Inscrite en nous, résonne la parole biblique : « J’ai mis devant toi la vie et la mort… Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta postérité » (Deutéronome 15-19). Souvent, nous avons reçu cette parole à titre personnel, mais, en réalité, elle s’adresse à tous. Elle nous appelle à un choix. Aujourd’hui, comme hier, ce choix est aussi un choix de société. Cette interpellation peut être entendue dans maintes situations, par exemple face au dérèglement de la nature dont nous sommes responsables. Aujourd’hui, elle vient résonner lorsque nous apprenons que la Convention citoyenne sur la fin de vie vient de se prononcer en faveur d’une « aide active à mourir » (1). Cette orientation nous paraît déplorable non seulement parce qu’elle envoie un signal contraire au respect de la vie, mais aussi parce qu’elle ouvre la voie à un contagion sociale et à des pressions insidieuses. Comment a-t-on pu en arriver là ? On sait que l’opinion dérivait peu à peu en ce sens. Alors pourquoi ? Essayer de répondre à cette question nous aidera également à y voir plus clair.

Certes, on peut voir là pour une part un effet d’un certain discrédit de l’institution religieuse dominante. Mais on peut imputer l’orientation en faveur de l’« aide active à mourir » à deux grandes évolutions sociales. La première serait le dévoiement de l’autonomie après un développement fructueux. La seconde serait l’affaiblissement du lien social, la progression de l’isolement et de la solitude dans une société « froide », marquée par une polarisation sur la réussite matérielle et le consumérisme.

Une autonomie dévoyée

L’œuvre de la philosophe, Corine Pelluchon, nous permet d’entrevoir cette piste du dévoiement de l’autonomie. « L’éthique de l’autonomie » se fonde sur la valorisation de la performance et un idéal de maitrise » (2a). « Elle se caractérise par un conception caricaturale, mais également paradoxale, de l’autonomie : celle-ci identifiée à la simple indépendance, devient une obligation, une norme qui met les individus sous pression puisqu’ils doivent être eux-mêmes, voire plus qu’eux-mêmes. En même temps, leurs désirs expriment, la plupart du temps, une vision du bonheur qui est conforme aux clichés véhiculés par le marché et la publicité. Ces injonctions contradictoires aliènent le sujet contemporain. Il ne supporte pas la frustration et l’interprète comme un échec… » (2b).

 

La progression de l’isolement social et de la solitude

Dans un article paru dans le journal La Croix : « Fin de vie : « Notre société fabrique le désespoir de vivre » (3), Martyna Tomszyk, éthicienne de la médecine spécialisée en soins palliatifs à Lausanne réfléchit à l’argument de la « souffrance existentielle » invoqué en faveur de la dépénalisation de l’euthanasie. « Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands, mais, comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis », a dit le renard au petit prince, dans le livre d’Antoine de Saint-Exupéry. Si cette œuvre a été publiée il y a plusieurs décennies, le constat du renard demeure d’une bouleversante actualité dans les sociétés dites développées, y compris la nôtre où le nombre de citoyens souffrant de solitude ne cesse d’augmenter. Sans surprise, c’est dans ces sociétés que la « revendication d’une aide médicale à mourir » est souvent si forte qu’elle tente même d’assourdir les voix plaidant en faveur d’une aide à vivre jusqu’au terme naturel de la vie ». Ainsi, on constate aujourd’hui un isolement relationnel en forte augmentation, un accroissement de la solitude, particulièrement chez les personnes âgées et chez personnes en situation de handicap ou atteintes d’une maladie chronique. Ici, l’analyse de Martyna Tomszck rejoint celle de la philosophe Corinne Pelluchon : « La société capitaliste et individualiste est le fondement premier de ce phénomène, du moment qu’elle prône la performance, le succès matériel, l’autonomie et l’indépendance, tentant ainsi d’affaiblir, voire de détruire les liens bienveillants et authentiques avec autrui. Dans une telle société, l’être humain n’est plus considérée en fonction de sa dignité intrinsèque et inaliénable. Lorsqu’il perd son utilité, il perd simultanément sa valeur, devenant ainsi peu intéressant pour autrui ».

 

Une montée de désespoir

Martyna Tomszyk reprend une définition de l’homme comme « un être de réciprocité ». « L’absence prolongée de liens relationnels bienveillants, fidèles, authentiques et profonds avec autrui l’amène donc inévitablement au désespoir ». Ce dernier s’intensifie dans le cas d’une maladie grave, des effets pénibles d’un traitement, d’une diminution de l’autonomie. « Le malade souffre dans la totalité de sa personne… Une « solitude du souffrir », sentiment de vide existentiel et d’incompréhension risque aussi de s’installer, et ce, au delà d’un simple isolement relationnel ».

 

Pour un mouvement de solidarité et de fraternité, porteur d’une société nouvelle

Comme l’affirme Martyna Tomsczyk, « c’est notre société moderne qui favorise le désespoir de vivre et c’est ce même désespoir de vivre qui lui sert d’argument en faveur de l’aide médicale à mourir. Or, tuer les malades ne fait pas partie de la profession médicale. Une demande sociétale nécessite une réponse sociétale ». Un mouvement social est déjà à l’œuvre en ce sens. Et dans ce domaine, la figure de proue est celle des services des soins palliatifs. Il y a une histoire et une éthique des soins palliatifs (4). «  Ces soins naissent de l’aveu de l’impuissance à guérir, du consentement à la finitude humaine… Cette faiblesse assumée est la condition d’une nouvelle puissance, celle d’offrir à la vie, y compris à ses derniers moments, les conditions d’un accomplissement et le réconfort d’un accompagnement ». En l’occurrence, la question est de savoir si les pouvoirs publics vont donner aux services de soins palliatifs les moyens de se développer massivement. La question posée à la Convention citoyenne révèle un malaise profond de notre société. Un changement radical est nécessaire. Une contribution récente de la philosophe Corine Pelluchon évoque le passage d’une société marquée par la raison instrumentale à un âge du vivant, de la domination à la considération (5). Un sociologue allemand Harmut Rosa cherche comment remédier à l’accélération et à la chosification de la société par la résonance, c’est à dire par une envolée de la relation (6). « La résonance est à l’œuvre lorsqu’il y a une rencontre avec un autre… La relation est la base. Le sujet comme le monde sont déjà le résultat d’une relation ». La primauté de la relation est majeure dans notre approche théologique. Elle est au cœur de la théologie de Jürgen Moltmann (7). C’est aussi la pensée de Richard Rohr. Dans la prière en Jean 1.17, 23-25, « Jésus se connecte à tout (8). Il est dans le Père, vous en Dieu, Dieu en lui, Dieu dans le monde et vous dans le monde. Tout cela est un ». Le message de Jésus dans l’Evangile nous inspire l’amour, la compassion, la bienveillance pour chacun. Aujourd’hui, ceux qui suivent Jésus sont appelés à figurer parmi les éclaireurs et les pionniers de la fraternité et de la solidarité.

Jean Hassenforder

 

  1. Convention citoyenne CRSE sur la fin de vie. Les citoyens votent les premières orientations : https://www.lecese.fr/actualites/convention-citoyenne-cese-sur-la-fin-de-vie-les-citoyens-votent-des-premieres-orientations
  2. Corine Pelluchon. Réparons le mode. Humains, animaux, nature. Rivages poche, 2020. 2a : p 242 ; 2b : p 243)
  3. Martyna Tomczyk. Fin de vie : notre société fabrique le désespoir de vivre. La Croix : https://www.la-croix.com/Debats/Fin-vie-Notre-societe-fabrique-desespoir-vivre-2023-02-18-1201255779
  4. Jacques Ricot. Histoire et éthique des soins palliatifs (Cités, 2016) : https://www.cairn.info/revue-cites-2016-2-page-49.htm
  5. Corine Pelluchon. Les Lumières à l’âge du vivant. Seuil, 2021 (Présentation à paraître sur le blog : Vivre et espérer)
  6. Harmut Rosa. Accélérons la résonance ! Entretiens avec Nathanaël Wallenhorst…
  7. Le Pommier, 2022 (Présentation à paraître sur le blog : Vivre et espérer)
  8. Une théologie pour notre Temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann : https://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/
  9. La grande connexion : https://vivreetesperer.com/la-grande-connexion/
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