Arto Paasilinna, un auteur qui interpelle l’Eglise ?

« Le grand brûleur d’églises Asser Toropainen se préparait à mourir. C’était la quinzaine de Pâques, la veille du Vendredi Saint. Asser venait de fêter ses 89 ans. » Ainsi commence le dernier livre de l’auteur finlandais Arto Paasilinna* : « Le cantique de l’apocalypse joyeuse » qui, une fois refermé laisse dans la perplexité le chrétien à qui il arrive de se demander comment les non croyants perçoivent les institutions ecclésiales.

Le roman précédent, « Le bestial serviteur du pasteur Huuskonen » ne manque pas non plus de surprendre et d’interroger qui veut bien dépasser l’apparente provocation du sujet : un ours, compagnon d’un pasteur en pleine crise existentielle et religieuse, qui va amener son maître à exercer malgré lui son ministère aux quatre coins de l’Europe. Outre le bonheur de se plonger dans l’univers imprévisible d’Arto Paasilinna, mélange réjouissant d’humour décalé et d’imaginaire à la logique imparable, il y a, dans ces deux derniers opus, de quoi interpeller les luthériens scandinaves comme les fidèles des autres confessions. Les portraits qu’Arto Paasilinna y campe des membres du clergé sont comiques et peu reluisants mais non dénués d’un brin de sympathie. Il en est de même des autres instances du pouvoir, qu’elles soient économiques, politiques ou administratives. L’intérêt est ailleurs.

Le fil conducteur du « Bestial serviteur du pasteur Huuskonen » semble, à première vue, n’aller nulle part : c’est un dressage puis un périple de forain religieux, pourrait-on dire, qui se déploie au hasard de circonstances provoquées par l’adoption du plantigrade par l’homme d’église. Celui-ci, en pleine crise de la cinquantaine, se fixe soudain deux objectifs : s’occuper au mieux de son ours baptisé, ce n’est pas innocent, Belzeb par ses paroissiens et sonder le cosmos au moyen d’un capteur de fréquences radio en espérant décoder des messages envoyés par d’improbables extra-terrestres.
Or, la capacité et le zèle que met le bestial serviteur à copier son maître, y compris dans la gestuelle des rites religieux, valent bientôt à celui-ci une notoriété de ministre du culte original. Le montreur d’ours qu’il devient malgré lui provoque même d’inattendus retours à la piété parmi son public. Sacrilège ? Rien à voir certes avec l’épisode de l’ânesse de Balaam*, mais, en persévérant jusqu’à l’ultime page on se demande si les incroyables imitations de l’animal n’étaient pas, pour son maître, une invite en miroir à revenir à Dieu. En effet, après que Belzeb a été rendu à la nature sauvage, sa mission accomplie si l’on peut dire, le pasteur Oskar Huuskonen et son amie décryptent enfin les rouleaux que crache jour après nuit le capteur de fréquence. Et que lui envoient les extra-terrestres ? Un verset limpide et lumineux du Nouveau testament. C’est saisissant. Des lecteurs sans culture biblique se sont demandés si ces mots là étaient réellement dans l’évangile de Jean ou s’ils étaient une invention de l’auteur.  
Ainsi, le fil conducteur du roman se referme en boucle ou plutôt s’ouvre en spirale, puisqu’il ne dit pas si le pasteur Huuskonen accueille ou non le message du ciel, message qu’il découvre au même instant que le lecteur, derrière le point final du récit.          

« Le cantique de l’apocalypse joyeuse » apparaît comme une sorte de réponse à la trame du « Bestial serviteur du pasteur Huuskonen » : au clergyman en perte de spiritualité succède un athée aux portes de la mort dont la volonté testamentaire est de faire bâtir une grande et véritable église sur ses terres. Aucune explication à ce curieux revirement que le petit-fils du moribond bientôt défunt va s’appliquer à respecter scrupuleusement en dépit de toutes les oppositions venues tant des autorités ecclésiastiques et qu’étatiques.
La fondation funéraire d’Asser Toropainen va ainsi susciter l’édification, non seulement d’un monument au clocher magnifique, mais encore d’une communauté humaine aux relations pas parfaitement idylliques certes, mais assurément unie et tolérante. Elle se constitue au hasard des événements et se cimente autour d’un goût commun pour une vie simple, en phase avec les rythmes de la nature. Le souci écologique est constant dans l’œuvre d’Arto Paasilinna. Constante aussi la place éminente tenue par les boissons alcoolisées aux heures, nombreuses, où elles s’imposent. On songe à la dive bouteille rabelaisienne.

L’histoire de la communauté d’Ukonjärvi commence dans les années 1990 et s’achève en 2023, après une succession de catastrophes planétaires au cœur et au terme desquelles, tel à l’arche de Noé, là haut, dans le nord finlandais, leur petit territoire résiste plutôt bien. C’est que les Ukonjärviens ont depuis longtemps appris à vivre en accord avec l’environnement et surtout les uns avec les autres sans rivalité ni course au profit : l’intérêt de la communauté prime et chacun s’y sent à sa place.
Quel rôle joue donc l’église posthume ? Aucun en apparence. L’âme du lieu, le guide des  Ukonjärviens c’est Eemeli Toropainen l’incroyant, l’exécuteur des dernières volontés d’Asser Toropainen. Il a érigé le temple, engagé une pasteure énergique mais Eemeli Toropainen lui-même n’assiste aux offices que dans les grandes occasions, son remariage par exemple. On ne décèle rien d’orignal, rien d’innovant dans cette paroisse que nombre d’Ukonjärviens ne fréquentent d’ailleurs pas. L’église testamentaire est simplement là, telle une évidence dans un paysage élagué des mille superflus de la modernité polluante (automobiles, machines et gadgets électriques de toutes sortes).
Ainsi, tandis qu’année après année tout s’écroule dans le monde, à l’ombre de leur clocher, les sages et sympathiques Ukonjärviens demeurent et se fortifient. Mais ce n’est pas là le temple de bois debout qui les sauve, ni les prêches ou la liturgie pastorales. C’est leur vivre ensemble ouvert aux autres et en harmonie avec la nature.

A bien y réfléchir le temple était-il nécessaire à l’histoire ? Arto Paasilinna aurait pu concevoir que le dernier vœu d’Asser Toropainen soit d’offrir l’usage gratuit d’un théâtre, d’une école, d’un stade, d’un centre de loisir ou de recherche etc, autour duquel seraient venus s’installer les même individus.
Evidemment le poids symbolique de l’objet n’eut pas été le même. Mais en fait, dans une époque dite post-chrétienne, que cette préférence pour un temple soit due au hasard ou non importe peu. En soi il nous interroge. Comme en écho à l’œuvre précédente et aux efforts des chrétiens qui réfléchissent et travaillent à l’émergence d’églises en phase avec nos contemporains, « Le cantique de l’apocalypse joyeuse » semble un appel à un christianisme plus vivant que dogmatique, ouvert et fraternel, accueillant tous les hommes de bonne volonté, pratiquants ou non, convertis ou non, respectueux avant tout d’un bon usage de la planète pour la survie et le bien être de tous.
Face à l’inquiétude générée dans le monde, ce drôle de récit ne demande t-il pas aux chrétiens : « A quoi servent vos institutions ? Réveillez-vous ! » Car on sent bien que si l’église testamentaire d’Asser Toropainen s’effondrait la communauté toute entière la rebâtirait aussitôt car ce n’est pas ce qu’elle invite à vivre à l’intérieur de ses murs mais ce qu’elle invite à vivre à l’extérieur de ses murs qui donne à la communauté sa force, sa sagesse et son unité.

Françoise Rontard

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