Du bon usage du conflit ? Christian Pradel nous invite à penser la question !

Ruptures, liens et coutures : l’expérience du conflit.

Comment se fait-il que le conflit, inévitable, soit ce quelque chose que la plupart souhaitent éviter à tout prix ? Nous pourrions penser que le conflit est synonyme d’un itinéraire relationnel en potentiel d’échec et de rupture. On veut bien parler de conflits mais pour mieux les maîtriser et les anéantir. L’expérience du conflit est pourtant inévitable. Michel de Certeau (1), Jésuite et historien, écrivait ceci : « Précoce, l’expérience du conflit est d’abord celle d’une limite ». Elle est limite en rapport à ce qui se distingue de nous. L’enfant rencontre sa limite avec le monde des adultes, les adolescents se heurtent sans cesse à vouloir sortir du carcan des acquis de la culture et de la vie commune posées par les anciens. Le conflit c’est aussi résister contre ce qui pourrait nous déresponsabiliser de nos engagements, contre ce qui menacerait nos intérêts à défendre et certains droits à faire valoir.

Paradoxalement, j’ai lu le témoignage de Leila semblant montrer un intérêt au conflit : « …Dans mes relations affectives avec les hommes que j’ai rencontrés, j’ai toujours cherché le clash, le conflit. Il n’y a que dans le conflit que j’existe…» (2). Se sentir exister grâce au conflit, voilà un étrange moteur de vie.

Conflits d’intérêts, territoriaux, affectifs, cognitifs, conflits de pouvoir, de relation, culturels et identitaires, tous ces différents types de conflits qui s’entremêlent dans chaque crise conflictuelle montrent l’étendue du problème (3). En finalité, le conflit envisage le rapport à l’autre comme l’étranger qui s’incruste, qui bouleverse notre perception et notre fonctionnement de vie. C’est le rapport à ce qui est hors de soi et qui trouble notre fonctionnement, nos convictions, nos choix de vie.

Néanmoins, j’ose dire que le conflit est une expérience pour aimer, une épreuve à aimer. C’est le philosophe Alain qui disait «Aimer, c’est trouver sa richesse hors de soi. ». Un résultat positif peut-être produit par ce couple amour/conflit. Le conflit est un des événements humains importants par lequel nous avons la possibilité d’expérimenter des potentialités nouvelles d’amour. Impossible d’éviter les tensions avec les autres, comme il nous est impossible aussi de vivre sans eux. Il nous est préférable d’envisager le conflit comme étant un tremplin pour aimer autrement. Il serait naïf d’oublier que le conflit peut engendrer aussi d’autres types de potentialités produisant des effets destructeurs et fonctionnant sur le mode de la haine et de l’indifférence.

Que se passe-t-il au juste ? La continuité de l’existence est faite de multiples écarts, de bon moments particuliers, d’événements éphémères, où le danger et l’intensité son intimement mêlés. L’impermanence des choses, mais aussi des gens, des relations participe souvent au tragique. Nous vivons une époque où l’individu devient un monde à soi, une bulle identitaire qui se veut différencier malgré l’inévitable effet de mode et de ressemblance. Une identité en mouvement, fragile, qui n’est plus le reflet d’une existence individuelle et sociale consolidée dans son rapport mutuel. C’est l’existence individuelle atomisée. J’y vois une vie errante aux visages identitaires multiples, plurielles et parfois contradictoires. Quelque chose oscillant entre ce qui est de soi et l’altérité de soi. C’est cette dichotomie, cette diversité qui donne un nouveau profil aux conflits que vivons maintenant.

Le témoignage précédent de Leila rappelle que le conflit est cette dualité entre le lien et la rupture. L’un et l’autre s’expérimentent. La personne passe du lien qui s’attache à la rupture qui délivre. Elle craint le premier alors que le second ne propose qu’un soulagement temporaire. Cependant, on peut aussi y voir ce passage de liens qui rassurent à des ruptures qui paniquent. Encore un conflit, vécu dans l’urgence à se défendre et à se protéger. On navigue entre le besoin de sécurité et de liberté. Je repère un glissement qui s’opère au niveau du conflit et qui va de son affrontement vers sa fuite. On n’affronte plus, on ne détruit plus le conflit de l’intérieur, on s’en dégage pour surfer sur elle et glisser vers une autre relation, vers une autre exigence d’existence. On peut glisser de conflit en conflit. Ce qui est pervers à ce niveau de performance, c’est qu’il laisse des marques, enfouies, inconscientes, traitant notre réel selon les plis de ses agissements, le maltraitant. Si l’amour est éprouvé par le conflit, il ne faut pas oublier que la semence de destruction de ce dernier lui est attachée et qu’elle laisse ses marques si on ne la traite pas totalement, si on ne l’affronte pas complètement.

Et Leila qui dit encore « …je recherche en permanence l’indépendance et en même temps j’aimerai vivre une vie normale, or je ne sais pas ce que c’est qu’une vie normale : quelles sont les normes, les valeurs ? Moi qui refuse les normes dans mon couple : un couple c’est trois personnes : l’autre, moi et nous deux » (4)
Voilà qui pourrait l’aider si elle vivait à trois personnes constituées de l’autre, d’elle et de Christ ! Je redoute que le chrétien ait la même perception que Leila le conduisant à fonctionner de la même manière. Quand le Christ est réellement au milieu de moi et de l’autre, le conflit, inévitable, permettra de réconcilier et transformer ces oppositions en nouvelles puissances de vie, joyeuses et créatrices. Les ruptures seront captées pour être recousues et former à nouveau des liens.

On ne naviguera pas entre lien et rupture. La navigation se fera sur les plis multiples du couple lien et couture.

Christian Pradel, le 5 juin 2007

Notes :
1 Michel de Certeau, “L’étranger ou l’union dans la différence” ed. du Seuil, Paris 2005, p.23
2 “Ruptures et liens” sous la direction de Michel Maffesoli et de Christian Pradel, ed. Eska, Paris, 2007, p254
3 Voir le dossier “Nature des conflits interpersonnels” revue Sciences humaines, mai 2007, p37
4 “Ruptures et liens” sous la direction de Michel Maffesoli et de Christian Pradel, ed. Eska, Paris, 2007, p254

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