Le nouveau livre de Jürgen Moltmann : « Hope in these troubled times »

 Nous avons conscience des multiples menaces auxquelles le monde est confronté aujourd’hui. Mais si le monde est effectivement en péril, la chute n’est pas inéluctable et nous pouvons relever le défi. La vie en nous nous presse de résister. C’est un appel à la mobilisation. Des chemins pour traverser et dépasser la crise nous apparaissent. C’est une cause qui nous dépasse. Nous pouvons y entendre une inspiration divine. C’est là un enjeu théologique.

Au cours des dernières décennies, Jürgen Moltmann nous a appris à discerner et à reconnaître l’œuvre de Dieu dans une dynamique d’espérance. Il l’exprime en ces termes : « L’espérance chrétienne amène dans le présent le futur promis par Dieu et prépare le jour présent à ce futur. Comme Emmanuel Kant l’a dit avec justesse, penser dans la puissance de l’espérance, ce n’est pas être à la remorque de l’actualité, c’est discerner la réalité et éclairer son chemin avec des torches. La catégorie historico-eschatologique est celle du nouveau (« novum ») : l’esprit nouveau, le cœur nouveau, le nouvel être humain, la nouvelle culture, le nouveau chant et, ultimement, la promesse : «  Voici, je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21.5) (p VIII).

Jürgen  Moltmann vient de publier un livre qui nous aide à affronter les menaces qui abondent dans le monde d’aujourd’hui. Dans sa double version, européenne et américaine, le titre est significatif : « Hope in these troubled times » (L’Espérance en ces temps troublés) et « The Spirit of hope. Theology for a world in peril » (L’Esprit d’espérance. Une théologie pour un monde en péril » (1). C’est dire l’actualité de ce livre.

Le texte en quatrième de couverture exprime parfaitement l’intention de ce livre et nous y reconnaissons l’urgence et la pertinence de cet ouvrage. « Théologien influent, Jürgen Moltmann revient ici au thème qu’il avait puissamment traité dans son œuvre percutante : « La théologie de l’espérance ». Dans le vingt et unième siècle, nous dit-il, l’espérance est défiée par des idéologies et des tendances qui refusent l’espérance et même la vie. La violence terroriste, l’inégalité sociale et économique, et plus spécialement la crise imminente du changement climatique, tout cela engendre un moment culturel empreint d’un profond désespoir. Moltmann nous rappelle que la foi chrétienne a beaucoup à dire en réponse à un monde qui se désespère. « Dans le oui éternel au Dieu vivant, nous affirmons la bonté et le projet en cours de notre fragile humanité. L’amour de Dieu nous donne la force d’aimer la vie et de résister à la culture de la mort ».

Le livre se divise en deux parties.

La première concerne la manière dont les problèmes du monde d’aujourd’hui défient l’espérance. Dans un précédent article, nous avons rapporté la vision de Moltmann concernant la crise écologique (2). Nous rapportons ici l’approche plus globale qui s’exprime dans le premier chapitre et qui donc correspond au titre du livre . La seconde partie vient éclairer nos représentations à partir des ressources que Jürgen Moltmann a découvert dans la première Église, la Réforme, et la conversation théologique contemporaine.

La culture de vie en danger à notre époque.

Pour Jürgen Moltmann, si l’humanité tient bien et se développe, c’est qu’elle est portée par « une culture de vie ». C’est cette « culture de vie » qui permet de résister aux attaques de la mort, car « elle est plus forte que la terreur de la mort ». Elle est « amour de la vie qui surmonte les forces destructrices ». Elle est confiance en un avenir qui surmonte le doute et la fatalité » (p 3). Et donc, à quelles menaces, nous-mêmes et cette culture de vie, sommes-nous confrontés ?

La vie n’est plus assez aimée. Moltmann cite ici un écrit d’Albert Camus après la seconde guerre mondiale : « C’est le mystère de l’Europe. La vie n’est plus aimée ». Et il poursuit : Le XXè siècle a été un siècle marqué par des exterminations de masse. Le début du XXIè siècle est marqué par de assassinats suicidaires. Dans ce tournant du XXIè siècle, nous sommes confrontés à une nouvelle religion de la mort. Dans la fascination de la mort, cette idéologie terroriste rejoint le cri d’un général franquiste durant la guerre civile en Espagne : « Viva la muerte » (Vive la mort). Et si cette idéologie se répandait, les traités internationaux fondés sur la présomption que, de chaque côté, il y a un désir de vivre, risqueraient de tomber caduques.

Qu’est-ce qui arriverait si l’arme nucléaire tombait dans des mains mortifères ? « L’attirance pour une destruction du monde considéré comme pourri et sans Dieu, peut devenir un désir de mort auquel on sacrifie sa propre vie. Une religion de mort apocalyptique est le vrai ennemi du désir de vivre et de l’amour de la vie » (p 5).

Parmi les périls, Moltmann évoque également la menace engendrée par une inégalité sociale croissante. Si la dérégulation de l’économie et de la fiscalité crée un déséquilibre entre liberté et égalité, il en résulte une menace pour beaucoup de gens. « Un capitalisme qui n’est plus politiquement contrôlé à travers une volonté de bien commun (« commonweal »), devient un ennemi de la démocratie parce qu’il détruit le sens commun qui inspire la société ». La confiance se perd. L’anxiété se répand (p 6-7).

Si l’arme nucléaire reste une menace latente, le changement climatique est ici et partout. La survie de l’humanité est en jeu. Moltmann ressent l’impuissance et l’immobilisme. C’est aujourd’hui que nous devons nous mobiliser pour survivre. Certains peuvent se demander : l’humanité ne serait-elle pas un accident de la nature ? Y a-t-il une raison quelconque d’aimer la vie et d’affirmer l’existence humaine ? « Si nous ne trouvons pas de réponse, la culture de la vie chancellera » (p 9).

La culture de vie doit être une culture du commun.

Évoquant à nouveau la menace de l’arme nucléaire, Moltmann avance que la dissuasion n’assure plus la sécurité. « Seule la justice sert la paix entre les nations. Il n’y a pas de paix possible dans le monde excepté à travers des actions justes et un équilibre harmonieux des intérêts. La paix n’est pas l’absence de la violence, mais la présence de la justice. La paix est un processus, non une propriété. La paix est le moyen commun de réduire la violence et de construire la justice dans les relations sociales et globales de l’humanité » (p 10).

La justice sociale crée la paix sociale. « Le fossé entre les pauvres et les riches s’élargit, mais l’alternative à la pauvreté n’est pas la propriété. L’alternative à la pauvreté et à la propriété est la communauté » (p 10). On peut vivre dans la pauvreté si elle est partagée. C’est l’injustice qui rend la pauvreté intolérable. « Par « communauté », j’entends une communauté visible de la solidarité autant qu’un vivre ensemble dans l’équilibre et la justice sociale ».

« Dans des communautés solidaires, les humains sont forts et riches, c’est-à-dire riches en relations avec des voisins et des amis, des camarades et des collègues sur lesquels ils peuvent compter. Ils sont fortifiés par le fait d’être reconnus et estimés comme ayant de la valeur. De telles communautés engendrent de nombreuses actions d’entraide » (p 11).

Dans la mutation écologique dans laquelle nous entrons, nous avons besoin d’affirmer une révérence pour la vie. « Parce que la société humaine et l’environnement naturel forment un système de vie global quand il y a une crise portant la mort dans la nature, cette crise apparaît aussi bien dans le système de vie tout entier. Ce que nous appelons aujourd’hui la crise écologique, n’est pas seulement une crise dans notre environnement, mais également une crise globale dans notre système de vie et elle ne peut être résolue seulement par des moyens technologiques. Cela demande également un changement dans notre genre de vie et dans les valeurs et les convictions fondamentales de notre société ». « Dans nos sociétés modernes, nous réduisons la nature à « notre environnement » et réduisons l’espace pour les autres formes de vie. Rien ne provoque plus de destruction que de réduire la nature à rien de plus qu’un environnement pour les humains ». « Nous avons besoin de passer de la domination moderne de la nature à une révérence pour la vie comme Albert Schweitzer nous l’a appris » (p 11). La Charte de la terre, publiée en 2000 par les Nations Unies va dans la bonne direction : « L’humanité fait partie de la nature. Toutes les autres formes de vie de la nature ont leur valeur indépendamment de leur valeur et utilité pour les êtres humains » (p 12).

Si la culture de vie est menacée, nous la protégeons en y participant et en l’aimant. « La vie humaine n’est pas seulement un don de la vie. C’est aussi la tâche de devenir humain. Accepter cette tâche d’humanisation en un temps de terreur requiert la force et le courage de vivre… Je vois trois orientations principales pour ce courage d’être et ce courage de vivre » (p12).

« D’abord, la vie doit s’affirmer, car elle peut aussi être niée » Moltmann rapporte l’exemple du développement de l’enfant. Dans une atmosphère de rejet, l’enfant s’étiole dans son esprit et dans son corps. L’enfant ne peut grandir et vivre que dans une atmosphère d’affirmation. Quand nous sommes acceptés et appréciés, nous avons une motivation pour vivre. « Chaque oui à la vie est plus fort que chaque négation, car il peut créer quelque chose de nouveau face à cette négation » (p 13). Deuxièmement, « la vie humaine est participation. Nous sommes davantage vivant quand nous ressentons la sympathie des autres et nous demeurons en vie lorsque nous partageons notre vie avec d’autres. Aussi longtemps que nous manifestons de l’intérêt, nous sommes vivant… L’indifférence mène à l’apathie et l’apathie est une maladie qui mène à la mort » Enfin, nous sommes vivant lorsque nous sommes engagés dans la poursuite d’un accomplissement ». Jürgen Moltmann évoque ici « la poursuite du bonheur » mentionnée dans la déclaration d’indépendance américaine. La poursuite du bonheur, ce n’est pas seulement un droit humain privé, c’est un droit public. « La  bonne vie », « la vie qui a du sens » se vit mieux dans une société bonne et harmonieuse. « La bonne vie », c’est aussi une vie qui induit la compassion et l’entraide.

« Quand nous prenons la poursuite du bonheur au sérieux, nous rencontrons le malheur de beaucoup de pauvres gens et nous commençons à partager la souffrance des infortunés ». Il y a là un mouvement vers le haut. Moltmann reprend ici la parole du poète allemand Friedrich Hölderlin : « Là où il y a le danger, le salut va aussi en croissant ». Comment le salut va-t-il en croissant ? « L’être l’emporte sur le non être, la vie surmonte la mort à travers l’amour, et les contradictions mortelles peuvent être changées en différences constructives et en des formes plus hautes de vie et de communauté » (p13)

 

Quel horizon ?

A l’arrière-plan de ces grands enjeux et de la manière de les aborder, il y a des questions existentielles. Jürgen Moltmann y répond dans une méditation théologique.

Est-ce que l’humanité est accidentelle, superflue ? Est-ce que pour nous, survivre est aussi un devoir ?

« L’humanité répond à ces questions existentielles pas seulement en terme d’arguments rationnels, mais tout d’abord par une assurance ou un manque d’assurance prérationnelle qui vient guider notre raisonnement ».

« Dieu est difficile à saisir », écrit Friedrich Hölderlin, non pas parce que Dieu est loin des êtres humains, mais parce que Dieu est « proche ». Ce qui est « proche », en fait plus proche de nous que nous-même, ne peut être saisi parce que, pour cela, nous aurions besoin de plus de distance. Cependant, si nous étions saisis par la proximité de Dieu, nous aurions les réponses à nos questions existentielles ».

« Dans le oui éternel du Dieu vivant, nous affirmons notre humanité fragile et vulnérable en dépit de la mort.

Dans l’amour éternel de Dieu, nous aimons la vie et résistons à ce qui la ravage.

Dans la proximité insaisissable de Dieu, nous avons confiance dans ce qui nous sauve, même si les dangers vont en croissant » (p 14).

 C’est bien là une théologie pour une époque troublée, pour un monde en péril. Il y a plusieurs décennies, Jürgen Moltmann concevait une théologie de l’espérance en phase avec le dynamisme de l’époque (3). Aujourd’hui, dans un contexte différent, la même approche vient nous aider à tenir un cap en faisant face aux dangers et aux menaces. Entre temps, Jürgen Moltmann a écrit de grandes œuvres qui nous apportent des clefs pour une intelligence chrétienne en phase avec l’évolution de la culture (4). Ce livre vient en complément. Même s’il reprend des thèmes déjà abordés, ce n’est pas une répétition. Ce livre nous apporte une réponse bienvenue et pertinente à nos questions sur le monde d’aujourd’hui. Que la « culture de vie » soit la trame de notre vie commune et l’espérance, l’inspiration qui nous porte dans notre devenir.

J H

 

  1. Jürgen Moltmann. Hope in these troubled times. WCC publications, 1999. Et : Jürgen Moltmann. The Spirit of hope. Theology for a world in peril. Westminster John Knox Press, 1999. Cet article a été rédigé à partir de cette second version. Publié en anglais, ce livre mériterait une traduction en français
  2. « Un avenir écologique pour la théologie » : https://lire-moltmann.com/un-avenir-ecologique-pour-la-theologie/
  3. « Genèse de la pensée de Moltmann » : https://lire-moltmann.com/quelle-vision-de-dieu-du-monde-de-lhumanite-en-phase-avec-les-aspirations-et-les-questionnements-de-notre-epoque/
  4. « Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann » : https://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/ On pourra suivre les derniers livres de Moltmann sur le blog : L’Esprit qui donne la vie : https://lire-moltmann.com
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