En postchrétienté, plus que jamais avons-nous à apprendre les uns des autres venant de traditions et de confessions différentes. Comme le proclame l’apôtre Paul, « il y a un seul corps et un seul Esprit[1] » et ce corps n’est jamais en lui-même divisé malgré les apparences. En tant que chrétiens, nous appartenons les uns aux autres et, de plus, nous partageons un même et riche héritage. En fait, tout ce qui est né de l’Esprit depuis le jour de la Pentecôte, quel que soit le temps, le contexte ou la tradition confessionnelle, nous a été légué et nous appartient. Nous pouvons puiser à volonté et allègrement, que ce soit chez les pères de l’Église, les mystiques du Moyen Âge — hommes et femmes, car ces dernières étaient nombreuses — et, aujourd’hui, des auteurs de « toute nation, de toute tribu, de tout peuple, et de toute langue[2] » afin de nourrir notre soif existentielle et spirituelle.

 

Introduction à la theosis

Bertrand Vergely est un philosophe et théologien orthodoxe français que je découvre depuis peu, mais qui déjà m’enchante et m’interpelle par ses livres (plus de vingt titres) sur l’émerveillement, la prière, et encore. Dans son livre de 2021, Dieu veut des dieux[3], il aborde un thème parmi les plus essentiels de la tradition orthodoxe, la theosis, la déification des êtres humains. La vie divine, par l’inhabitation de l’Esprit de Dieu, est la plénitude même de la vie, de la nôtre à chacun, et donc notre socle identitaire à tous. « Ce n’est plus moi qui vis, mais Christ qui vit en moi[4] », s’exclame Paul ! Fondamentalement, la theosis est une spiritualité de l’être, de l’être en communion, en éclosion ici et maintenant afin de devenir l’homme nouveau[5]. Dans ce présent texte dont l’unique but est d’ouvrir une fenêtre sur un auteur et une tradition peu connue des chrétiens d’Occident, je me limite à l’idée du dépouillement de Dieu tel que proposé par Vergely dans les premiers chapitres de son ouvrage.

« Dieu est vivant. Étant vivant, il veut que le divin vive. Voulant que le divin vive, il le fait vivre en le semant dans la profondeur des choses, des êtres, du monde, de la vie, des hommes et de l’histoire. Dans la Genèse, ce divin en expansion s’appelle arbre de vie. Dans l’évangile de Jean, il s’appelle le Verbe. Il y a du divin en l’homme. Il faut le dire. C’est en ayant conscience de sa valeur divine qu’il cesse de délirer et de faire n’importe quoi. C’est en entreprenant de vivre divinement qu’il se met à vivre et à faire vivre la vie le plus humainement qui soit.[6] »

Par ce passage à la fin de son prologue, plus que jamais Bertrand Vergely a capté mon attention. Comme je l’ai écrit, il y a quinze ans, il n’y a pas de spiritualité plus profonde que celle qui nous permet de vivre pleinement notre humanité, car c’est en tant qu’êtres humains que nous portons tout un chacun l’image de Dieu[7]. Une telle spiritualité, comprise comme l’intégration et l’expression en soi de la foi évangélique, doit embrasser à la fois les profondeurs intérieures de nos êtres ainsi que les profondeurs extérieures de nos engagements dans chacune des sphères culturelles, sociales et politiques de la vie collective et communautaire. C’est ainsi que nous participons à la réconciliation de toutes les réconciliations fondées sur une justice dont l’amour est la substance et la source. L’incarnation est celle du fils de Dieu venu dans le monde, celle de l’Esprit saint venu dans nos vies et celle de nos propres vies marchant en nouveauté de vie comme semence féconde dans le monde en vue de porter un fruit qui demeure.

 

Le dépouillement de Dieu

Comment doit-on entrevoir une relation de l’humain avec Dieu qui lui permet une telle fécondité et liberté créatrice ? Comment doit-on concevoir Dieu dans l’intimité de sa présence auprès de nous ? Pour Vergely, être est ce qui exprime la nature la plus essentielle de Dieu, non pas comme objet, mais comme présence. Il « est l’être absolument présent et pure présence. Présence infinie au fait d’être. Présence infinie au fait d’être, il est ce qu’il est parce qu’il n’est jamais ce qu’il est. Il est ce qu’il est parce qu’il est ouverture infinie au fait d’être. » (p. 27) Dieu est et son être est vivant. Jamais est-il figé dans le temps ni saisi par une conception le concernant. Nos perceptions du divin ne sont que ça, des perceptions, peut-être vraies sur le coup, mais toujours elles sont partielles, momentanées, fragiles et incapables de le contenir. Il est libre et, étant libre dans son être, il demeure en tout temps ouvert et disposé à la rencontre afin de rendre l’autre libre et vivant. « La vie est vivante parce qu’elle veut la vie. Elle ne la retient pas. La vie se déploie et devient multiple ? Dans ce déploiement multiple, chaque vie a sa vie ? La vie se réalise comme vie vivante, » nous annonce l’auteur. (p. 29) Éblouissant et rafraîchissant comme dynamique de vie et de sens !

Vergely écarte rapidement la confusion autour de la notion de Dieu comme Être suprême. Pourquoi ? Parce que la hiérarchie n’existe pas en lui ni dans ses relations avec la Création ni avec les êtres humains. « Quand Dieu est vu comme Être suprême, devenant le sommet de la hiérarchie des êtres, il est vrai qu’il devient celui qui confisque l’existence » et « avec elle toute authenticité. » (p. 24) Un Dieu suprême devient dans la pensée classique l’autorité suprême, le juge, qui domine par le haut sur tout et ne laisse que peu de place à la liberté. « Autorité et non source de vie, les choses et les êtres n’existent que parce qu’elles ont le droit d’exister en vertu de son autorité. Pour asseoir le pouvoir politique, rien de mieux que l’Être suprême. » (p. 24) En réponse à cette crainte, Bertrand Vergely propose le Dieu caché.

Il n’est pas de la nature de Dieu de s’élever. C’est pourquoi Jésus enseigne à ses disciples : « Ne vous faites pas appeler directeurs ; car un seul est votre Directeur, le Christ. Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé.[8] » C’est le propre de Dieu que de s’abaisser et dont les sentiments de Jésus-Christ, selon Paul, sont l’expression à imiter, lui qui « n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes.[9] » C’est ici le seul endroit dans le Nouveau Testament ou le mot dépouillé — en grec, kénose — est employé. Dieu se cache alors dans la personne de Jésus sans que personne ne le reconnaisse[10]. Pour Vergely, « la vraie puissance étant ce qui domine la puissance, c’est dans la délicatesse que se trouve la puissance. D’où cette exclamation d’Isaïe reprise par Pascal : “tu es vraiment un Dieu caché.” » En se cachant, Dieu donne aux êtres humains l’espace nécessaire pour être, devenir, et nous épanouir à notre tour. Il y a dans la discrétion divine la semence d’une véritable subversion des pouvoirs et des principautés agissant dans le monde.

 

Renoncer au moi afin de devenir soi

Le dépouillement que nous présente Vergely est aussi le nôtre. « Ce rapport ouvre sur un dépouillement, celui de Dieu venant en nous et le nôtre quand nous rentrons en Dieu. » (p. 26) L’abaissement de l’un et de l’autre permet l’entrée en communion, une véritable union, l’un avec l’autre dans une relation de confiance et de transparence intime et absolue. Notre dépouillement à nous est de nous libérer de l’homme extérieur, du moi, car « la sainteté consiste à laisser Dieu et l’intelligence divine agir en soi. » (p. 20) Vergely dira encore : « On a un vrai moi en se libérant du moi. C’est alors que l’on est soi, le soi étant le moi capable d’aller au-delà de lui-même. » (p. 20) Finissons-en avec « l’homme extérieur qui veut la sagesse, le moi et le bonheur. L’homme intérieur ne le veut pas. Il est la sagesse, le moi et le bonheur parce qu’il est tout court, en sachant ramener le moi à l’être et non l’être au moi. » (p. 21) Encore, selon Vergely, « Dieu va au-delà de tout. Quand on va au-delà de soi, allant au-delà comme Dieu, on entrevoit celui-ci. L’au-delà qu’est Dieu parle à l’au-delà de soi. » (p. 21) En lui, je suis. En lui, je m’enracine afin de puiser en lui mon être propre comme porteur de son image.

 

Conclusion

Je termine avec une dernière citation tirée du livre de Vergely.

« Enfin, on est soi. Enfin, on est ce qu’on aurait toujours dû être et que l’on n’a pas su être. Il y a quelque chose de divin. Quand cette liberté se produit, l’homme est humain parce qu’il a libéré son principe divin. » (p. 35) C’est ici la theosis, la divinisation des êtres humains à travers laquelle ils deviennent des nouvelles créatures et, comme il se doit, marchent en nouveauté de vie au sein du monde.

Depuis le commencement, Dieu se dépouille afin de faire place à la Création, à d’autres êtres qui s’expriment et créent à leurs tours. Et nous apprenons comment aussi céder de la place à ceux qui nous sont proches. Nous nous dépouillons, afin de leur donner l’espace pour être et pour s’exprimer.

Pierre LeBel

[1] Éphésiens 4,4.
[2] Apocalypse 7,9.
[3] Bertrand Vergely, Dieu veut des dieux, la vie divine, Paris, MAME, 2021.
[4] Galates 2,20.
[5] Éphésiens 4,24.
[6] Ibid., p. 13.
[7] Pierre LeBel, Imago Dei, devenir pleinement humain, Québec, Les éditions la clairière, 2006.
[8] Matthieu 23,10-12.
[9] Philippiens 2,5-6.
[10] Je propose une réflexion plus approfondie de la kénose dans mon mémoire, Avancés vers l’inculturation des églises émergentes dans la société québécoise postchrétienne : des pistes ecclésiales et missiologiques à suivre ? p. 47-51. https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/37921;jsessionid=03B1817431391B235B55D63FC73661D3?mode=full

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