Un texte énigmatique (Genèse 32, 25-32), qui a suscité beaucoup d’interrogations, et donné lieu à des interprétations très diverses ! étant lui-même, apparemment, le fruit de deux traditions bibliques différentes, ce qui ne contribue pas à simplifier la question. Il est évident qu’il ne saurait être question ici de trancher dans un sens ou dans un autre en livrant telle ou telle grille de lecture, mais tout simplement de rendre compte, comme cela a été le cas depuis que ce groupe de partage biblique s’est réuni, de toute la richesse des échanges qui ont eu lieu encore ; échanges qui n’ont pas nécessairement abouti en chaque occasion à un consensus, mais qui ont permis à chacun de choisir dans ce qui était dit les éléments qui lui ont paru correspondre à ses propres besoins spirituels du moment.

Le héros de ce texte est donc Jacob, l’un des patriarches bibliques, fils d’Isaac, lui-même fils d’Abraham, qui change de nom à l’occasion de ce combat et devient Israël car, nous dit le texte, « il a lutté avec Dieu et les hommes, et il a été vainqueur », ce qui pose tout de suite le problème de l’identité exacte de son mystérieux adversaire (homme, ange, dieu ?), sans parler du caractère étrange d’un combat où le « vaincu »lui inflige une infirmité durable avant de le bénir, manifestant là en fait sa supériorité spirituelle ; nous y reviendrons,  nous n’avons là qu’un aperçu des nombreuses questions que pose ce passage.

Jacob, qui va donc prendre ce nom prestigieux, celui du futur peuple élu de Dieu, est pourtant au départ un personnage tout ce qu’il y a de moins recommandable : c’est un rusé, un filou qui a pris depuis longtemps l’habitude de résoudre ses problèmes par la tromperie et la fuite, notamment avec son frère aîné Esaü, dont il a volé la bénédiction paternelle par une supercherie, encourant par là sa haine ; le torrent Yabbok évoqué dans le texte le sépare de son pays où il veut retourner maintenant après de longues années passées chez son beau-père Laban, qui l’a trompé et qu’il a lui-même trompé ; mais dans ce pays, de l’autre côté du Yabbok, l’attend justement Esaü, dont il a appris qu’il marche à sa rencontre avec 400 hommes ; Esaü  qu’il a déjà essayé d’amadouer en lui envoyant des cadeaux successifs…

Le Yabbok est une frontière multiple : frontière entre la terre étrangère d’où vient Jacob et sa patrie (c’est un affluent du Jourdain, qui délimite la future terre promise) : mais aussi, dans le cadre de cette lutte où Jacob, en luttant avec Dieu, se bat aussi avec lui-même, et avec son frère, ou plutôt avec l’image qu’il se fait de son frère, vu comme un ennemi, lieu de passage de l’ancien Jacob au nouveau, à Israël : d’un homme qui  comptait  sur sa ruse pour gagner, y compris la bénédiction de Dieu, à un homme qui maintenant ose l’affrontement, le combat face à face, qu’il mène seul,  avec les risques qu’il comporte : être blessé, ce qui peut impliquer des conséquences durables (le symbolisme de cette hanche démise), être agressé par les autres (quand il se présente devant Esaü au matin, il s’expose en se plaçant devant toute sa famille) ; passage aussi d’un homme qui ne comptait que sur ses propres forces, qui n’avait donc pas besoin de Dieu, à un homme conscient de ses faiblesses devant lui, qui en luttant à découvert s’est « découvert », s’est mis à nu dans sa lutte, passant ainsi de l’ombre à la lumière : car le soleil se lève quand Jacob quitte ce lieu à qui il donne un nouveau nom : Peniel, qui veut dire :  face de Dieu , « car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face, et mon âme a été sauvée ».

Car dans cette lutte, les deux lutteurs ne se veulent pas de mal en fait, il s’agit plutôt d’une sorte d’entraînement, où il n’y a en fait ni vainqueur, ni vaincu, mais deux gagnants ; son but,  en fait, est de laisser Jacob remporter une victoire sur lui-même en laissant Dieu combattre pour lui ce qui, pour lui comme pour nous, est le vrai combat pour accueillir sa grâce (un livre chrétien a pour titre : « ce combat n’est pas le tien, mais le mien ») : tant que l’on ne lâche pas sur nos rêves, nos projets, et même nos besoins, il faut se coltiner, se colleter…nous sommes appelés à déposer tout cela devant Dieu, ce qui est loin d’être facile : c’est un dur combat, à la fois contre (avec) nous-mêmes et  Dieu, un combat qui peut nous marquer, qui nous sauve mais au prix de choses qui meurent en nous, comme le combat que nous menons régulièrement avec sa Parole qui «  est pénétrante jusqu’à partager jointures et moelles ».

Jacob, l’usurpateur de la bénédiction est donc ici légitimé par Dieu, parce que, dès le début (au contraire de son frère Esaü) il l’a vraiment voulue ; Dieu apprécie qu’on désire, que l’on se donne les moyens, même s’il n’en approuve pas obligatoirement certains (dans les Evangiles une phrase parle des violents qui s’emparent du royaume de Dieu) ; et Jacob s’acharne longuement,  toute une nuit (il faut longtemps pour que le royaume de Dieu germe en nous, pour qu’il se développe progressivement dans l’obscurité) ; il retient son adversaire tant qu’il n’a pas obtenu ce qu’il recherche (« je ne te laisserai point aller que tu ne m’aies béni »).

Cette bénédiction, Dieu peut la lui donner maintenant, car Jacob a combattu cette fois  le bon combat  pour l’obtenir, en luttant « à découvert », et non plus en se cachant ; un combat qui a duré toute une nuit, mais qui est terminé maintenant : les zones d’ombres sont parties, Dieu lui demande de »le laisser aller puisque l’aurore se lève ».

Mais Jacob insiste, il veut absolument être sûr de recevoir cette bénédiction pour laquelle il lutte depuis longtemps ; c’est alors que Dieu lui donne ce nouveau nom, signe d’une transformation intérieure profonde, qui se manifestera rapidement par sa nouvelle attitude vis-à-vis de son frère Esaü, qu’il ne regardera plus comme un ennemi, mais comme un allié. En lui donnant ce nom, Israël (celui qui a lutté victorieusement avec Dieu), Dieu lui révèle en fait le vrai nom de son adversaire ; mais Jacob insiste encore : « fais-moi, je te prie, connaître ton nom » ; il lui reste à apprendre que l’on ne peut jamais enfermer l’autre, et encore moins Dieu que est l’infini, le tout autre, dans un nom qui définit, révèle, enferme quelque part, que l’autre déborde toujours de ce que l’on peut connaître de lui ; et Dieu répond à la demande de Jacob « à côté »,  par une question, comme le fera souvent Jésus : « pourquoi demandes-tu mon nom ? » et  ce faisant,  comme Jésus encore, il  répond en fait à la question de fond : il ne peut livrer tout son être à Jacob ;  mais en le bénissant, il lui permet de le reconnaître comme Dieu.

Alain Bourgade

sur la base des notes de Gisèle McAfee

 

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