Y a-t-il un regard chrétien sur le cinéma ?

La question, thème du séminaire 2005 de Pro Fil (1) auquel participait Interfilm, (2) était donc doublement pertinente et le séminaire a ouvert aux participants des pistes de réflexions intéressantes. En voici quelques unes, saisies essentiellement lors de la table ronde sur « Y a-t-il un regard chrétien sur le cinéma ? » (3) et lors de exégèse de séquences de films présentée par Yann Terrien (4).

Table ronde :

Approche de membres de jurys œcuméniques.
La présence, depuis cinquante ans, d’un jury œcuménique (international, composé de trois catholiques et trois protestants) au festival de Cannes, est en soi une réponse qui suscite une autre question : qu’est-ce qu’un regard chrétien ? Les membres du jury rechercheraient-ils, dans un film, par delà de leurs différences théologiques ou culturelles, l’expression d’un credo commun ? Surtout pas : ils recherchent l’expression de valeurs qui révèlent la profondeur de l’humain et des qualités à dimensions spirituelles comme la justice, la paix etc. L’accord sur des critères fondamentaux n’empêche pas que de longues et difficiles délibérations soient parfois nécessaires. En 1998 il fallut plusieurs votes avant que « L’éternité plus un jour » ne soit finalement primée !
Le choix d’un film induit autre chose : celui du public à favoriser. Faut-il choisir un film pour le « grand public », le public « intello » ou « entre-deux » ? La valeur cinématographique d’une œuvre ne pouvant être négligée une première présélection sur les qualités artistiques d’un film s’impose avant d’en considérer l’approche éthique ou religieuse. Le jury prime donc le plus souvent des films denses ou dits d’auteurs et non des films commerciaux.

Approche de théologiens.
Pour Michèle Debidour la liberté est le critère : la liberté que doit garder le spectateur devant l’image et celle que l’image doit lui laisser. Cette exigence s’enracine dans la parole : «La vérité vous rendra libre » ((5). Mais deux formes de liberté sont à distinguer : l’une active, l’autre passive.
Exercer une liberté active signifie avoir un regard critique, passer l’œuvre au crible d’une grille d’analyse. Godard disait : « Un travelling est une affaire de morale ». Il faudrait pouvoir éduquer le regard du spectateur, lui offrir un minimum de connaissances sur les techniques cinématographiques afin qu’il ne se laisse pas emporter par les images et sache résister à leur séduction. Il y a des montages et des emplois de la musique très démonstratifs (mettre une musique de Wagner sur des scènes de bombardements au Vietnam par exemple) Le spectateur libre reste attentif aux procédés, il discerne les films qui manipulent le public et ceux qui ne le manipulent pas. Il essaie de prendre la bonne distance et s’attache aux œuvres qui réveillent le fond de bonté en tout homme, qui ouvrent sur un ailleurs, sur l’espoir, qui approfondissent les relations humaines, qui promeuvent un dialogue entre les cultures et donnent envie de vivre.
Exercer une liberté passive signifie garder à l’esprit que Dieu n’est pas une abstraction et qu’une analogie existe entre la beauté de Dieu et celle du monde. Contemple une œuvre revient à suspendre le temps, à aspirer à la lumière, à la gratuité et non à l’idolâtrer.
Le regard chrétien est en quête d’une beauté non idolâtre c’est-à-dire d’une beauté qui n’occulte pas le passage par la Croix et la Résurrection (ex : le visage lumineux de la Strada malgré la médiocrité de son contexte) L’image réellement belle ouvre sur au-delà d’elle-même et devient médiation.

Laurent Gagnebin avoue d’entrée avoir souhaité pouvoir répondre non à la question ! En vain.
Le christianisme développe en effet une théologie à la fois matérialiste, puisque Dieu s’incarne, et spiritualiste, puisque Dieu est Esprit. Il privilégie la totalité de la personne (corps et âme) et rend non pertinente l’opposition entre art sacré et art profane. La notion de valeurs chrétiennes est de plus délicate à manier car le mot « valeur » masque souvent des idéologies tyranniques. Enfin l’expression « regard chrétien » est ambiguë si elle veut renvoyer à un credo. Voir un film c’est au contraire accepter de se laisser interpeller, de recevoir des images qui peuvent nous conduire sur d’autres chemins que nos chemins habituels.
Il retient cependant deux notions : l’espérance, quand elle est refus de la résignation, désir d’aller vers le meilleur possible, et l’amour bien sûr. Par elles on peut oser aborder un film sans préjugé, accepter de s’informer, de connaître autre chose et d’être même questionné dans sa foi.

Mais en quoi le regard chrétien se distingue t-il du regard laïc puisque l’amour est recherché par tous ? A cette question venue de la salle lors des échanges Michèle Debidour répond en citant le théologien catholique Xavier Thévenot : « Ce qui se commande au nom de la foi doit pouvoir se commander au nom de l’homme ». L’être humain est appelé à se revêtir les qualités humaines. En ce sens Dieu seul est pleinement humain. Il n’y a que l’homme qui puisse être inhumain.

Exégèses de Yann Terrien sur « Cinéma, art de la révélation ».

Le cinéma est à ses yeux un art initiatique dont les images sont un reflet du réel qui correspond à quelque chose en nous qui est révélé. On sort changé d’une salle obscure. La question : « qu’est ce qu’un bon film » implique de ne pas mélanger le cinéma spectacle (commercial) et le cinéma d’expression (d’auteur) Le premier est un divertissement qui éloigne de la réalité, un scénario illustré par un metteur en scène. Le second est l’œuvre d’un artiste, d’un cinéaste qui exprime un style et pour qui le scénario n’est qu’un matériau brut sur lequel il combine des sons et des images signifiants. Dans ces films les images font sens et sont à décrypter. Il faut savoir sortir du scénario et déchiffrer l’écriture filmique. C’est elle qui renferme le sujet : la lumière, l’angle de vue, le cadrage, le détail qui ne doit rien au hasard etc. A l’instar d’un tableau un grand film ne se raconte pas. C’est la manière de traiter le sujet qui importe, pas le sujet lui-même. L’œuvre d’art ne s’adresse pas à l’intellect, elle ne donne pas même à voir mais à vivre.
A travers la projection de séquences de films de Rossellini, Dreyer, John Ford, Hitchcock ou Truffaut, Yann Terrien a montré comment, dans les années 50, les cinéastes ont exprimé la catastrophe d’un monde sans Dieu, puis, dans les années 60, en filigrane, la crise de conscience d’un occident qui a chassé Dieu de la création. Exemple des années 60 : « Domicile conjugal » Les premières scènes entérinent l’abandon de Dieu par la société. Comment ? L’héroïne obtient d’un marchand de journaux, Truffaut lui-même, le « Créateur » du film, invisible mais reconnaissable à sa voix, la photo de Noureev. Dans la scène suivante la photo du danseur, l’idole, est suspendue au dessus du lit conjugal, là où jadis s’accrochait le crucifix.

Les dernières séquences projetées concernaient « Eléphant » de Gus Vant Sant (6), un film remarquable sur le plan cinématographique mais qui peut dégager un malaise en ce qu’il semble rendre la mort fascinante.
Yann Terrien, y voit autre chose : la vision d’un monde où le Mal absolu (les meurtres sont sans mobile) attaque le Bien sans qu’il soit permis de savoir qui aura la victoire finale.
Que montre les premières images ? La caméra fixe puis suit longuement, de dos, le héros positif, un élève vêtu d’un sweater rouge marqué d’une croix. Et les dernières ? La mitraillette pointée sur ce jeune et son amie, qui, pas plus que le tueur, ne sont visibles. L’élève tente de raisonner le tueur tandis que la caméra s’éloigne peu à peu et, laissant en suspend l’issue du face à face, pointe subitement les nuages. Une manière de dire qu’il n’y a plus, pour notre monde, d’autre recours que le ciel.

Le programme du séminaire comportait d’autres moments forts comme l’évocation des cinquante ans d’Interfilm, la projections de 4 courts métrages (7) remarquables et de Yasmin (8) qui nous a été projeté en présence de son réalisateur Kenneth Glenaan etc.

En guise de conclusion cette anecdote rapportée par Kenneth Glenaan sur le tournage de Yasmin (l’histoire d’une jeune anglo-pakistanaise écartelée entre sa culture et la culture du pays d’accueil, une histoire scindée par le 11 septembre 2001. Après cette date le regard de la population britannique sur la communauté pakistanaise change) : lors d’une séquence, une femme pakistanaise se fait injurier et malmener par des britanniques. Yasmin vole à son secours ainsi qu’une vieille dame anglaise qui leur dit désolée « j’ai honte, je m’excuse pour eux … » Le merveilleux est que ça n’était pas prévue ! La vieille lady s’est précipitée sans voir qu’il s’agissait du tournage d’un film. Actrice malgré elle, son geste spontané peut apparaître comme un regard chrétien qui s’invite dans le scénario.

(1) Pro fil : (Protestants Filmophiles – Promouvoir les Films) est une association d’inspiration protestante qui entend promouvoir, comme témoins de notre temps, les films dont la qualité artistique aide à la connaissance du monde contemporain.
Site : http://profilfrance.free.fr

(2) Interfilm : Organisation protestante internationale de cinéma qui, entre autres actions, organisent avec l’Association catholique mondiale pour la communication (SIGNIS) des jury œcuméniques dans de nombreux festivals du monde entiers (Cannes, Berlin, Locarno etc)
Site (anglais/Allemand) http://www.inter-film.org

(3) Intervenants : Michèle Debidour, théologienne catholique, Laurent Gagnebin, théologien protestant, Jean Domon, fondateur de Pro fil et secrétaire du jury œcuménique de Cannes pendant deux ans, Hervé Malfuson, étudiant, jeune juré au festival de Fribourg. Animateur Jean-Luc Mouton, directeur de la rédaction de Réforme.

(4) Professeur à l’Institut des arts sacré. .

(5) Evangile de Jean chapitre 8, verset 32.

(6) Palme d’or et prix de la mise en scène du festival de Cannes 2003
Prix de l’Education Nationale 2003

(7) Dont « Si cinq rois valait cette dame » de Pierre Alain Lods, qui a obtenu 13 Prix du court métrage.

(8) Prix du jury oecuménique de Locarno 2004 et Prix Templeton 2004

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