘’voix’’ des faibles, des laissés pour compte, des pauvres.

 

Le temps d’agir pour l’Eglise

Pendant longtemps, les chrétiens ont séparé Eglise et politique. Encore aujourd’hui, en Afrique, la politique est souvent diabolisée. Il n’y a pas de lien entre les messages reçus dans les Églises et la politique mise en œuvre dans les cités. L’Eglise reste fermée sur elle-même, elle délivre des messages mais ceux-ci restent confinés en son sein et ne sont pas externalisés. Cette conception de la politique me paraît erronée: eu égard aux principes de laïcité,  cela ne peut être une séparation absolue, mais juste une séparation qui permet à chaque entité de voir où s’arrête et commence sa liberté. Moltmann franchit les barrières, ouvre une porte qui permet aux chrétiens de voir dans la politique une chance, une possibilité d’agir concrètement.

Selon les statistiques, la République centrafricaine est un pays laïc comptant 82 % de chrétiens, mais le message des prédicateurs de l’Évangile reste dans l’Église et ne trouve pas d’écho à l’extérieur, notamment dans le milieu politique. L’Église subit cela, mais reste passive. Prête à aider le peuple dans ses souffrances, elle n’entreprend rien pour faire entendre son message et pousser les politiques à le mettre en œuvre. La théologie de libération prônée par Moltmann et portée à la connaissance des Africains peut inverser le cours des choses. Je veux m’appuyer sur elle pour redonner l’espoir aux centrafricains…

 

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