Pour situer cette oeuvre, qui trouve aujourd’hui une large audience, il est bon de connaître la trajectoire de l’auteur. Or, un récent article dans le “Monde des Religions” (2), nous informe sur son parcours. D’abord grand reporter au Monde, ayant couvert les conflits des années 70, au début des années 80, il prend du recul en devenant éditeur au Seuil, dans le domaine des sciences humaines. Et là, il est très vite aspiré dans la mouvance de la pensée systémique, fondée sur la réflexion transdisciplinaire et le dialogue entre les différentes disciplines du savoir. “Ainsi, de colloques en colloques, Jean-Claude Guillebaud suit les pontes du systémisme : Edgar Morin, Henri Atlan, Jacques Robin, Michel Serres, toute cette “bande” convaincue de l’imminence d’une mutation anthropologique”. C’est dans cette ambiance qu’une interpellation de Michel Serres suscite chez lui une véritable vocation : “Je suis né autour de la piscine de René Girard à Stanford aux Etats-Unis. J’avais quarante cinq ans. J’étais là au soleil quand Michel Serres m’a lancé : “Tu as un job à faire. Tu dois être notre messager”. Il l’a dit comme une boutade. Je l’ai pris au sérieux. Ma vie en a été bouleversée”. Depuis lors, dans ses livres, Jean-Claude Guillebaud associe son talent de journaliste, sa culture en sciences humaines et son attention aux questions d’ordre spirituel.

La force de conviction

Dans son dernier livre: La force de conviction (1), il s’interroge sur nos raisons de croire. Dans une société qui garde mémoire des désastres engendrés par les fanatismes du passé et qui s’inquiète de la montée de nouvelles pulsions totalitaires, va-t-on se réfugier dans un scepticisme critique? Et, en particulier, face au retour du religieux qui se déploie aujourd’hui (3), va-t-on se polariser sur un certain nombre d’excès et s’engager dans un a-priori antireligieux ou, au contraire, reconnaître l’importance de la croyance en exerçant un discernement quant à la mise en oeuvre de celle-ci ?
Jean-Claude Guillebaud nous rappelle le contexte idéologique et culturel des grands désastres du XXème siècle. Ici la transcendance religieuse a plutôt péché par son effacement plutôt que par un excès d’affirmation. Mais les égarements ont été nombreux chez beaucoup d’intellectuels. Aussi la tendance dominante irait vers la “décroyance”. Dès lors, dans le XXème siècle finissant, le scepticisme est au goût du jour. Il peut se faire systématique, et, dans le contexte français, marqué par l’héritage uniformisateur de la Révolution, prendre un tour anxiogène et s’engager dans une voie répressive (4).
Cependant, comme le montre l’auteur, “en basculant dans le XXIème siècle, la décroyance a donné l’impression de basculer elle-même jusqu’à se dissoudre… La post-modernité paraît colonisée par une infinité de croyances, plus naïves que les anciennes idéologies et plus dogmatiques que les vieilles religions du passé, des croyances si rudimentaires et si closes sur elles-mêmes qu’il faut plutôt parler de crédulité…”(p.127). Plusieurs chapitres portant sur l’économie, la science, les médias, vont égrainer des exemples de cette crédulité.
Mais alors, à quoi pouvons-nous croire? Pour répondre à cette question, dans les chapitres de la troisième partie, Jean-Claude Guillebaud s’est donné un fil conducteur que nous citerons ici, car il nous parait bien rendre compte de la visée de sa pensée: “Il faut interroger la croyance elle-même et réfléchir à son statut. Si sa nécessité s’impose à tout être humain, alors il s’agit d’examiner à quelles conditions il est possible de lui faire place sans lui laisser toute la place…” (p.252).
L’enjeu est de “passer de l’adhésion irréfléchie à la force de la conviction, échanger la servitude d’une superstition contre l’équanimité d’une foi qui accepte de “rendre raison”d’elle-même”(p.253).

Que faire de la Révélation?

En note, l’auteur indique que pour les chrétiens, cette expression renvoie à la première épître de Pierre (1 P3,15) qui invite l’homme à “rendre raison de l’espérance qui est en lui”. Mais, dans le dernier chapitre : “Que faire de la Révélation ?” il ouvre ensuite un débat.
“Quelle latitude reste-t-il à la raison si la foi est assujétie à un message tombé du ciel, et, revêtue par là même, d’une autorité sans appel?”(p.344). “Au message monothéiste venu d’ailleurs et transmis par le truchement du Livre, on oppose l’idée de raison immanente élaborée par la Grâce” (p.345).
Jean-Claude Guillebaud revisite alors l’héritage grec dont il montre les vertus et les manques : “Culture de la liberté, de la raison et, conséquemment de la démocratie, la leçon grecque est (aussi) celle du non-sens et du non-être, tous deux irrémédiables” (p.351). Point d’espérance, en l’absence d’une transcendance capable de rompre avec les enchaînements du monde présent. Et il développe ensuite une approche visant à “ménager un espace de liberté créatrice entre une parole divine et les leçons qu’en tirent les hommes” (p.353). “Le monothéisme, certes, procède de la Révélation, mais les rapports qu’entretiennent les trois monothéismes avec leurs textes sacrés ne relèvent pas de l’adhésion aveugle, ni de l’obéissance littérale. Ils laissent une large place à un questionnement permanent, à une inlassable reformulation qu’on appelle, selon les cas, théologie, herméneutique ou interprétation”(p.352). Nous renvoyons le lecteur à un parcours, pas à pas, de ce chapitre qui débouche sur la vision d’un tissage entre Jérusalem et Athènes (p.369).
Ajoutons, pour notre part, que, dans la foi chrétienne, la relation est première. Les textes sont là pour ouvrir, éclairer et nourrir la relation à Dieu dans le primat de l’Amour. Le souci de vérité prend place dans ce contexte et devrait s’y délester de la fièvre et de la
revendication que peut comporter le débat intellectuel. Aujourd’hui, à une époque ou, comme nous le montre les sociologues, la subjectivité prend une place grandissante, la “religion du coeur”, si elle doit être équilibrée, est aussi motrice. Un théologien britannique, Pete Ward, a bien exprimé l’importance majeure de la dynamique relationnelle. ‘Il y a une conscience croissante que la vie du peuple de Dieu est intimement liée à l’Etre de Dieu. Dieu comme Père, Fils et Saint Esprit en relation, la Trinité dans la communion, est perçu comme le modèle qui inspire la vie de l’Eglise. Si Dieu est perçu comme flux de relations dans la communion du Père, du Fils et du Saint Esprit, alors nous entrons dans une perspective dynamique. La vision de l’Eglise comme un réseau de relations et de communications revêt une puissante signification symbolique” (5).

Si l’auteur, en guise d’épilogue, traite des institutions humaines, profondément remises en cause par le changement social et culturel, et largement discréditées, mais non encore sans utilité, et donc “à réinventer”, il conclue sur la question du langage : “Retrouver la capacité de dire, c’est être capable d’énoncer peu à peu le surgissement du neuf” (p.389). Appel à une imagination créatrice. Pari sur la confiance. Et de conclure en ces mots : “Croire, c’est choisir” (p.384).
Ce livre nous introduit dans le rapport entre le mouvement des idées, la scène sociale et l’évolution des mentalités. Il nous présente une carte qui nous permet de mieux comprendre les interrogations de nos contemporains. Il ouvre des pistes pour avancer. C’est un bon outil pour une réflexion en phase avec les questionnements d’aujourd’hui.

Jean Hassenforder
septembre 2005

Références

(1) Guillebaud (Jean-Claude). La force de conviction. À quoi pouvons nous croire? Seuil, 2005

(2) Kareh Tager (Djénane). Jean-Claude Guillebaud, le messager. Le Monde des Religions, N° 13, septembre-octobre 2005, p. 68-69

(3) Pourquoi le XXIème siècle est-il religieux? Du repli identitaire aux quêtes spirituelles. Le Monde des Religions, N°13, septembre octobre 2005. Utile mise en perspective

(4) Hassenforder (Jean). Les rapports entre le politique et le religieux. Halte aux guerres de religion. 13 p. Site internet de Témoins

(5) Ward (Pete). Liquid church. Paternoster Press, 2002 (Citations p.44 et 55) (Présentation dans le site de Témoins : Faire Eglise)

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