« Et l’espérance ne trompe pas, car l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. » Rm 5, 5.

Qu’est-ce qui conduit l’apôtre Paul à proclamer cette conviction tout à la fois belle et forte ? A quelle question plus ou moins implicite répond-il ici avec fougue et vigueur ? En lisant les quelques phrases qui précèdent cette affirmation empreinte d’une force tranquille, nous pouvons reconstituer l’objection que l’apôtre réfute résolument. Cette réplique est au fond sa réponse à cette interrogation toujours actuelle et lancinante : « Etre chrétien, qu’est-ce que cela change fondamentalement dans notre vie de chaque jour ? Ne sommes-nous pas, hélas, toujours les mêmes : des hommes et des femmes fragiles, limités ? »
Ce constat pourrait également être le nôtre ce jour. Nous qui sommes tous forcément, d’une manière ou d’une autre, confrontés aux aléas de l’existence, en bute à maintes calamités de toutes sortes, éprouvés par la maladie ou des deuils. Sans même parler des crises financière, économique, sociale et écologique qui mettent à mal notre monde actuel et dont les conséquences alarmantes nous inquiètent à juste titre. Car il faut bien l’admettre : la vie est une énigme. Comment la vivre vraiment en y assumant nos responsabilités au creux de la souffrance, de l’échec et de la mort même ?

Or, pour Paul, il y a incontestablement un avant et un après. Et du coup, être chrétien ou non n’est pas indifférent. Sauf que Paul prend soin de situer ce changement radical, ce basculement complet, hors de nous-mêmes. S’il y a effectivement un avant et un après, le point de bascule se situe à la Croix du Christ Jésus. C’est là, pour l’apôtre, l’événement pivot qui concentre tout l’Evangile et opère le complet renversement de perspective. C’est depuis la crucifixion de Jésus de Nazareth que plus rien n’est comme avant.
Etre chrétien, ce n’est rien d’autre qu’être mort et être ressuscité en Christ. Rien d’autre et rien de moins. Ce que nous atteste notre baptême. Dès lors nous vivons en paix vis-à-vis de Dieu. Nous sommes débarrassés de toutes les peurs puériles envers Celui qui ne saurait être d’aucune manière un ennemi à redouter. Nous sommes justifiés par la foi. C’est-à-dire que cela ne provient pas de nous. Cela nous est accordé, gracieusement. Nous sommes ajustés à Dieu. Sans condition, pour rien. C’est lui uniquement qui nous rejoint et nous trouve, justifiant ainsi toute notre vie.

Prenons une comparaison : Qu’est-ce qui fait qu’une porte ou une fenêtre sont conformes ? Qu’elles soient d’équerre ? Bien rectangulaire ou carrée ? D’une jolie couleur ou d’un verni bien lisse ? En elle-même, une porte, une fenêtre n’est pas grand-chose si elle n’est pas adaptée à l’embrasure qui doit la recevoir. C’est l’embrasure qui commande à la fenêtre. A quoi bon une porte, aussi solide et résistante soit-elle, qui ne repose pas sur ses gonds ? Etre reconnu juste devant Dieu, c’est uniquement être ajusté à Dieu. Relié à lui. Réconcilié.

Certes, l’existence humaine est toujours aussi périlleuse, sinon même davantage. Ce qui change, c’est notre regard sur la réalité qui nous environne. Chrétien, c’est en Christ, avec le regard de Dieu qu’il nous faut envisager toutes choses. Evacuée, dès lors, toute culpabilité paralysante, tout besoin stérile de prouver sa bonne volonté, la quête effrénée et illusoire de réussite à tout prix, et surtout cette soif inextinguible de reconnaissance qui va avec. Tout ce en quoi nous nous épuisons en vain et qui ne se révèle fatalement qu’un leurre avec son cortège de déception et de désillusion.

Et Paul d’oser claironner cette affirmation assez effrayante de prime abord : « Nous mettons notre orgueil dans nos détresses mêmes… » (Rm 5, 3a) L’apôtre argumente en fait à partir d’une expression devenue quasiment liturgique. On la retrouve sous la plume de Pierre et de Jacques, ces autres « colonnes » de l’Eglise à ces débuts. Il en va comme d’un cantique que Paul citerai. Tant les hymnes que nous chantons en assemblée sont effectivement propices pour nous affermir. Assertion carrément criminelle quand elle est assénée à autrui en proie aux affres de la douleur tant morale que physique. Il ne saurait être question ici d’attribuer quelque valeur que ce soit à la souffrance en elle-même. Aucune souffrance n’est jamais rédemptrice ni méritante. Il faut toujours s’opposer au mal, le combattre. Rechercher la souffrance ou la justifier est inadmissible. Le malheur ne possède aucune vertu.
Attention au contresens ! Paul ne se réjouit pas de l’épreuve. Il proclame même l’inverse. En sa bienveillance fidèle, Dieu ne nous abandonne pas à nous-mêmes. Il ne nous livre jamais à l’absurde d’épreuves insurmontables. Nous sommes gardés en dépit de toutes les difficultés du monde et recevons de Dieu la force de tenir bon, de vivre quand même. Alors, au cœur de l’adversité, non pas s’enferrer à ce qui nous accable, nous terrasse, nous atterre et nous enterre. Et bien plutôt rebondir au tremplin de l’espérance en décelant, avec l’épreuve, la preuve que Dieu délivre véritablement. Toute épreuve, dès lors, n’est plus seulement ce qui nous assaille et menace de nous détruire puisque, vivant en dépit de tout, nous recevons l’assurance de la fidélité de Dieu qui nous garde en sa bienveillance.

Confrontés à l’adversité, notre espérance, paradoxalement, est renforcée, démultipliée. C’est la persévérance qui nous fait tenir bon, nous qui sommes fermement tenus en la main prévenante de Dieu. Ademar de Barros, un écrivain brésilien, l’exprime de façon poétique quand il raconte, je le cite :

« J’ai fait un rêve.
Je cheminais sur une plage, côte à côte avec le Seigneur.
Nos pas se dessinaient sur le sable,
laissant une double empreinte, la mienne et celle du Seigneur.
Je me suis arrêté pour regarder en arrière et en certains points,
au lieu de deux empreintes, il n’y en avait qu’une.
Les points à empreinte unique
correspondaient aux jours les plus sombres de mon existence :
jours d’angoisse, jours d’égoïsme ou de mauvaise humeur,
jours d’épreuve et de doute.
Alors, me retournant vers le Seigneur, je lui dis :
‘N’avais-tu pas promis d’être avec nous chaque jour ?
Pourquoi m’as-tu laissé seul
aux pires moments de ma vie ?’
Et le Seigneur m’a répondu :
‘Mon enfant,
les jours où tu ne vois qu’une trace
sont les jours où je t’ai porté.’ »


Ce que Paul proclame et confesse dans cette lettre du Nouveau Testament, de façon absolument admirable, je n’ose moi-même guère le balbutier tant je suis sans doute le premier à céder à la colère ou au désespoir à la moindre misère. Pourtant, oui, entre révolte ou résignation face au mal – ce que l’on peut comprendre et qu’il ne s’agit pas de condamner en bloc -, entre révolte ou résignation face au mal, s’ouvre devant nous l’espérance.

Cette espérance qui ne déçoit pas. Qui ne relève pas de la méthode auto-suggestive du bon Docteur Coué. Car l’espérance n’est pas une doctrine. C’est une conviction dynamique, non une certitude figée. On ne peut vivre véritablement que d’espérance en espérance. C’est un mouvement qui nous entraine. Le mouvement même du salut. Qui s’origine en Dieu. C’est en cela que l’espérance est vraie.

En paix vis-à-vis de Dieu qui nous a réconciliés avec lui en Jésus-Christ, nous sommes alors en mesure d’être en paix avec nous-mêmes et partager cette paix avec tous ceux qui nous entourent, sans attendre d’être forcément totalement d’accord avec eux sur tout. Il faut nous sortir d’une vision manichéenne dualiste opposant le bien au mal. Se vouloir plutôt orientés, aimantés par le juste et le bon. Depuis la Croix, une fois pour toute, la Grâce a tout submergé, la mort est définitivement engloutie. Entre la mort et la vie, la perdition et le salut, la disproportion est totale : la balance verse résolument en faveur de la vie qui l’emporte de façon manifeste et éclatante. C’est là l’Evangile. Il s’enracine en l’amour infini de Dieu, reçu et vécu au plus profond de nous, par l’Esprit Saint qui le porte en nos cœurs. Sachons-le bien : seul l’amour témoigne de Dieu.

>Pasteur Etienne Vion

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