Introduction

En 1996, un des acteurs de Témoins, Jean Hassenforder a rédigé l’étude qui suit sur la genèse de cette association, dix ans après sa création.

A l’époque, l’auteur de ce texte suivait un séminaire de sociologie religieuse dirigé par Jean-Paul Willaime, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. C’était l’esquisse d’une recherche plus approfondie qui n’a pas été finalisée. Mais, telle quelle, elle éclaire la genèse de Témoins à partir des données recueillies à l’époque.

En effet, Témoins, dans la figure du « Centre chrétien interconfessionnel », est apparu à partir d’une histoire préalable, celle de deux groupes émergents créés au début des années 70 dans deux communes voisines de la banlieue sud de la région parisienne : une communauté chrétienne lycéenne, puis étudiante : le Comité d’Action Chrétienne, et un groupe de prière interconfessionnel : le Sénevé. En 1985, des membres de ces deux groupes se rencontrent et perçoivent des convergences et des complémentarités dans leurs engagements. En 1986, ils s’entendent sur des orientations communes et créent une association chrétienne interconfessionnelle : Témoins.

Aujourd’hui, en 2014, près de 30 ans après cette création, près de 20 ans après la rédaction de cette étude, nous avons jugé utile de donner accès à ce document, quel qu’en soient les limites. Ce texte a été écrit à partir d’une culture de sciences sociales. C’est une première esquisse et on peut estimer qu’elle manque de distanciation et de recul. Cependant à travers des interviews, l’utilisation d’archives inédites et la mémoire de l’auteur, elle apporte des données originales qui permettent de mieux comprendre l’originalité et la portée du processus qui, remontant au début des années 70, a engendré cette association.

Nous avons estimé qu’il valait mieux reproduire cette étude, telle quelle, sans commentaire, plutôt que d’y retravailler, mettant ainsi à disposition des données dans l’état où elles ont été organisées et présentées à l’époque. L’une des deux composantes de cette histoire, le Comité d’Action Chrétienne, le « CAC », a donné lieu, quelques années plus tard, à une étude méthodique réalisée par Christophe Varlet et publiée, en 2002, sous le titre : « Esprit, es-tu là ? Histoire du Comité d’Action Chrétienne 1973-2003 » (1). Par ailleurs, un article publié en mai-juin 2003 dans le magazine Témoins : « La dynamique de Témoins » (2), retrace l’activité  de l’association depuis sa création. Dans quelle mesure, ces activités ont-elles correspondu aux intentions initiales ? (3) En quoi ont-elles été innovantes ? Comment ce mouvement témoigne-t-il d’une culture émergente à partir de laquelle on peut aborder de nouveaux enjeux ? A partir de ces textes, on peut aujourd’hui mieux comprendre l’originalité de Témoins dans ses intentions et ses orientations.

Jean Hassenforder

(1)             Varlet (Christophe). Esprit es-tu là ? Histoire du Comité d’Action Chrétienne. Hors-série Témoins. 2002. 241p. Imprimerie Madiot (Laval). Diffusion : Comité d’Action Chrétienne

(2)             Hassenforder (Jean). La dynamique de Témoins. Mai-juin 2003. ** Lire sur ce site ** 

(3)             Témoins. Un mouvement est né. Témoins, N° 84, septembre 1989. ** Voir sur ce site **

 

 

La genèse de Témoins, communauté chrétienne interconfessionnelle (1973-1986)

(Rédaction en 1996)

Témoins est une communauté chrétienne interconfessionnelle qui a son siège à Antony et dont les membres habitent en majorité dans la banlieue sud de la région parisienne. Témoins est constitué par deux associations : le Comité d’action chrétienne (CAC) créé en 1974, le Centre chrétien interconfessionnel créé en 1986. Ces deux associations ont un président commun : Pascal Colin, fondateur du CAC.

Pour exprimer la manière dont Témoins se définit, lisons quelques extraits d’une déclaration de principe publiée en septembre 1989 :

« Témoins, comme les groupes dont il est pour une part issu, se réfère à la Bible lue comme Parole de Dieu dans l’éclairage de l’Esprit. Envisagée sans esprit doctrinaire, elle éclaire notre compréhension et elle nous guide dans notre vie spirituelle.

Les confessions de foi élaborées dans les premiers siècles et acceptées par l’ensemble des chrétiens d’aujourd’hui constituent une explicitation à laquelle nous nous référons. Au delà de cette base commune, chacun a son itinéraire personnel en relation avec les théologies de son choix.

Témoins repose sur une communauté spirituelle fondée sur la lecture de la Bible, la louange et la prière exprimée de telle manière qu’elle puisse recueillir l’adhésion de tous, le partage fraternel, l’entraide spirituelle, une expression commune de la foi vécue dans la simplicité en référence à la Parole de Jésus : « là où deux ou trois sont réunis en mon nom, Je suis au milieu d’eux » (Mat.ch 18,20)

Témoins est l’expression d’un mouvement. Ce n’est pas une église et il n’entend pas en exercer les fonctions caractéristiques comme 1’assemblée dominicale où le repas du Seigneur est célébré… En complémentarité et non en opposition avec les institutions déjà établies, Témoins entend exercer une fonction propre: espace de communion fraternelle où l’unité puisse se manifester dans un vécu commun, espace de convergence où les apports originaux de différents milieux chrétiens puissent trouver leur complémentarité, espace de liberté où la créativité puisse se déployer et favoriser un renouvel­lement des modes d’expression, espace de recherche sociologique et théologique à partir d’un lieu propre à l’observation et à la comparaison, espace de communication permettant de faire connaître les initiatives et les recherches nouvelles.

Dans une perspective interconfessionnelle, Témoins rassemble des chrétiens d’origines et d’enracinements confessionnels différents (catholiques conciliaires, protestants, évangéliques…) qui, à travers des itinéraires variés, se soumettent ensemble à l’Esprit-Saint et trouvent leur inspiration dans la Parole de Dieu. Cette démarche s’inscrit dans l’Eglise universelle à travers les relations que chacun entretient avec son milieu d’origine et, selon le cas, avec divers milieux d’adoption. Les personnes venant à Témoins y viennent en tant que personne et ne représentent qu’eux-mêmes. En ces termes Témoins n’est pas une institution oecuménique si l’on envisage celle ci comme un lieu géré par des représentants d’église et visant à favoriser le dialogue entre des milieux s’affirmant dans leur cohérence et leur spécificité. Témoins reconnaît l’importance du dialogue oecuménique. En privilégiant les relations interpersonnelles, il emprunte une voie différente mais complémentaire » (1).

Ce texte, écrit pour rendre compte de l’orientation de Centre chrétien interconfessionnel (CCI), exprime en même temps la perspective de Témoins dans son ensemble.

Aujourd’hui, Témoins a des activités variées :

·        Une expression de la foi qui se manifeste dans un groupe de prière hebdomadaire et deux fraternités se réunissant à un rythme mensuel ;

·        L’animation d’une aumônerie oecuménique attachée à la résidence universitaire d’Antony ;

·        L’organisation de rencontres et de journées visant à la formation et au partage sur le plan spirituel et accueillant des participants en provenance de la région parisienne.

·        La publication d’un magazine trimestriel, « Témoins », avec un tirage ordinaire de 3 000 numéros, ce tirage pouvant augmenter selon le publie visé. On compte environ six cents abonnés.

·        Des activités sociales importantes, notamment la gestion de contrats emploi-solidarité et le suivi social des contractants.

En 1995, Témoins s’est installé dans une maison située à Antony et achetée en vue d’abriter ses activités.

 

LES RAISONS DE CETTE ETUDE

Nous n’avons pas pour but dans cette étude d’analyser le fonctionnement actuel de Témoins mais d’en étudier la Genèse. C’est pourquoi, nous nous bornons ici à donner un minimum d’information concernant cette communauté et les services qu’elle supporte.

Posons-nous donc maintenant la question: Pourquoi étudier la genèse de Témoins ? En effet, cette communauté est petite quant au nombre de ses participants : une trentaine dans les activités ordinaires. Elle n’a pas, ou pas encore, la dimension d’un mouvement qui s’étendrait au plan national et manifesterait une visibilité à laquelle on ne pourrait se soustraire.

Cependant, il y a plusieurs raisons qui justifient une étude sur la genèse de Témoins.

·        Témoins se définit comme une communauté chrétienne interconfessionnelle et s’inscrit dans le développement des groupes ayant ce même caractère. Ces groupes sont souvent des groupes de prière issus du Renouveau charismatique. Mais, dans certains cas, leur vocation est différente (2). Nous verrons que Témoins a bénéficié de l’apport du Renouveau charismatique mais qu’il s’accorde sur un consensus plus large.

·        Parmi les groupes interconfessionnels, Témoins est un de ceux qui s’établit dans la durée. En effet, les composantes de Témoins ont commencé à se développer, il y a maintenant une vingtaine d’années. Il y a donc matière à une approche historique, comprise dans le sens de l’histoire du temps présent.

·        Témoins se distingue également par un certain degré d’institutionnalisation. Il repose sur le fonctionnement de deux associations. Il a procède récemment à l’acquisition d’une maison. Il a publié un magazine trimestriel. Il gère des activités sociales. Il commence donc à avoir une visibilité sociale. C’est le cas sans conteste sur le plan local où le président de Témoins, ancien conseiller municipal, est une personnalité reconnue. La diffusion du magazine, pour moitié dans la région parisienne, pour moitié en province, donne à Témoins une audience nationale. Témoins est envoyé en service à de nombreuses personnalités et l’orientation de Témoins commence ainsi à être bien connue.

A partir de quelle histoire Témoins parvient-il ainsi aujourd’hui à faire entendre sa voix ?

En effet, notre étude de la genèse de Témoins n’est pas entreprise seulement parce qu’il constitue aujourd’hui un objet d’étude plausible, mais parce que le processus même de sa création peut attirer l’attention. Comme nous le verrons, Témoins n’est pas issu d’un groupe seulement, mais de plusieurs. Les groupes se sont développés à la même époque dans des contextes socioculturels sensiblement différents. Ils ont évolué dans un sens convergent et leur jonction a pu se réaliser dans un contexte de proximité géographique.

Dans la décennie 1970 et au début de la décennie suivante, l’influence des institutions religieuses traditionnelles a été suffisamment lâche pour permettre la création et le développement de groupes indépendants sans qu’il en résulte toutefois un antagonisme vis-à-vis de ces institutions.

Cette histoire a pu se réaliser grâce à la présence d’un certain nombre d’acteurs que nous évoquerons au cours de cette rétrospective.

 

CONDITIONS DE L’ÉTUDE

Pour étudier la genèse de Témoins, nous avons procédé à la consultation des acteurs. Nos entretiens avec eux n’ont pas seulement porté sur la création et le développement des groupes, sur les interactions en leur sein, sur les relations entre ces groupes et l’environnement extérieur.

Nous avons également interrogé les acteurs dans la perspective des histoires de vie. Quelle a été leur histoire personnelle ? A partir de quoi se sont-ils engagés dans l’action? Les récits, dans leur subjectivité même, nous livrent les questionnements des personnes ainsi que l’évolution de leur pensée. Ils nous apprennent beaucoup sur la perception de l’environnement religieux et sur la transformation des représentations. C’est là un élément essentiel pour comprendre l’émergence de nouvelles conceptions et de nouvelles pratiques.

L’auteur de cette étude a été lui-même un acteur de cette histoire. La mémoire qu’il garde des événements est une source d’informations comme celle des autres auteurs. De plus, de part sa formation en sciences humaines, l’acteur peut interroger ses souvenirs sur le registre de l’observation participante. Le fondateur du CAC, Pascal Colin, en raison de son expérience politique comme de sa trajectoire universitaire peut mettre en oeuvre également une « intelligence du social ».

Il reste une difficulté particulière en ce domaine. C’est la nécessité de procéder à une distinction entre les modes d’interprétation. En effet, l’auteur de cette recherche est lui-même chrétien. Il croit donc à l’intervention de Dieu dans le quotidien et plus particulièrement dans les événements majeurs qui vont orienter le déroulement de cette histoire. Mais, de par sa formation professionnelle, il est également capable de penser que la même conjoncture, la même réalité peut être l’objet de lectures différentes. Il y a d’un côté la lecture d’un croyant, il y a de l’autre côté une lecture historique et sociologique. Les deux lectures ne s’opposent pas y car elles se situent sur des plans différents.

Si les convictions de l’auteur transparaissent naturellement dans la manière dont sont dits les événements, elles ne contredisent nullement une approche scientifique qui procède à partir de l’observation, de la description, de la mise en relation et qui débouche à partir d’une approche historique sur une analyse sociologique. Comment la dynamique de ces petits groupes a t-elle pu s’opérer ? Dans quel contexte social et religieux ? Comment sont nés de nouvelles pratiques et de nouvelles représentations ? Et comment celles-ci revêtant des formes collectives interagissent avec les modes traditionnels d’expression et d’appréhension du religieux chrétien ?

Si les entretiens constituent une source majeure dans cette recherche, nous pouvons également faire appel à des textes écrits : les premières productions du CAC, puis la collection du journal Témoins qui remonte à près de vingt ans,les documents issus du groupe de prière du Sénevé, différentes archives.

Cette étude se veut par ailleurs une première approche. Nous nous donnons pour but d’établir les grandes lignes selon lesquelles la genèse de Témoins s’est effectuée et, à partir de là, de dégager des pistes de réflexion sur les caractéristiques socioreligieuses du phénomène. Cette recherche ne prétend pas épuiser une réalité complexe et laisse la place à des travaux plus approfondis.

 

PERSPECTIVE GENERALE

Dans un premier temps nous présenterons l’histoire de Témoins. Témoins est le fruit de la convergence entre deux courants. Le premier est constitué par un groupe qui est né en 1973 chez des lycéens. Intitulé au départ Comité d’action chrétienne (CAC), ce groupe a fonctionné pendant plusieurs années au lycée d’Antony. Lorsque les fondateurs sont entrés dans la vie étudiante, il est intervenu à l’échelle de la ville. Il s’est ensuite poursuivi sous forme d’une communauté chrétienne qui s’est déclarée interconfessionnelle en 1981. Ce groupe, dès le départ, autonome par rapport au clergé, a fonctionné en milieu catholique pendant plusieurs années.

Dans un premier temps, il assure conjointement plusieurs orientations : approfondissement spirituel, témoignage et annonce de l’Evangile, présence dans un débat sociopolitique très actif à l’époque, engagement dans les structures représentatives du lycée.

A partir de 1976, les membres du groupe participe durant les vacances à des temps d’évangélisation avec un groupe local qui s’est constitué à Royan dans la mouvance du renouveau charismatique. Nous expliciterons les conditions dans lesquelles le CAC devient interconfessionnel au début des années 1980.

Dans la même banlieue, à Chatenay-Malabry, un groupe de prière se constitue sur un registre interconfessionnel à la fin de l’année 1973. A partir d’un rassemblement qu’il organise à la fin de l’année 1974, il va connaître, en un an, une croissance considérable passant de moins d’une dizaine de membres à plusieurs dizaines. Tout en gardant une complète indépendance, le groupe entretient des liens étroits avec une église évangélique, membre des assemblées de Dieu. A la suite de tensions mal maîtrisées, le groupe se constitue en une confédération de sous-groupes. Le principal d’entre eux continue sa route, animé par un couple qui exerce également un ministère d’unité auprès du réseau constitué par tous ceux qui sont passé dans le groupe initial.

Tout en conservant des liens avec des membres de l’Assemblée de Dieu déjà citée, le groupe développe également des relations avec une église évangélique mennonite. Après les tensions qui se sont manifestées au début de l’année 1976, le groupe qui devient « Le Sénevé », poursuit sa route sans heurt dans une grande diversité des positionnements confessionnels individuels. Le groupe qui se réunit chaque semaine s’inscrit dans la mouvance du renouveau charismatique. Ses activités sont d’ordre spirituel et ne s’étendent pas à d’autres domaines de la vie sociale.

Dans les années 1980, le pasteur d’origine canadienne qui anime l’église mennonite s’engage dans la mise en oeuvre d’un embryon de « village », deux maisons côte à côte, avec un couple issu du groupe de prière initial et devenu membre de cette église. Le couple, responsable du Sénevé est intéressé par cette entreprise et participe à un groupe de réflexion avec le couple pastoral, le couple qui lui est associé et deux autres couples. Ce groupe établit un projet dans lequel sont associés la création d’un village et le développement d’un centre chrétien interconfessionnel. Au départ, une organisation men­nonite internationale se déclare prête à contribuer au financement du projet. Mais pour des raisons internes à l’église mennonite, le pasteur est amené à regagner la Canada. Le projet échoue mais l’idée d’un centre chrétien interconfessionnel est lancée. Elle va continuer à circuler.

En 1985, à la suite d’un contact ménagé par un membre du Sénevé, une première rencontre s’effectue entre le CAC et le Sénevé. Le président du CAC propose la participation de membres du Sénevé au Comité de rédaction de Témoins, le bulletin du CAC. A partir de là, une collaboration s’engage au terme de laquelle les dirigeants du CAC, un petit nombre des membres du Sénevé ainsi que quelques chrétiens mennonites ayant participé au projet déjà mentionné fondent, en 1986, le Centre chrétien interconfessionnel (CCI). Nous allons donc présenter l’histoire de ces diverses trajectoires qui ont ainsi convergé pour aboutir à la mouvance que constitue Témoins. A partir de cette histoire nous pourrons procéder à une réflexion de caractère sociologique.

 

LE COMTE D’ACTION CHRETIENNE

Le Comité d’Action Chrétienne surgit en 1973 au lycée d’Antony. Nous sommes encore dans 1’après 1968. C’est un temps d’effervescence et d’expression collective. La création du CAC est liée à la personnalité de son fondateur. C’est pourquoi nous prêterons d’abord attention à la démarche personnelle de Pascal Colin. Nous étudierons ensuite la naissance et le développement du CAC.

 

LE FONDATEUR

Que nous dit le fondateur du CAC sur sa démarche initiale, puis sur son itinéraire ? Nous allons retracer ici cette histoire de vie à partir de l’expression personnelle de l’intéressé (3).

En effet, le CAC est doublement le fruit de l’action de Pascal Colin. D’une part, parce que c’est lui qui l’a créé dans une initiative toute personnelle ; d’autre part parce qu’il a su animer le groupe naissant, puis dans une action persévérante, inscrire ce groupe dans la durée. Plus avant, lorsque Témoins se constitue, Pascal continue à assurer la présidence du CAC et c’est lui qui, en collaboration avec de nouveaux venus, va devenir président du Centre chrétien interconfessionnel. Cette histoire justifie la place que nous accordons à son récit de vie issu d’une interview et dans lequel nous suivrons l’expression de l’auteur.

Pascal Colin est né en 1957. Dans quel contexte familiale a-t-il grandi ?

« Mon père a été conducteur à la RATP, puis agent de maîtrise. Il se définissait comme agnostique. Dans son enfance, un contact obligé avec les curés l’avait rendu fondamentalement anticlérical et a-religieux. Ma mère était très en réserve sur les questions religieuses. Mon grand père maternel s’inscrivait dans la tradition communiste. Ainsi le terreau était agnostique, athée, anticlérical et en même temps prédisposé à faire de la politique ou du syndicalisme.

J’ai vécu dans un milieu populaire marqué par des préoccupations terre à terre : bien manger, regarder la télé… Pas de préoccupations culturelles, intellectuelles ou religieuses. »

Mais dès la petite enfance, il y a chez Pascal, la présence d’une dimension autre, une dimension spirituelle :

« J’étais comme un canard boiteux. Quelque part, je ne me sentais pas à l’aise avec les représentations et les schémas qu’on pouvait me donner. Mon coeur était insatisfait… Pour moi, il y avait quelque chose derrière les choses que l’on voyait. Je me suis toujours adressé plus ou moins consciemment à une divinité, à quelqu’un qui existait. J’ai toujours eu le sentiment que l’amour qui me manquait pouvait exister ailleurs. J’ai toujours eu un sentiment intime de l’existence de Dieu. »

A cette époque, en l’absence d’une foi religieuse, on continue à mettre les enfants au catéchisme. « J’ai rencontré des prêtres de valeur qui m’ont remis les évangiles. Je les ai lus et relus. Il y a un passage qui m’a beaucoup marqué : « Vous êtes le sel de la terre. Ce que vous entendez au creux de l’oreille, proclamez-le sur les toits. » »

Pascal poursuit sa recherche. Vers douze-treize ans, il se met à aller à la messe dans la paroisse de son quartier. « Cela paraissait aberrant à ma famille, à mes amis, aux personnes de mon quartier, à mes copains de collège. Certains camarades m’avaient donné le doux sobriquet de « cu-béni »… J’avais soif de Dieu, j’avais soif d’une expérience spirituelle. Malheureusement, les catholiques que je rencontrais étaient souvent seulement des pratiquants, ritualistes, sans amour. Je percevais chez eux un manque d’enthousiasme, un manque de conviction. Aussi je cherchais. J’ai même été voir les Témoins de Jéhovah. Je me demandais où je pourrais rencontrer des jeunes chrétiens. J’avais quatorze ans, j’étais en quatrième au collège. Je me suis mis à chercher l’aumônerie du lycée d’Antony. J’ai rencontré un prêtre ouvert et j’ai fait partie alors d’un groupe de Jeunesse Etudiante Chrétienne où j’étais le plus jeune puisque les membres étaient déjà des lycéens. » Deux ans plus tard, dans la conjoncture de l’époque, la JEC en déclin disparaissait de ce lycée.

Pascal, âgé de seize ans arrive au lycée Descartes à Antony en 1973. Venant d’un milieu populaire, il découvre des jeunes issus d’un milieu plus aisé. « L’arrivée au lycée a été pour moi un changement de quartier, de lien social, d’environnement culturel. Au col­lège d’enseignement général, sur cent vingt élèves en troisième, nous avons été seulement cinq à passer au lycée. » Au lycée, Pascal va pouvoir rencontrer des chrétiens de son âge. Ce sont des jeunes catholiques qui, pour la plupart, appartiennent à un milieu social différent du sien. « J’étais dans une section économique et sociale. Sur les trois cents élèves en seconde, il y en avait trente qui fréquentaient l’aumônerie. Et sur ces trente, il y en avait vingt-sept issus du centre ville. »

Pascal fréquente l’aumônerie. Il s’entend bien avec l’aumônier qui est un prêtre ouvert. Aussi, restera-t-il dans cette aumônerie pendant les trois années de lycée. Cependant, très vite, Pascal a ressenti une impression d’insatisfaction. « Je me trouve en présence de jeunes catholiques issus de « bonnes familles » du centre ville d’Antony. Pour eux, aller à la messe c’est normal. Il y a chez eux une forme de conformisme plus qu’un engagement personnel. Leurs parents sont pratiquants, ils sont donc pratiquants. Ils se concentrent dans les sections les plus cotées, particulièrement la section C. Moi, j’ai fait un bac G3 et là j’étais le seul élève à avoir un engagement chrétien. De même, ces jeunes catholiques sont très réservés par rapport à la politique, aux idées de gauche dans lesquelles je baignais… »

Alors Pascal va prendre une initiative qui, sans qu’il le sache alors, est porteuse d’avenir. Il a rédigé un tract invitant les chrétiens du lycée à se réunir dans le cadre d’un « Comité d’action chrétienne ». « C’est un groupe qui s’est créé sui generis, qui s’est autogéré, qui s’est approprié le texte biblique, particulièrement le Nouveau Testament avec aussi des moments de prière. » Le terme même de Comité d’Action Chrétienne a été créé à une époque où le militantisme politique est très développé. C’est l’époque où prospèrent les Comités d’action lycéens fédérés dans le cadre de l’UNCAL. Pascal, héritier d’une tradition militante, entre dans les structures de participation du lycée : délégué de classe puis membre du conseil d’administration, puis président du conseil des délégués d’établissement. Il devient président de l’UNCAL au lycée. En terminale, le CAC et l’UNCAL présente une liste commune au conseil d’administration. Pascal entre au parti socialiste en 1974. Il y restera pendant vingt ans.

En 1976, Pascal passe son baccalauréat et commence à entreprendre des études d’histoire à l’Université. Il obtient une maîtrise dans cette discipline en 1981. Son mémoire de maîtrise porte sur l’histoire de l’aumônerie de lycée de 1960 à 1980. Il y montre notamment le déclin de la participation des lycéens.

De 1977 à 1978, pendant un an, Pascal est recruté comme permanent par le groupe des élus socialistes de la mairie d’Antony. Comme chef du cabinet du premier maire-adjoint, il poursuit son expérience politique. Parallèlement, dans ses premières années étudiantes, Pascal suit, pendant trois ans, le groupe de formation universitaire (GFU) qui prépare à l’entrée ultérieure au séminaire catholique.

Tout en menant ces études, Pascal continue son activité militante comme responsable du Comité d’action chrétienne. En quittant le lycée, il a créé les conditions d’une relève en suscitant une communauté chrétienne des élèves du lycée (CAC-CECEL) où une nouvelle génération de lycéens va poursuivre l’expérience en se l’appropriant. Et par ailleurs, le Comité d’action chrétienne, créé au lycée en 1973, poursuit sa route sur le plan de la commune.

Durant les vacances de l’année 1976, Pascal rencontre à Royan un groupe qui s’inscrit dans la mouvance du renouveau charismatique sur un registre catholique. « Cela a été une occasion de réveil spirituel très fort. On s’est retrouvé à évangéliser dans la rue devant des centaines de passants. On a pris des micros, on a chanté des cantiques. Des jeunes qui étaient là se sont convertis. J’ai vécu à plusieurs reprises une expérience dans l’Esprit. Cela a été un moment de communion spirituelle et fraternelle. L’année suivante, le CAC est venu en force pour participer à cette initiative ». Pascal retourne chaque été à Royan pendant plusieurs années.

A Antony, à la suite de la mutation de prêtres qui étaient favorable au CAC, en particulier l’aumônier du lycée qui a couvert et encouragé l’initiative dès le départ, des conflits s’ouvrent avec les successeurs. Nous reprendrons par la suite l’étude de l’évolution du CAC. Si nous mentionnons ici ces conflits, c’est parce qu’ils vont peu à peu compter dans la réflexion de Pascal. Si, à cette époque, Pascal est soutenu par l’évêque, il commence à s’interroger : « On a le sentiment d’être incompris et, en même temps, on ne comprenait pas pourquoi on n’était pas compris. Aujourd’hui, je comprends pourquoi nous n’étions pas compris. Si nous avions été des fils de « bonne famille », l’attitude n’aurait pas été la même. Nous étions, pour la plupart, « des fils de personne » qui affirmaient leur existence. L’appréhension de la réalité spirituelle se faisait en fonction de la Parole de Dieu et dans le libre examen. Et çà, çà fermait les portes. Dans une structure où le mode de pouvoir n’est pas celui-là, c’était complètement subversif, car il fallait que tout soit validé par un prêtre. Nous, on disait : on n’a pas besoin de prêtre, nous sommes des chrétiens libres. »

« Des problèmes analogues ont surgit ensuite au groupe de Royan. Au départ, l’expérience était très ouverte. Et puis progressivement, nous avons constaté que ce réveil réveillait la vie spirituelle mais réveillait aussi le cléricalisme. Comme il y avait des vocations religieuses, notre groupe est devenu un enjeu de pouvoir. Le poids des clercs a augmenté. Des séminaristes, de jeunes prêtres ont pris le pouvoir. Nous avions un petit journal « Allelu ». Les articles ont été soumis à un imprimatur. En 1980, il y a eu un clash entre le CAC et ce groupe clérical.Ilsétaient en train de tout tuer, de tout cléricaliser. Toute décision prise devait être visée par un prêtre. On est revenu à l’adoration du Saint Sacrement. Ils voulaient en tout manifester leur autorité et cela devenait invivable. »

Dès le départ, le CAC était ouvert oecuméniquement. Mais, il avait fonctionné jusque-là dans un univers entièrement catholique. Il y avait même un prêtre qui suivait le groupe mais, comme le disait Pascal : « ce n’est pas la communauté qui adhérait au prêtre, c’est le prêtre qui adhérait à la communauté. » Et il poursuit : « quand j’ai vu le changement qui intervenait à Royan, cela a été chez moi un basculement, un basculement théologique. Ce n’était pas des épiphénomènes. J’y ai vu les conséquences d’une doctrine, d’une théologie. »

Au début de 1980, Pascal traverse un moment de lassitude. Il écrit dans un témoignage : (4) « Ma conscience me travaillait. Je me remémorais cette citation de Saint Augustin : « la mesure de l’amour, c’est aimer sans mesure ». Fatigué, profondément troublé, je me suis plusieurs fois tourné vers Jésus à qui j’ai fait cette prière : « Seigneur Christ, inspire-moi, renouvelle-moi, donne-moi de rencontrer celle à qui tu me destines… » Quelque chose va se passer où il m’est difficile de nier le doigt de la providence. A cette époque, le CAC organisait une nuit de marche et de prière vers Longpont-sur-Orge. Chaque année, nous distribuions des tracts dans les boîtes aux lettres des étudiants de la Résidence Universitaire d’Antony d’où il ne venait pratiquement jamais personne. Le soir même de la distribution, une certitude m’animait : la personne qui viendrait était celle que Dieu me destinait. Folie que tout cela, pensais-je. Aussi me gardais-je bien de m’ouvrir de mes pensées à mes amis. Mais « ce qui est folie pour les hommes est sagesse pour Dieu » nous dit l’Ecriture. Le soir du départ de la marche arrive. De la Cité U, personne… si, une personne : Marguerite. En la voyant, mon coeur ne fit qu’un bond… Nous nous sommes revus. D’origine luthérienne, Marguerite venait tout juste de se convertir dans une église évangélique de Pentecôte. Sa foi était toute fraîche ».

Pascal avait déjà accompli toute une évolution dans sa réflexion théologique. « Lorsque j’ai rencontré Marguerite, j’étais déjà dans les dispositions de la Réforme. Il y avait déjà une rupture d’ecclésiologie qui se mettait en place. Mes études d’histoire m’avaient amené à être favorable à la Réforme, à la théologie de Luther et Calvin. « Dans sa rencontre avec Marguerite, Pascal découvre la spiritualité évangélique. Ils se marient en 1981. Pascal rejoint l’Eglise Réformée de France puis l’Eglise Réformée Evangélique.

A la même époque, la composition confessionnelle du CAC se modifie. L’évolution de Pascal paraît décisive. Le CAC devient une communauté chrétienne interconfessionnelle. Professionnellement, Pascal devient enseignant. Il va continuer à assurer la présidence du CAC et, par la suite, assure la jonction avec le groupe de prière interconfessionnel qui a pour centre une commune voisine : Chatenay-Malabry.

 

LES ETAPES DU C.A.C. (LE COMTE D’ACTION CHRETIENNE)

A travers la biographie de Pascal, nous sommes entrés dans l’esprit du CAC. Il nous reste à décrire d’une façon plus précise l’évolution du groupe.

Le Comité d’action chrétienne surgit donc au lycée d’Antony en octobre 1973 à l’initiative de Pascal Colin auquel s’associent immédiatement deux autres lycéens. Pendant les trois ans qui suivent, de 1973 à 1976, c’est-à-dire aussi pendant la scolarité de Pascal au lycée, Le CAC va s’affirmer comme un groupe très actif où s’invente une pratique innovante. Grâce à l’ouverture du prêtre responsable de l’aumônerie, un va et vient s’établit entre le Cac et l’aumônerie. En continuant à nous appuyer sur l’entretien avec Pascal, « le CAC, c’est un groupe spontané de jeunes chrétiens qui arrive à travailler avec l’aumônerie du lycée, qui s’intègre bien, qui joue le jeu et, en même temps, garde sa spécificité ».

Le CAC, en effet, se dit dès le départ indépendant vis-à-vis de l’institution catholique. Dans le premier numéro de son bulletin qui s’intitule alors « Crois au Christ », le CAC se définit comme « un lieu de témoignage de la foi en Jésus-Christ. Mouvement oecuménique, voulant dépasser le stade des querelles historiques et théologiques, il se prétend simplement chrétien ayant pour principale référence la Bible ».

Parallèlement, l’accent est mis sur l’engagement dans le monde et dans l’Eglise : « être chrétien au vingtième siècle, c’est se sentir concerné et engagé dans la communauté de nos frères humains, c’est participer à la vie des églises dont nous sommes membres. » A l’époque et pratiquement jusqu’à la fin de la décennie, la dimension oecuménique est une intention. Elle marque un désir de liberté, mais dans la réalité vécue, le CAC évolue dans un univers catholique. Ce texte marque une direction et anticipe de fait sur l’évolution qui va advenir au début des années 1980.

Le CAC organise ses activités dans une salle prêtée par l’administration du lycée. Ce sont des réunions d’étude de la Bible, des rencontres de prière et aussi beaucoup de réunions de réflexion sur l’actualité. Si le CAC est engagé dans les instances de représentation du lycée, « il est traversé par plusieurs sensibilités politiques. Certains sont très proches des anarchistes, d’autres proches du parti socialiste ou du parti communiste, d’autres encore se situent à droite ». De fait, le CAC favorise les débats. On peut lire dans les statuts qu’il se veut « un mouvement de gens de dialogue et qu’il regroupe en son sein toutes les options philosophiques, politiques et religieuses.

Et, en même temps, comme l’exprime le titre de son bulletin : « Crois au Christ », le CAC marque dès le départ sa volonté d’être « un lieu de témoignage de la foi en Jésus-Christ ». Cette orientation va être maintenue tout au long des années. Elle se marque dans le titre du bulletin qui succède à « Crois au Christ » : « Témoins ». Elle va donner lieu à une culture de témoignage, l’expression d’un vécu chrétien en dialogue avec les interrogations de l’entourage.

Durant ces années, une soixantaine de jeunes seront associés aux activités du CAC. La présence de ce groupe est connue dans tout le lycée. Les activités sont menées sur le registre de l’autogestion communautaire. Tout est participation. Pascal nous parle de « jeunes qui s’autogèrent et qui définissent leurs démarches spirituelles par rapport à une appropriation des textes ».

Lorsque Pascal Colin quitte le lycée, il a, au préalable, préparé les conditions de la relève. « Il fallait que les lycées après moi s’approprient quelque chose ». Une communauté chrétienne des élèves du lycée est créée et une nouvelle équipe va prendre le relai. On voit apparaître des noms : Yves, Béatrice, Marie… et plus tard Emmanuelle, que l’on va retrouver par la suite dans le CAC des années 1980. Cette communauté durera pendant deux ans, bientôt appelée CAC – CECEL.

Parallèlement, à l’initiative de Pascal Colin, les anciens du premier CAC lycéen constituent le CAC Antony qui est déclaré sous forme d’association loi 1901. Des rencontres, l’édition d’un petit journal, un pèlerinage à Longpont constituent les principales activités. Pendant plusieurs années, le CAC va continuer son action sur Antony. Son bulletin Témoins prend une forme nouvelle à partir d’octobre 1977.

Ce premier numéro porte sur le thème « croire aujourd’hui ». A côté d’un article comportant des pistes de réflexion et d’une rubrique poésie, le corps du journal est constitué de témoignages. « Croire aujourd’hui, c’est refuser de s’enfermer dans des définitions rigides. Tout au contraire, c’est avoir la foi dans une personne vivante » écrit Pascal Colin. Trois numéros par an sont prévus avec, à chaque fois, un dossier sur un thème précis. Le journal est tiré à neuf cents exemplaires. « Nous espérons faire de Témoins un journal essentiellement missionnaire » écrit le Comité de rédaction. Cette parution marque bien la continuité dans l’orientation de Témoins. « Cet été, nombre d’entre nous se sont retrouvés à Royan pour, en même temps, passer des vacances dans l’amitié et annoncer Jésus-Christ dans cette cité balnéaire » peut-on lire dans le même numéro. Pascal, dans son itinéraire, nous a décrit l’impact du groupe de Royan auquel le CAC va participer pendant les dernières années de la décennie 1970. « Ce dont je me suis rendu compte, mais pas tout seul, avec Yves et avec d’autres, c’est que, sur plusieurs années, on a vécu une expérience de l’Esprit, du renouveau qui était très forte » nous rapporte Pascal. « Cela a donné une vie de l’Esprit au CAC sans que celui-ci devienne un groupe charismatique. Nous sommes devenus un lieu charnière entre le courant charismatique et l’engagement social ».

Ces dernières années de la décennie sont également marquées par la réserve que certains membres du clergé manifestent vis-à-vis du CAC. A la suite du départ du prêtre responsable de 1’aumônerie durant les années où le CAC avait grandi au lycée sous la présidence de Pascal, la bonne entente qui régnait entre la communauté lycéenne et 1’aumônerie disparaît. Le prêtre qui lui succède fait barrage. Le CAC Antony disposait d’un local dans une paroisse. Les relations avec le curé étaient bonnes. Son successeur, un prêtre traditionnaliste, rejette le CAC. Ce dernier doit émigrer. Après une installation pro­visoire dans une chapelle désaffectée, le CAC obtient de la Mairie d’Antony un local à la Bourse du Travail. « Ce que les communautés paroissiales d’Antony n’avaient pas voulu ou su faire pour nous, c’est le maire… communiste qui le faisait… Il faut parfois quitter sa maison pour trouver la terre promise. L’insertion de notre association dans un immeuble réservé aux syndicats et au mouvement associatif était pour nous une véritable aubaine qui a favorisé notre développement et notre intégration aux « solidarités associatives et sociales » (8). Durant cette période, les relations avec l’institution catholique se dégradent. Si l’évêque arbitre plusieurs fois en faveur du CAC, la majorité du clergé local se révèle hostile.

Un véritable tournant se manifeste au début de la décennie 1980. « Le militantisme des premières années n’a pas disparu mais la vie de prière, l’étude de la Bible, le Saint-Esprit tiennent une place prépondérante dans l’association. Ce « souffle de l’Esprit » n’a pas été sans conséquences pratiques. En 1980, le CAC fonde à la Résidence Universitaire d’Antony une aumônerie universitaire qui bientôt devient œcuménique (8). Marguerite, épouse de Pascal, observe une transition : « il y avait une bonne bande de copains. Mais le désir se manifeste d’aller plus loin ». C’est une démarche communautaire qui se traduit notamment par une affectation de 10% des revenus de chacun à la communauté pour ses actions communes et notamment le bulletin. L’année 1981 est marquée par des mariages. Yves Desbordes accompagne Pascal dans l’aventure du CAC depuis 1974, il a même été confirmé par l’évêque dans le cadre de la communauté, ce qui a été comme le gage d’une reconnaissance (6). Etudiant en communication, Yves épouse Anne, une infirmière protestante. La même année, c’est le mariage de Pascal et Marguerite. C’est encore un mariage mixte et nous avons vu l’importance symbolique que revêt l’arrivée de Marguerite, protestante évangélique au CAC. C’est l’époque où Pascal va rejoindre l’église réformée.

Au même moment, la composition confessionnelle du CAC se diversifie par des arrivées ou des évolutions. Béatrice avait eu des contacts de loin en loin avec le CAC. Elle s’implique davantage à partir de septembre 1981. A cette époque, nous dit-elle, « j’ai lu la Bible d’un bout à l’autre. J’ai découvert l’amour de Dieu qui transparaissait dès l’Ancien Testament » (7). Elle ne trouve pas dans l’église catholique une réponse suffisante à son besoin de nourriture spirituelle à travers la Parole. Elle ne retrouve pas dans la Bible le fondement de certaines traditions. Le cérémonial la gêne. Elle adhère à l’église réformée. D’autres, comme Yves et Emmanuelle, poursuivent leurs engagements dans l’église catholique. Le CAC ne s’inscrit plus maintenant dans un univers mono-confessionnel. Son ouverture était antérieure à cette transformation de fait. Le CAC était, par exemple, déjà en lien avec « l’association des chrétiens pour l’abolition de la torture » (ACAT). Cependant c’est à la fin de 1981 que le journal Témoins, dans une nouvelle formule s’accompagne du sous-titre : « bulletin évangélique interconfessionnel ». Le comité de rédaction se compose maintenant pour moitié de catholiques et pour moitié de protestants, membres de communautés évangéliques ou réformées.

A partir de là, son contenu va refléter l’évolution qui est décrite dans l’article sur les dix ans de l’association (8) : « Des rencontres comme celle de Pentecôte 82 à Strasbourg, les échanges avec le renouveau charismatique, les liens tissés avec différents milieux évangéliques contribueront à aider notre communauté à s’ancrer davantage dans la Parole de Dieu ». La présence de nombreux témoignages continue à caractériser le bulletin. Pour définir son orientation, le journal s’est donné une charte qui rend compte en même temps de la direction suivie par le CAC. Nous la reproduisons en entier :

1.     « Nous croyons en Jésus-Christ, venu, mort et ressuscité pour nous et glorifié.

2.     Christ est « le chemin, la vérité, la vie ». C’est Lui l’Unique qui conduit au Père.

3.     Nous croyons dans l’Esprit-Saint qui nous est indispensable pour vivre et pour grandir dans la Foi.

4.     La Bible est le roc sur lequel nous voulons fonder nos vies. Par elle, Dieu parle aux hommes d’aujourd’hui.

5.     Nous croyons en l’Eglise, corps visible et invisible qui est UNE avec Christ

6.     En communion avec des chrétiens des églises catholiques, protestantes, orthodoxes, nous voulons oeuvrer à la recherche de l’unité. Celle-ci doit se faire avec amour, dans un esprit de recherche, sans concessions réductrices pour la vérité.

7.     Dieu seul sauve. Christ est la voie qui mène au salut. Cette conviction fondamentale animera l’équipe de ce petit bulletin évangélique.

8.     Aimer Dieu, c’est aussi aimer ses frères. La foi sans les oeuvres reste vaine ou risque de parfois nous tromper. Nous refusons une fausse neutralité. Avec tous ceux qui souffrent, avec tous ceux qui luttent contre l’oppression, nous voulons être solidaires. C’est pourquoi nous n’hésiterons pas à prendre position sur des questions qui touchent l’actualité ».

Cette déclaration rend compte du consensus sur lequel se fonde le CAC. C’est une confession de foi qui met l’accent sur l’essentiel de la foi chrétienne. Dans sa simplicité, elle est annonce et témoigne de la dimension d’évangélisation présente dans le groupe depuis les origines. La démarche interconfessionnelle s’inscrit dans une approche oecuménique plus large. L’engagement social, très fort au CAC depuis ses débuts est présent là aussi. Telle quelle, cette déclaration marque bien l’apport du CAC dans la constitution de Témoins.

 

LE SENEVE

Comment le groupe de prière interconfessionnel qui, au début des années 1980, prend l’appellation de « Sénevé », est-il né et a-t-il grandi ?

 

LES ATTENTES

Quelles sont les attentes qui ont présidé à la création et au développement de ce groupe? Pour répondre à cette question, nous interrogerons la mémoire de deux personnes qui ont joué un rôle très actif à la mise en route du groupe. Nous recueillerons par là des indications sur le contexte qui a orienté cette mise en route. Nous interrogerons ainsi Jean Hassenforder qui a été à l’origine du groupe de recherche qui a permis à ses participants de découvrir le Renouveau sous des formes confessionnelles différentes. Nous interrogerons ensuite Jean Lagarde qui a présidé le groupe pendant toute la période concernée. Leurs épouses sont naturellement associées et actives dans cette histoire.

 

UNE RECHERCHE EN PLUSIEURS ETAPES

Jean Hassenforder est né en 1931. Après des études en sciences politiques, puis en documentation et bibliothéconomie, il s’oriente vers la recherche en éducation. Dans les années 1960, il participe activement à des actions associatives en faveur du développement des bibliothèques. Son travail se développe dans le champ des sciences de l’éducation.

Lorsque Jean H. pense à son éducation religieuse, il en perçoit deux versants. S’il se souvient d’une adhésion précoce au Seigneur, il garde un mauvais souvenir de la culture catholique traditionnelle. Il la perçoit comme impositive et culpabilisante, comme cléricale et ritualiste. Par contre, il a eu, à plusieurs moments, contact avec une culture catholique d’ouverture telle qu’elle s’est manifestée dans la Jeunesse ouvrière catholique et la Jeunesse étudiante chrétienne. Il garde à ce propos le souvenir heureux d’un évangile libérateur en rapport avec la vie.

Au moment de la Libération, à treize ans, Jean H. a eu un contact fort avec la culture anglo-saxonne, présente dans les publications diffusées à l’époque. Il en a gardé la référence d’une dimension d’engagement politique et social en liaison avec la Bible. C’est le souvenir de grands présidents américains ou de leaders politiques anglais se référant au protestantisme anglo-saxon. Cette référence a joué un rôle important par la suite. A Sciences PO, il ne suit pas des camarades catholiques qui se tournent vers le marxisme parce qu’il peut faire appel à une autre référence.

Très tôt également, sa pensée chrétienne prend un tour oecuménique. Ainsi dans un texte « Religion et société » édité en 1956 sous forme polycopié, Jean H. inscrit l’évolution du christianisme dans la lutte contre les inégalités sociales avec lesquelles le catholicisme a eu longtemps partie liée. Il constate une évolution et conclut : « toute cette évolution qui emporte l’église catholique va dans le sens de l’oecuménisme. Nous avons vu que les confessions protestantes pouvaient s’honorer de réalisations hautement évangéliques. Parce que le monde … est lentement en marche vers l’application concrète de valeurs évangéliques, l’union des églises apparait à l’horizon comme une union de ce qu’il y a de plus haut dans l’homme… Ainsi apparaîtra une Eglise totalement universelle à la mesure du monde à évangéliser » (9).

Le mariage de Jean avec Odile en 1961 se fonde sur une foi commune. Odile se réfère également à une culture catholique d’ouverture : méditation de l’évangile en rapport avec la vie concrète telle qu’elle l’a connue dans les milieux sanitaires et sociaux. Cependant, Jean et Odile ne vont pas retrouver dans les paroisses catholiques, cette culture chrétienne nourrie par l’évangile et proches des réalités concrètes. Pendant trois ans, ils fréquentent une paroisse assez éloignée dans laquelle un prêtre se centre sur l’annonce de la Parole et la constitution de petits groupes de partage. A son départ, c’est par devoir qu’ils se tiennent à la pratique dominicale.

Dans un texte manuscrit rédigé dès 1957, Jean H. exprimait déjà l’écart qu’il ressentait entre sa foi chrétienne et l’institution catholique de l’époque : « Si étonnant que cela puisse paraître, il ne nous semble pas que la majorité des catholiques ont une claire notion de ce qu’est l’Eglise du Christ, une communauté de foi et de salut. Lorsqu’on parle de l’Eglise entre catholiques, on entend par là trop souvent : clergé, épiscopat, hiérarchie. Ce dernier mot fréquemment employé, indique à quel point nous chrétiens, de confession catholique, nous sommes venus à accepter des notions profondément contraires à l’esprit évangélique. Jésus-Christ est venu enseigner la soumission à Dieu, non la subordination à l’homme… Les laïcs se voient attribuer une position mineure qui ne convient ni à leur formation ni à leurs possibilités… Trop souvent, la vie cultuelle dans nos paroisses apparaît simplement comme un ritualisme religieux inséré dans un ritualisme social, une expression figée, mécanisée de notre foi, toute spontanéité étant quasiment absente, une routine sans force.

Combien de nos frères connaissent-ils vraiment les Ecritures ? Combien sont-ils en contact permanent avec cette source de vie, cette Parole par laquelle Dieu se révèle à nous dans le concret de la vie ?

Trop souvent, il semble que la foi personnelle soit insuffisante, qu’un ensemble de rites et de piétés remplacent l’adoration directe du Seigneur. L’état général de la prédication reflète cette situation. Dans telle paroisse, par exemple, les sujets de sermon les plus favoris sont la Sainte Vierge, le rôle du prêtre, la construction d’une nouvelle église. La plus grande part de la vérité chrétienne reste non prêchée et la prédication ne pénètre que rarement dans le domaine de la vie réelle des fidèles…

Par « catholique évangélique » nous entendons le chrétien de confession catholique qui a pris conscience de la relation personnelle l’unissant à Dieu et des exigences de vie que cette relation implique dans tous les domaines, c’est-à-dire aussi bien dans son existence individuelle que l’action dans le domaine social, professionnel et politique. Non seulement le catholique évangélique ne trouve pas généralement dans la paroisse le point d’appui dont il a besoin, mais encore il s’y trouve minoritaire. Croire en la nécessité de promouvoir un nouvel ordre social, croire en la profonde signification du mouvement oecuménique, c’est s’exposer à des attaques ou plus généralement ne rencontrer aucun écho… » (10).

Durant cette décennie 1960, Jean et Odile Hassenforder ont des aspirations spirituelles. Jean vit au travail dans un milieu agnostique. Il se souvient de l’impact du livre de Monod : Le hasard et la nécessité. La foi se vit à contre courant. Jean et Odile ne trouvent pas dans les paroisses catholiques une réponse à leurs aspirations. Aussi vont-ils s’engager dans une initiative personnelle. Un prêtre ami ne les a-t-il pas incités à chercher par eux-mêmes. Puisque la messe du dimanche est courte et routinière, pourquoi ne pas changer de cadre et de rythme, et trouver un lieu à la campagne pour passer périodiquement un dimanche avec des amis dans la recherche commune autour de l’étude de la Bible et de la prière ? Puisqu’on n’attend plus grand chose de l’institution, c’est avec des amis auxquels on fait appel que cette recherche va commencer en 1972 dans un village de l’Ile de France.

Or, un des amis du groupe propose d’inviter un de ses amis catholiques qui vient de connaître le baptême de l’Esprit-Saint dans le cadre d’une église de Pentecôte auquel il s’est rallié. Jean et Odile acceptent avec enthousiasme car ils viennent de lire le livre de Ranaghan sur le renouveau charismatique aux Etats-Unis et leur orientation oecuménique ouvre la porte. D’autres amis, Jean et Françoise Lagarde, vont découvrir le renouveau charismatique catholique dans une forme naissante. Un événement personnel d’importance intervient alors. Odile H. connaît, à cette époque des troubles psychiques graves face auxquels la médecine se révèle inefficace. C’est une forme de dissociation de la personnalité qui l’empêche de maîtriser ses activités. Au cours de vacances à Gap, avec leur petit garçon, Jean et Odile rencontrent d’une façon tout à fait inattendue, le pasteur pentecôtiste connu de leur ami. Dans un climat amical de l’été, celui-ci leur fait part de sa conviction que Dieu est le même aujourd’hui qu’hier et que Jésus-Christ répond à la prière pour la guérison. A son retour de vacances, Odile désemparée va revoir le pasteur qui prie à son intention. La même semaine, elle participe également à une réunion de prière du groupe charismatique catholique. A son retour, soudainement, comme la reconstitution d’un puzzle, toute sa personnalité reprend ordre et consistance. Elle est guérie. Et, en même temps, elle reçoit la grâce de la paix et d’une lecture spirituelle des Ecritures (11) Cette guérison a évidemment un impact sur le groupe des amis en recherche. Plusieurs ménages décident de prier régulièrement ensemble toutes les semaines. Nous reviendrons sur les conditions de cette mise en route.

Jean découvre parallèlement une nouvelle dimension de foi. Puisque Dieu agit aujourd’hui, non seulement cette action engendre la confiance, mais elle confirme la validité de la Bible face aux critiques contemporaines. Et la Bible elle-même lue dans l’Esprit est facteur de discernement. Par ailleurs, Jean découvre une expression collective de la foi et, dans ce même courant, la prière spontanée. Il se sent assuré dans une foi personnelle à Jésus-Christ et, par là, libéré de la culpabilité religieuse. A l’exemple de l’Eglise primitive, le groupe se constitue dans la communion entre frères et soeurs et dans la prise en compte des dons de l’Esprit. Si la dimension interconfessionnelle se réalise naturellement, Jean se pose des questions face à des représentations qui se développent chez certains. La consistance de l’homme ne risque-t-elle pas d’être mise en péril par un manque d’équilibre, un triomphalisme, un dualisme, une surévaluation des esprits mauvais. Au moment où le premier groupe dont l’expansion a été extrêmement rapide se subdivise en une confédération de groupes, Jean prend une distance. Il trouve avec Odile en milieu catholique, un groupe de réflexion qui leur permet de faire le point. Jean retournera un peu plus tard dans le groupe de prière. Ce groupe constituera pour Jean et Odile une communauté de base. Cependant, dans un groupe qu’il perçoit plein de foi et de générosité mais aussi comme un lieu où s’établit un rapport dominant entre prière et problèmes immédiats de la vie privée, Jean apporte une sensibilité favorable à la prise en compte de dimensions plus larges : inscription du groupe dans la durée, accent sur la louange, prise en compte de la psychologie, considération pour la vie sociale. Il se retrouvera donc de plein pied avec la spiritualité du Comité d’action chrétienne lorsque la rencontre s’effectue entre celui-ci et quelques membres volontaires du Sénevé.

DU SCOUTISME AU RENOUVEAU

Jean et Françoise Lagarde sont amis avec Jean et Odile Hassenforder depuis le début des années 1960. Jean et Françoise arrivent à Chatenay-Malabry en 1959 (12).

Né en 1923, Jean Lagarde a été ingénieur puis s’est engagé comme permanent dans le scoutisme catholique où il restera jusqu’en 1962. Il travaille ensuite dans une grande société de construction immobilière financée par la Caisse des dépôts, la SCIC, où il animera, au départ, le bureau d’étude des problèmes humains des grands ensembles.

 

A leur arrivée à Chatenay, Jean et Françoise militent dans les associations du quartier et, en collaboration étroite avec des prêtres ouverts, ils participent activement à la vie chrétienne. Ce sont en particulier des réunions dans les maisons avec la prise en compte de la parole et des célébrations domestiques. C’est une période très positive mais le vent se met à tourner. Jean L. constate que les paroisses du secteur, à dominante populaire il est vrai, commencent à se vider. Beaucoup de gens ne viennent plus aux célébrations dominicales. Les prêtres ouverts avec lesquels Jean et Françoise L. faisaient équipe s’en vont à la même époque. En même temps, l’éducation chrétienne, voire l’éducation tout court de leurs grandes filles commencent à faire problème. Jean est de plus en plus insatisfait et s’interroge : « Si je n’étais pas chrétien, ma vie serait-elle différente ? »

Comme Jean et Odile H., Jean et Françoise L. sont sensibles à une pratique chrétienne mettant en rapport la foi et le vécu. Pour eux, c’est un héritage du scoutisme. De son passage aux Scouts de France comme permanent, Jean est également ouvert à la dimension oecuménique présente dans le scoutisme. Il a eu, dans sa jeunesse, un bon ami protestant.

Jean et Françoise L. vont participer activement au groupe de recherche informel. A l’occasion d’une retraite, ils font connaissance avec une religieuse qui les conduit avec leurs amis Jean et Odile dans une des réunions charismatiques du Renouveau. Pour Jean L. la découverte de la louange est impressionnante. Il admire. « Ces gens-là ont découvert quelque chose que je n’ai pas trouvée ». Un peu plus tard, dans une convention, face à des problèmes personnels liés à l’éducation de ses filles, Jean déclare avoir remis alors le gou­vernail de sa vie au Seigneur. Toute sa vision change à ce moment là et il en résulte une grande paix. Jean et Françoise découvrent le « parler en langues » dans une réunion avec des amis. Pour Jean, c’est le point de départ d’une expérience de paix intérieure pendant plusieurs mois ainsi que d’une soif incommensurable pour le Parole de Dieu.

A partir de ces expériences, la vie de Jean et Françoise change profondément. Le changement avec l’accent mis sur la prière qui l’accompagne va permettre, à terme, le passage d’une famille éclatée après le départ des quatre filles, à une famille rassemblée dans l’unité de la foi suite à une conversion successive de celles-ci.

A partir de 1974, Jean et Françoise Lagarde prennent la responsabilité du groupe de prière et vont assurer cette responsabilité avec la collaboration d’une équipe jusqu’en 1987. Jean et Odile H. font partie de cette équipe pendant une bonne partie de cette période. Jean et Françoise L. sont très actifs dans la réflexion sur le projet de village avec le pasteur évangélique dont nous reparlerons. Sans doute, la convivialité issue du scoutisme n’y est pas étrangère. Cette convivialité nous paraît avoir joué un rôle très important dans la manière dont Jean et Françoise ont exercé leur responsabilité dans le groupe.

 

ITINERAIRE D’UN GROUPE DE PRIERE

A partir d’une petite équipe formée de trois couples dès la fin de l’année 1973, un groupe de prière est né à partir d’un rassemblement organisé à la fin de 1974, Ce groupe a connu en 1975 une grande expansion. Nous présentons ici la trajectoire du groupe dans les termes d’un texte rédigé par le groupe de réflexion, sur le projet de Centre Chrétien Interconfessionnel.

 

UNE TRAJECTOIRE

Le groupe de départ comprend trois couples : deux catholiques et un pentecôtiste. En 1973, ils suivent les réunions du groupe Emmanuel, à Paris : groupe, à l’époque, très ouvert et tourné vers la louange. Ensemble, ils découvrent les réalités de l’Esprit-Saint : repentance, conversion, baptême dans l’Esprit, dons de l’Esprit. Ils prennent contact avec les milieux charismatiques les plus divers : la Porte Ouverte à Chalons/Saône (évangélique-charismatique), la communauté de Luneray (protestante-charismatique), la communauté de la Sainte Croix à Grenoble (catholique-charismatique), Vie Abondante à Vichy (évangélique-charismatique), une paroisse catholique renouvelée dans l’Esprit à Estevelles, dans le Nord…

Ils constatent avec joie et étonnement que, dans des contextes liés à des théologies ou à des sensibilités différentes, la puissance de l’Esprit se manifeste partout pour conduire chacun plus près de Jésus Vivant.

Le petit groupe interconfessionnel de six personnes grandit vite. Pourquoi avoir pris et gardé ce caractère interconfessionnel ? D’abord parce que différents courants y convergeaient. Ensuite, parce que la diversité des traditions et des cultures les obligeait à aller à l’essentiel de ce qui les réunissait : Jésus-Christ Vivant, révélé par toute sa Parole et agissant librement en chacun d’eux par son Esprit. Ils ont été interpellés les uns par les autres dans une exigence de vérité qui les a amenés à vivre dans la mouvance de l’Esprit et selon l’inspiration de la Parole de Dieu dans la vie et la culture d’aujourd’hui, tout en évitant de se charger d’habitudes religieuses sans relation avec leurs pratiques de vie.

En quelques années le petit groupe initial devient une assemblée de soixante-dix personnes, fin 1975. En 1976, les difficultés d’un grand groupe non structuré obligent à une révision. Des tensions réelles se faisaient jour, dues à l’emprunt par les uns d’un certain nombre de modèles religieux simplistes refusée par les autres. Un discernement collectif, dans la prière, a abouti, en 1976, à la naissance de sept groupes… L’un de ceux-ci, à Chatenay-Malabry, a poursuivi ses activités dans un esprit vraiment interconfessionnel. Ce groupe a pris nom : « Sénevé ». Il comprend des catholiques, des protestants, des évangéliques, des mennonites, des pentecôtistes et aussi des chrétiens sans appartenance confessionnelle. Ses membres se sont réunis régulièrement chaque semaine pour louer le Seigneur, recevoir sa Parole, intercéder et partager. Ce partage fraternel n’a pas été troublé par les différences entre dénominations. Une expression commune s’est trouvée sans effort, s’appuyant sur l’attachement à la Parole de Dieu. Il était admis par convention que les dévotions extra-bibliques n’avaient pas de raison d’être en ce lieu. Un noyau de huit personnes de différentes confessions s’est constitué autour du couple responsable.

 

LA VIE INTERNE DU GROUPE

Cette description a reçu l’accord des participants du groupe de réflexion. Nous faisons appel ici aux observations d’un des participants (Jean Hassenforder) pour compléter ce texte par une analyse des mouvements internes durant cette époque. Cet apport personnel com­porte nécessairement une part de subjectivité dans l’appréciation.

La décision de créer un groupe interconfessionnel a résulté de deux facteurs. Au départ, le groupe Emmanuel, dans son premier jaillissement, offrait une atmosphère de liberté, de joie, d’accueil fraternel ; il se réunissait dans un gymnase, rue de l’Assomption. C’était au printemps 1973. Après l’été, un changement d’attitude se manifeste. Le groupe change de lieu, occupant désormais une chapelle avec pour conséquence une atmosphère plus compassée. Surtout peu à peu, le groupe commence à affirmer une identité catholique de plus en plus traditionnelle, refusant, par exemple, de patronner des réunions interconfessionnelles. A l’inverse, malgré l’apport considérable de l’église pentecôtiste, apport qui se manifestait notamment par l’enseignement du pasteur, Samuel Guilhot, enseignement perçu comme une grande élévation spirituelle propice à l’unité, il n’est pas possible pour le groupe de se rallier à cette église dont la culture est naturellement spécifique. Au cours des nombreuses années, durant lesquelles le groupe de prière a fonctionné, l’apport de ce pasteur, puis de sa fille et de son beau-fils s’est révélé très pré­cieux pour le groupe.

Une autre « alliance » a fonctionné : la relation fructueuse avec l’assemblée mennonite de Chatenay. Nous reviendrons sur la personnalité du pasteur de cette assemblée, Robert Witmer, lorsque nous aborderons l’étude du projet de Centre chrétien interconfessionnel. Mais on peut noter, dès maintenant, que Robert Witmer ayant lui-même réalisé une expérience de baptême de l’Esprit et ayant participé à des réunions charismatiques aux Etats-Unis, a participé occasionnellement, dès 1975, aux réunions du Sénevé. A partir de 1980, il fut décidé, de réaliser, une fois par mois, une rencontre commune avec un groupe qui se réunissait chez lui et son épouse, cette fois dans les locaux de l’église mennonite. Une année plus tôt, Robert et Lois Witmer avaient participé à une semaine de vacances communautaires organisée par le Sénevé.

Le groupe de prière, au long de son développement, a reçu ainsi un apport substantiel de la part d’un pasteur pentecôtiste et d’un pasteur mennonite. Un prêtre catholique comme participant du groupe a également apporté sa contribution personnelle.

Le texte qui a été présenté fait allusion à une conjoncture sur laquelle il semble bon d’apporter des informations.

Un rassemblement à la fin de 1974 où les orateurs avaient été confessionnellement très divers : Samuel Guilhot, pasteur de l’assemblée de Dieu, des frères de la Porte Ouverte, évangéliques charismatiques, Jacky Parmentier, catholique charismatique, a eu sur les participants une forte influence. Il en est résulté une croissance rapide du groupe. En fait, les premiers membres du groupe invitaient leurs amis qui eux-mêmes en ont invité d’autres. Il y a donc eu une action spirituelle par « contagion ». Sur le registre social, les personnes qui devenaient ainsi partie prenante appartenaient généralement aux classes moyennes et dans certains cas à un milieu de haute culture (trois universitaires). Il faut y ajouter quelques personnes de milieu social modeste joint par J. et F. Lagarde dans l’environnement de leur habitat.

Si quelques personnes venaient d’un milieu non-croyant, la grande majorité trouvait dans ces réunions un renforcement de leur foi, une réponse à leurs besoins spirituel à partir d’un climat religieux qui les laissait insatisfaits. On peut ici rappeler les souvenirs rapportés par Jean H. et Jean L. dans le chapitre sur les attentes. De fait, au cours de l’année 1975, la fréquentation du groupe de prière a accru les exigences vis-à-vis des célébrations dominicales. Plusieurs membres du groupe de confession catholique ont ainsi rejoint à titre personnel des églises évangéliques. Ces évolutions n’ont pas affecté la bonne entente. Les difficultés notées dans le texte comme ayant entraîné en 1976, une subdivision du groupe ont été liées non pas à des raisons d’ordre confessionnel mais à l’activisme de certains, s’inspirant de modes de représentation qu’on pourrait qualifier d’« extrémisme charismatique ». Par la suite, les réunions de prière se sont déroulées dans un consensus rarement transgressé. Ni la prière à Marie, ni la prière aux saints, n’a été une grande tentation, pour les catholiques, membres du groupe, qui par définition n’étaient pas attirés par les milieux catholiques traditionnalistes. De même, sur l’autre versant, une question épineuse, comme le baptême adulte, n’a pas été évoquée dans l’expression collective du groupe.

Le groupe s’en est tenu à une définition de l’interconfessionnalité donnée dans un annuaire édité par « la Pierre d’Angle », une autre communauté interconfessionnelle : « un groupe interconfessionnel est un groupe qui rassemble des chrétiens de différentes confes­sions qui s’expriment de manière à ce que tous les participants puissent adhérer pleinement et répondre « amen » à la prière de chacun » ; Cette définition est différente de celle donnée pour les groupes œcuméniques : « un groupe qui rassemble des chrétiens de différentes confessions qui expriment librement dans leur prière les richesses de leurs églises respectives. » Dans les groupes interconfessionnels le consensus est privilégié. Les identités confessionnelles, sans être dissimulées, s’expriment en tant que telles, avec leurs aspérités éventuelles, en privé et non en public. Cette pratique a été généralement suivie dans le Sénevé.

Au cours des années, les réunions de prière ont rassemblé chaque semaine environ vingt-cinq participants mais l’audience du groupe était plus large, car il y avait à chaque fois naturellement des empêchements. Par ailleurs, des liens ont été gardés avec les personnes des groupes annexes et avec celles ayant quitté la région. De temps à autre, une rencontre organisée un dimanche entier a réuni toutes les personnes connues et aussi des invités. A la fin de la période, il y a des réunions intergroupes bi-annuelles. L’assiduité au groupe a toujours été très forte. Les participants sont conscients de l’apport qu’ils reçoivent : expérience de la vie de l’Esprit, guérison intérieure et parfois guérison physique. L’atmosphère chaleureuse est propice à la foi et à l’amour mutuel.

 

LE CONTENU COMMUN

Quels ont été les points privilégiés dans la vie et l’expression de la foi du groupe ? Nous présentons ici des extraits d’une déclaration d’orientation rédigée après dix ans de vie commune du groupe.

A partir de cette expérience, cette déclaration met en valeur et commente l’originalité des groupes de prière interconfessionnels (l3). Puisque les groupes s’appuient sur la Bible reçue comme Parole de Dieu, c’est cette Parole, inspirée par l’Esprit-Saint, qui leur sert de guide pour découvrir le plan de Dieu. Deux dangers sont à éviter :

o   Aborder la Bible de façon « intellectualiste », c’est-à-dire essentiellement dans la perspective des connaissances humaines ;

o   Aborder la Bible dans le sens d’un attachement exclusif à la lettre qui ferait de la Bible un « catéchisme » et qui oublierait ainsi de tenir compte de l’expérience vivante des diverses générations chrétiennes.

« La lecture de la Bible, sous l’inspiration de l’Esprit-Saint, est source d’exigences nouvelles et collectives… Elle fait perdre de l’importance à certaines pratiques existantes qui apparaissent sans cohérence avec la Parole de Dieu. »

·        « La Bible qui nous livre la Parole Vivante permet d’accéder à l’univers spirituel, au travers de l’expérience personnelle… La découverte ou la redécouverte dans sa fraîcheur première de la foi, puis la marche dans la foi sont ponctuées par des expériences personnelles où Dieu se manifeste dans le coeur des croyants : prophéties reçues, guérisons, résonance de la Parole de Dieu dans sa vie, baptême dans le Saint-Esprit. Et réciproquement, le croyant répond par des décisions personnelles : un « oui » à l’entrée dans sa vie de Jésus Sauveur et Seigneur. Des décisions peuvent s’exprimer sous des formes diverses : témoignage, louange exprimée, quelquefois aussi le baptême d’eau pris à titre individuel à l’âge adulte…

« L’expérience spirituelle renvoie à la Bible et la Bible à l’expérience spirituelle. »

·        Mais l’expérience spirituelle vécue dans le groupe ne constitue pas pour autant une somme d’expériences isolées. Chacune s’enrichit de celles des autres dans un échange perpétuel. Le partage des joies, des fardeaux, le service dans l’amour, la prière d’intercession des uns pour les autres, l’exhortation mutuelle et l’expérience du pardon de Dieu reçu à travers la confession de ses faiblesses, sont vécus dans la dimension de la communion fraternelle voulue par le Seigneur Jésus.

Une préoccupation première des groupes est certainement l’évangélisation. C’est une exigence du Seigneur.

·        Les groupes de prière interconfessionnels occupent, par rapport aux institutions religieuses, une place à la fois privilégiée et délicate :

o   « privilégiée » car ils ont l’avantage de se situer dans une zone de moindre dépendance vis-à-vis de tel ou tel groupe religieux. Ils jouissent d’un espace de liberté propice à la spontanéité créatrice de l’Esprit ;

o   « délicate » car tout en gardant une certaine distance vis-à-vis des institutions religieuses hiérarchisées et cléricalisées, les groupes ont à tenir compte de l’appartenance de nombre de leurs membres à leurs communautés respectives. Ils ont aussi tout avantage à entretenir des liens multiples avec d’autres communautés chrétiennes, échappant ainsi au risque de sectarisme.

« D’ailleurs on reconnaîtra, à l’intérieur des groupes de prière interconfessionnels, la complémentarité des apports des communautés chrétiennes historiques : courant catholique conciliaire, courant protestant issu de la réforme, courant évangélique des églises dîtes de réveil… »

Cette déclaration fait ressortir l’importance de la Bible comme référence pour la Foi et comme « ressource » pour les croyants. Elle met fortement l’accent sur la notion d’expérience personnelle. Il y a un renvoi réciproque entre la lecture de la Bible et l’expérience. On pourrait dire ainsi que ce texte met en valeur « l’appropriation » du domaine spirituel par les croyants. Ceux-ci sont appelés à avoir une attitude active, à « construire » leur expérience avec Dieu. La dimension de l’échange est affirmée. La distance vis-à-vis des institutions religieuses « hiérarchisées » s’accompagne d’une volonté d’éviter toute fracture : « L’Eglise qui se construit et l’Eglise d’hier qui se poursuit se rejoignent ».

 

LE PROJET DE CENTRE CHRETIEN INTERCONFESSONNEL

Le pasteur de l’église mennonite de Chatenay, Robert Witmer, a joué un rôle important dans ce projet.

D’origine canadienne, Robert Witmer a contribué à la rénovation de la communauté mennonite en France. Cette communauté, au départ surtout rurale, se devait à cette époque d’entrer dans le monde urbain. Issue de la réforme, l’église mennonite met l’accent sur la dimension fraternelle. Dans son histoire, elle a récusé les hiérarchies ecclésiastiques et politiques. Elle a eu ainsi une attitude pacifiste et elle a développé des oeuvres sociales.

Robert W. a vécu en 1969 une expérience de guérison divine où il a été libéré d’un cancer des os (Plasmocytome). Il a connu ensuite l’expérience du baptême dans l’Esprit. Sa familiarité avec le renouveau charismatique en Amérique du Nord l’a préparé à une entrée de plein pied dans la mouvance du groupe de Chatenay. Son appartenance à une église de frères a également facilité les contacts avec des chrétiens mettant l’accent sur la dimension fraternelle.

Très tôt, dès 1976, Robert et Lois Witmer, avec Michel et Françoise Augris, eux-mêmes participant à la mouvance charismatique de Chatenay, ont lancé l’idée d’un village avec possibilité de mise en commun et ouverture sur l’accueil. Les deux ménages ont effectivement réussi à habiter côte à côte. A partir des années 1980, les responsables du groupe de Chatenay, Jean et Françoise Lagarde, ont participé à une réflexion commune avec R. et L. Witmer et M. et F. Augris. Cette réflexion s’est élargie avec la participation de J. et O. Hassenforder et de E. et M. C. Peterschmitt. Elle a débouché sur la mise au point d’un projet : la réalisation d’un centre chrétien interconfessionnel associé à un village. Le village, lieu fraternel, devait constituer la cellule de base du dispositif, engendrer une « église de maison » sans empêcher les résidents de participer à leurs églises d’origine. Les résidents auraient parallèlement participé à l’animation du Centre. Un texte décrivait les fonctions du Centre (14). En voici les principaux points :

·        Constituer un lieu d’accueil, dans une ambiance fraternelle, dans un cadre qui invite au recueillement et à la louange et dans un espace qui permette de recevoir à la fois des adultes, des jeunes, des adolescents et des enfants ;

·        Offrir aux chrétiens un lieu pour approfondir leurs connaissances bibliques ;

·        Constituer un lieu pour des activités dans la ligne du renouveau charismatique ;

·        Offrir à des non-croyants en recherche la possibilité d’une rencontre avec l’Evangile, dans un climat de respect et d’accueil fraternel ;

·        Accueillir des personnalités de différents horizons pour mieux comprendre le monde et la culture d’aujourd’hui afin d’y discerner à la fois différentes cultures comme une convergence évidente déjà à l’oeuvre au cours des années.

Le projet suscite une mobilisation et des contributions financières. En réponse, une organisation internationale mennonite « le Mennonite Board of Mission » se déclare favorable au projet et prête à le financer d’une façon substantielle. Cependant, après toute une série de démarches, ce projet va échouer en raison de dissensions à l’intérieur du milieu mennonite. Pourtant, ce projet est un relai important. Il a éveillé les esprits et désormais le projet d’un centre chrétien interconfessionnel est une idée qui va continuer à circuler.

 

LA CONVERGENCE

En 1985, Pascal Colin, président du CAC et directeur du journal Témoins, propose aux responsables du groupe de prière, le Sénevé, de participer à la rédaction du bulletin.

Des membres du CAC et du Sénevé participent à une réunion chez un ami commun. Les affinités entre les deux groupes sont manifestes. Certes, il y a des différences. C’est une différence de génération. Les membres du CAC ont entre vingt et trente ans. La moyenne d’âge du Sénevé est beaucoup plus élevée. C’est aussi une différence d’orientation : le Sénevé se définit comme un groupe charismatique. Ce n’est pas le cas en ce qui concerne le CAC Mais le consensus commun est fort : les deux groupes sont interconfessionnels, les deux groupes s’appuient sur la Bible et mettent l’accent sur l’expérience spirituelle. D’une façon très significative, le journal Témoins donne une grande place aux témoignages. Cette orientation remonte au début du journal. Elle s’est trouvée confirmée par la rencontre entre le CAC et le renouveau. L’histoire du CAC montre bien combien il a reçu un apport majeur du renouveau. Et de même, dans sa phase interconfessionnelle à partir de 1981, le CAC a été un lieu d’échange où se sont alliées différentes sensibilités dans un approfondissement spirituel commun. Il y a bien des ressemblances avec le Sénevé.

On notera cependant une différence. Le CAC a une forte tradition d’engagement social. Il prend en compte les problèmes de là société. Le Sénevé est davantage tourné vers l’évangélisation de la vie privée. Mais à l’intérieur du Sénevé, certains participants ont une culture largement ouverte à une dimension plus collective. Les quelques personnes du Sénevé qui vont s’intéresser à la rédaction du Journal Témoins sont ceux qui se situent le plus en affinité avec le CAC. A partir de là, une pratique du travail commun s’établit naturellement.

Des rencontres entretiennent par ailleurs la mémoire du projet de Centre Chrétien Interconfessionnel. En 1986, avec la participation de membres qui ont élaboré le projet initial, des responsables du CAC et quelques membres du Sénevé, établissent les statuts du Centre Chrétien Interconfessionnel. Le préambule définit la démarche interconfessionnelle à partir de la pratique du CAC et du Sénevé. « Le caractère interconfessionnel de la démarche se réalise d’emblée sur le plan spirituel : prière de louange, étude de la Bible, entraide fraternelle, annonce de l’évangile. Cette pratique de vie se fonde sur un consensus : aller à l’essentiel de la foi chrétienne en se fondant sur la Parole de Dieu : lecture de la Bible reçue dans l’Esprit. »

On retrouve là des thèmes fréquemment évoqués. Dans cette plateforme commune, il n’y a pas de référence explicite au renouveau charismatique. Mais si les « concepts clefs » du renouveau ne sont pas exprimés, l’esprit de celui-ci est bien présent. De même, la différence entre oecuménisme institutionnel et interconfessionnalité à la base est bien mentionnée. « Le CCI n’est pas une institution oecuménique. En privilégiant les relations inter-personnelles, il emprunte une voie différente mais complémentaire ». Cette définition exprime un consensus.

Le CAC demeure une association autonome où se poursuit l’aventure d’une génération. Le CAC et le CCI se confédèrent pour former l’ensemble qui va prendre le nom de Témoins.

 

PERSPECTIVES SOCIOLOGIQUES

Pour l’auteur de ce texte, cette histoire se prête à un double regard. Il y a la lecture croyante. En écho à de nombreux textes bibliques, nous voyons ici une action de Dieu en réponses aux aspirations spirituelles de ce temps. Cette action se manifeste dans le surprenant et l’inattendu, comme dans la persévérance et la durée. A côté du déchiffrement auquel nous procédons dans une perspective de foi, la même histoire se prête à un autre regard, celui qui correspond au registre de ce texte… C’est une lecture où l’histoire établit les faits dans leur déroulement pour permettre ensuite une interprétation de données dans le conteste de notre société.

Dans cette lecture sociologique, nous examinerons les caractéristiques nouvelles de l’encadrement religieux. Les aspirations spirituelles peuvent-elles se déployer dans un nouvel espace ? Nous nous interrogerons ensuite sur la conjoncture de ces aspirations, ces aspirations se manifestant telles sous des formes nouvelles ?

La réponse nous parait positive. Une appropriation personnelle de la vie spirituelle se manifeste dans des conditions qui tranchent avec une approche prescriptive en provenance des clercs.

Toute cette histoire montre aussi l’apparition d’une conscience interconfessionnelle. C’est un fait qui n’est pas historiquement sans précédent lorsqu’on pense par exemple au courant piétiste, « l’internationale du cœur », évoquée par Georges Gusdorf (15) mais c’est un phénomène qui, dans son ampleur, nous paraît nouveau et qui s’inscrit dans un climat « oecuménogène » (16).

A partir de cette histoire, comment ce phénomène émerge-t-il ? Comment se traduit-il dans de nouveaux consensus ? Enfin, si chacune des histoires constitutives est originale, en quoi leur convergence donne-t-elle une forme particulière à la constitution de Témoins ?

 

UN NOUVEL ESPACE RELIGIEUX

Dans une société où la religion dominante se déploie à travers une institution qui tend à exercer un contrôle social sur les activités d’ordre spirituel, l’émergence de nouveaux mouvements religieux se trouve évidemment limitée. Pour s’imposer, ces mouvements doivent mener une lutte opiniâtre. Par contre, lorsque la pression institu­tionnelle s’affaiblit, la place pour la « créativité religieuse » s’accroît. Qu’en est-il dans cette histoire ?

La conjoncture nous paraît avoir été assez différente dans les deux cas étudiés.

Dans ses débuts, le groupe de prière aurait pu s’engager dans une mouvance catholique. A cette époque, en 1973, le groupe Emmanuel, en ses débuts, paraît très ouvert. Mais déjà un tournant s’amorce. C’est le retour vers une mouvance catholique traditionnelle avec des repères identitaires qui ne correspondent pas au catholicisme d’ouverture des membres du groupe de prière. On sait que, par la suite, le groupe Emmanuel comme une fraction importante du renouveau catholique va s’inscrire fortement dans l’institution au détriment de l’ouverture oecuménique. Dans l’exemple du groupe de Royan avec lequel le CAC a entretenu des liens étroits, nous avons un exemple concret de la manière dont une hiérarchie coiffe puis subordonne un mouvement caractérisé au départ par sa spontanéité. Comme le rapporte Pascal Colin, « des séminaristes, des jeunes prêtres ont pris le pouvoir. Toute décision devait être prise par un prêtre. On est revenu à l’adoration du Saint Sacrement. Ils voulaient en tout manifester leur autorité ». C’est un processus dans lequel tout s’ordonne en fonction d’un contrôle social exercé par l’autorité religieuse.

Lorsque le groupe de prière est né, le terrain était préparé par une autre conception de la vie d’une communauté chrétienne. Dès le départ, la recherche s’est effectuée d’une façon indépendante si bien qu’un croisement interconfessionnel a été rendu possible. Par la suite, le caractère interconfessionnel de l’équipe responsable a permis d’éviter toute ingérence extérieure. L’équipe se sent responsable devant Dieu et cherche à suivre sa voie. Elle n’a pas de compte à rendre à une autorité supérieure. De fait, il n’y a pas de conflit avec les paroisses catholiques voisines. Un prêtre a participé au groupe en tant que membre, dans une atmosphère fraternelle, sans aucune réserve de part et d’autre. Ce climat de bon voisinage est, il est vrai, caractérisé par des cheminements parallèles. Le groupe n’a pas essayé de manifester sa présence dans une paroisse et inversement le clergé n’est pas intervenu auprès de lui en tant que tel. Des relations étroites avec deux pasteurs ont, par ailleurs, diversifié les relations du groupe.

Qu’en est-il de l’itinéraire du CAC ?

Le groupe est créé en un temps où l’influence de l’institution catholique commence à décliner. Pascal Colin dans son étude sur l’aumônerie du lycée d’Antony, de 1960 à 1980, montre un recul de son audience au cours des années. La création du CAC intervient à un moment où la jeunesse étudiante chrétienne vient de disparaître sur le plan local. Si ce mouvement avait existé, l’énergie de Pascal aurait pu s’y investir et la conjoncture aurait pu être différente.

Le Comité d’Action Chrétienne se dit indépendant vis-à-vis de l’institution et cette indépendance est clairement exprimée dans les statuts de l’association. Mais, à la différence du groupe de prière, le CAC intervient dans un champ caractérisé par des relations fortes entre groupes sociaux. Tant que l’attitude de 1’aumônier sera positive, il n’y aura pas de conflit. Mais lorsqu’il y a changement de personnalité, les relations changent également. Le même phénomène intervient dans les interactions entre le CAC et la paroisse qui lui offre un local. La visibilité sociale du CAC a pour contrepartie une certaine vulnérabilité.

D’autre part, dans la décennie 1970, le CAC, en principe indépendant, s’inscrit dans un univers catholique. Il ne dispose pas du même jeu que le groupe de prière interconfessionnel qui fait appel à des références multiples. Aussi, lorsque des conflits éclatent avec des membres du clergé, les répercussions sont fortes. Ces conflits suscitent une prise de conscience, comme l’exprime le président du CAC : « L’appréhension de la réalité spirituelle se faisait en fonction de la Parole de Dieu et dans le libre examen. Dans une structure où le mode de pouvoir n’est pas celui-là, c’est complètement subversif, car il fallait que tout soit validé par un prêtre ». Sans doute, le jeu entre les acteurs aurait pu être différent. Au départ, des prêtres ouverts avaient permis une véritable collaboration. Leur départ a changé la conjoncture. En fait, lorsque le clergé a cherché à s’assurer son contrôle sur la situation, il a suscité des conflits qui lui ont fait perdre toute influence car il ne disposait plus des moyens pour imposer son autorité.

Les paroisses catholiques refusent un local au CAC ; il en obtient un à la Bourse du Travail. Et bientôt, le Comité d’action Chrétienne confirme son indépendance en s’établissant sur des bases interconfessionnelles.

 

LE DECLIN DES PRATIQUES RELIGIEUSES ET LA MONTEE DE NOUVELLES ASPIRATIONS

L’époque dans laquelle s’inscrit cette histoire est caractérisée par le déclin de la pratique religieuse/ dominicale, comme le montrent les différentes enquêtes réalisées dans ce domaine. Le phénomène est particulièrement marqué dans la jeunesse.

Lorsqu’on lit le chapitre sur les attentes qui ont précédé la constitution du Sénevé, cette situation apparaît avec clarté. Jean Lagarde constate que les paroisses de son secteur commencent à se vider à partir de 1965. Bien plus, des prêtres s’en vont. Si, pour Jean Hassenforder, l’inadaptation des paroisses catholiques est ressentie beaucoup plus tôt, la décennie 1960, pour lui et son épouse, confirme ce sentiment. C’est bien par rapport à cette situation que Jean et Odile Hassenforder se lancent dans la constitution d’un groupe de partage. « Puisqu’on n’attend plus grand chose de l’institution, c’est aux amis qu’on a recours. »

Ces notations apportent un éclairage sur les motivations qui entrainent à cette époque le déclin de la pratique. Les couples Hassenforder et Lagarde, sur des registres différents, viennent d’un secteur du catholicisme où ils ont trouvé une réponse à leurs besoins spirituels dans le dialogue entre l’Evangile et la vie. A partir du moment où les paroisses sont à porte à faux par rapport à cette aspiration, elles perdent leur pertinence. Le texte écrit par Jean H. en 1957 est à cet égard très parlant. Le cérémonial catholique déconcerte car il n’est plus adapté. « La vie cultuelle dans nos paroisses apparaît comme un ritualisme religieux inséré dans un ritualisme social, une expression figée, mécanisée de notre foi, toute spontanéité étant quasiment absente, une routine sans force ». Les formes religieuses deviennent étrangères. Voilà un texte qui éclaire le besoin latent de nouvelles formes d’expression chrétienne. Une réponse à ce besoin va être donnée dans le cadre du groupe de prière.

La croissance accélérée de ce groupe durant l’année 1975 témoigne de la force des aspirations qui se manifestent en son sein. La vie éclate. Le mouvement est si fort qu’il s’accompagne pour quelques uns d’une migration vers des assemblées évangéliques qui leur paraissent plus dynamiques que leurs anciennes paroisses. Et si la majorité des participants au groupe sont des pratiquants catholiques, l’élan qui se manifeste à travers la fréquentation régulière du groupe et la participation à ses activités rend compte des énergies libérées.

La trajectoire de Pascal Colin paraît se développer dans un contexte différent. Pascal vit au départ dans un milieu depuis longtemps éloigné du catholicisme. On peut évoquer, à ce sujet, le titre d’un livre célèbre : « la France, pays de mission ». Cependant, lorsque Pascal se met à la recherche d’un milieu chrétien, il ne trouvera pas en réponse les mouvements qui ont jadis prospéré. Il rencontre un prêtre ouvert mais le fruit de son initiative, le CAC, à terme tranchera avec l’environnement catholique. Cependant la démarche personnelle de Pascal rencontre un accueil favorable dans le milieu lycéen. A une époque où la jeunesse a largement décroché de la pratique religieuse, elle se montre, dans ce cas, disponible à un message clair et direct. Ainsi cette expérience lycéenne est particulièrement éloquente. La réponse se révèle également très favorable lorsque le message est proclamé sur les plages de Royan. Les témoignages publiés dans le journal du CAC rendent compte d’une forte résonance. Au total, dans des situations différentes, la vie lycéenne ou les vacances au bord de la mer, le message annoncé par ces jeunes chrétiens rencontre un véritable écho.

APPROPRIATION PERSONNELLE DE LA VIE SPIRITUELLE.

Des sociologues comme Danielle Hervieu-Léger ou Jean-Paul Willaine montrent bien le changement de décor dans l’approche actuelle de la vie religieuse (17). Celle-ci n’est plus le fruit d’un enrégimentement institutionnel. C’est l’individu qui opère un choix en fonction de ses aspirations personnelles et des ressources qui lui sont proposées. Les religions qui cherchent à imposer leur message à travers un système hiérarchique perdent de l’influence. C’est l’expérience qui prévaut.

La décennie 1960 a été marquée par les changements des conditions de vie. L’élévation du niveau de vie et l’intervention de nouveaux dispositifs technologiques comme l’introduction du self service ou le développement des moyens de transports individuels ont accru l’autonomie des comportements. Dans le domaine de l’éducation, c’est l’époque où l’on remet en cause la rigidité des institutions et l’imposition des contenus. Tout un mouvement se met en route pour donner à l’élève autonomie et initiative dans la construction des savoirs. Les institutions religieuses suivent-elles une voie comparable ?

Valorisent-elles le développement personnel ? Ou bien gardent-elles un monopole de fait dans la gestion des savoirs et des pratiques religieuses ?

Les témoignages déjà cités montrent qu’à cette époque, pour certains au moins, l’institution catholique, malgré les réformes conciliaires, ne parvient pas à suivre l’évolution des mentalités. Va-t-on parvenir à une « démocratisation du spirituel » ? Cette question, particulièrement vive à notre époque, s’est d’ailleurs posée en d’autres temps. Que l’on songe au beau texte de Lucien Fèbvre sur la découverte de la Bible dans les premières communautés protestantes du XVIe siècle. « La Bible traduite en langage familier est mise aux mains de tous les fidèles sans coupures, réserves ou censures préalables d’un corps d’interprètes patentés par la divinité. Dans ce cadeau d’une imprudence royale, les contemporains des premiers réformateurs trouvaient ceci qu’ils poursuivaient d’un désir violent et raisonné : d’abord un Dieu vivant, humain et fraternel à leur faiblesse, ensuite, sinon la suppression, du moins la transformation radicale de la prêtrise et du sacerdoce. Deux nouveautés d’importance » (18).

Au cours du XXe siècle, on peut repérer différentes formes d’appropriation personnelle de la vie spirituelle variables, selon les confessions. Dans le domaine catholique, il y a bien eu dans les mouvements de laïcs, un dialogue qui s’est établi entre l’Evangile et la vie. Mais, on peut se demander si cette pratique n’est pas restée, pour une large part, en marge des paroisses.

Dans le cas du CAC, comme du Sénevé l’appropriation de la vie spirituelle occupe une place centrale. Le mot « appropriation » est spontanément employé par Pascal Colin : « Le CAC est un groupe qui s’est créé sui generis, qui s’est autogéré, qui s’est approprié le texte biblique, particulièrement le Nouveau Testament, avec aussi des moments de prière. » A certains moments et pour certains clercs cette pratique est perçue comme subversive : « L’appréhension de la réalité spirituelle se faisait en fonction de la Parole de Dieu et dans le libre examen. Et çà, çà fermait des portes. »

Un texte du Sénevé rend compte de la manière selon laquelle les membres du groupe se sentent engagés dans une relation directe avec Dieu, un Dieu qui instruit, qui guide, qui bénit. « La Bible qui nous livre la Parole vivante, permet d’accéder à l’univers spirituel au travers de l’expérience personnelle. La découverte ou la redécouverte, dans sa fraîcheur première,| de la foi puis de la marche dans la foi, sont ponctuées par des expériences personnelles ou bien se manifestent dans le coeur des croyants : prophéties, guérisons, résonance de la Parole de Dieu dans sa vie, baptême dans le Saint-Esprit. Et réciproquement, le croyant répond par des décisions personnelles : un oui à l’entrée dans sa vie de Jésus Sauveur et Seigneur. Des décisions peuvent s’exprimer sous des formes diverses : témoignage, louange exprimée, quelques fois aussi le baptême d’eau à titre individuel à l’âge adulte… L’expérience spirituelle renvoie à la Bible et la Bible à l’expérience spirituelle. »

Ce texte montre bien la place occupée par la Bible. Ce n’est plus une doctrine, issue d’une institution, qui règle la vie du croyant mais un libre accès à cette ressource qui s’offre pour l’instruire et le guider dans l’éclairage du Saint Esprit.

 

EMERGENCE D’UNE CONSCIENCE INTER CONFESSTONNELLE

Les communautés volontaires se caractérisent par des liens forts entre les membres. Il s’y produit ainsi « une construction sociale de la réalité » selon l’expression du sociologue Peter Berger (19). Dans une société où, comme le révèlent les sondages, les éléments essentiels de la foi chrétienne |ne sont plus nécessairement objet d’adhésion, le dynamisme avec lequel des chrétiens s’appliquent à l’étude la Bible engendre pour eux la conscience de vivre l’essentiel de la Foi. Comme l’exprime le texte du Sénevé déjà cité : « La lecture de la Bible, sous l’inspiration du Saint-Esprit est source d’exigences nouvelles personnelles et collectives : elle redonne la première place à Dieu, Père, Fils et Esprit-Saint et au message central du salut en Jésus-Christ, elle fait perdre de l’importance à certaines pratiques religieuses existantes qui apparaissent sans cohérence avec la Parole de Dieu… Cette lecture qui constitue un simple retour aux sources de l’Eglise primitive, rend secondaire divers aspects de l’héritage du passé relevant de la tradition, de la théologie ou d’une certaine sociologie religieuse. Il en résulte une exigence : celle d’un désencombrement qui laisse la place à l’essentiel de la foi chrétienne : « Jésus Christ Sauveur vivant aujourd’hui »

Cette conscience d’aller à l’essentiel à laquelle s’ajoute le sentiment de vivre dans une « fraternité élective » permet aux membres des groupes interconfessionnels de vivre une foi commune en respectant les engagements extérieurs des participants dans des dénominations différentes. Le texte du Sénevé consacre un paragraphe au rapport avec les institutions religieuses. Les groupes interconfessionnels, nous dit-on, ont une place « à la fois privilégiée et délicate ! Privilégiée parce qu’ils jouissent d’un espace de liberté propice à la spontanéité créatrice de l’Esprit ; délicate parce qu’ils ont à tenir compte de l’appartenance de nombre de leurs membres à leurs communautés respectives. » Une vision dynamique est nécessaire : « l’Eglise qui se construit et l’Eglise d’hier qui se poursuit se rejoignent. »

Dans sa charte, le CAC affirme une sympathie pour la dimension oecuménique : « la recherche de l’unité doit se faire avec amour, dans un esprit de recherche, sans concessions réductrices ». Mais de fait, le CAC n’est pas un lieu de débats théologique mais un espace pour une pratique chrétienne.

Le texte ultérieur qui rend compte de la démarche de Témoins, établit clairement une distinction entre l’approche oecuménique classique et l’approche dite « interconfessionnelle » qui en d’autres termes peut être désignée par certains observateurs comme un « oecuménisme pratique ». « Le CCI reconnaît l’importance du dialogue oecuménique. En privilégiant les relations interpersonnelles, il emprunte une voie différente mais complémentaire ».

Les sociologues de l’éducation ont construit une sociologie du curriculum (20). Comment les formes sociales et culturelles influent-elles sur l’élaboration des programmes et la transmission des connaissances et des valeurs ? Pourquoi retient-on ou diminue-t-on tel ou tel élément ? Au carrefour de la théologie et de la sociologie, on peut, de la même façon, s’interroger sur l’importance relative accordée aux différents articles de foi.

A plusieurs reprises, dans cette étude, nous avons cité des textes qui constituent des confessions de foi avec lesquelles se combinaient parfois des déclarations d’intention. Si l’on compare ces textes, on constate une très grande convergence. La charte du CAC met l’accent sur le message trinitaire et le salut accordé en Christ. Le texte du Sénevé parle de la « première place donnée à Dieu père, Fils et Esprit saint et au message central du salut en Jésus Christ ». Ces convictions sont issues de la lecture de la Bible dans l’éclairage de l’Esprit. « La Bible est le roc sur lequel nous voulons fonder nos vies, par elle Dieu parle aux hommes d’aujourd’hui, » déclare le CAC. Et, pour le Sénevé, les groupes de prière interconfessionnels s’appuient sur la Bible reçue comme Parole de Dieu. Par des voies différentes, le CAC et le Sénevé ont abouti à un consensus commun dans lequel la référence à la Bible joue un rôle essentiel.

Les différences entre les deux groupes portent sur la référence aux pratiques charismatiques. Au contraire du Sénevé, le CAC ne se définit pas comme un groupe charismatique. La relation avec le monde diffère également. Le Sénevé est discret sur l’engagement social alors que le CAC met fortement l’accent sur la nécessité de l’action et même sur la « lutte contre l’oppression ».

Le texte qui exprime l’orientation de Témoins s’inscrit dans la droite ligne des textes antérieurs. « Témoins comme les groupes dont il est, pour une part, issu, se réfère à la Bible lue comme Parole de Dieu. Envisagée sans esprit doctrinaire, elle éclaire notre compréhension et elle nous guide dans notre vie spirituelle. Les confessions de foi élaborées dans les premiers siècles et acceptées par l’ensemble des chrétiens d’aujourd’hui constituent une explicitation à laquelle nous nous référons ». Cependant, le consensus qui s’exprime dans cette déclaration tient compte de différences de sensibilité en ne mentionnant pas une référence charismatique explicite. Il précise, par ailleurs, un certain nombre de points sur le rôle et les missions de la nouvelle communauté.

Manifestement, les orientations proposées dépassent les activités exercées jusque-là par les groupes constituants. Témoins ne se propose pas seulement d’être un « espace de communion fraternelle », mais aussi d’être « un espace de liberté où la créativité puisse se déployer et favoriser un renouvellement des modes d’expression, un espace de recherche sociologique et théologique à partir d’un lieu propice à l’observation et à la comparaison, un espace de communication permettant de faire connaître les initiatives et les recherches nouvelles. »

 

TEMOINS,  LE PRODUIT D’UNE CONVERGENCE

Témoins, c’est la rencontre de deux itinéraires qui se rejoignent, C’est aussi le rebondissement d’un projet qui n’a pas pu aboutir dans le premier contexte de sa formulation. A travers plus de vingt ans, nous pouvons suivre l’histoire de deux communautés volontaires qui s’inscrivent au départ dans des contextes très différents sur le plan des générations impliquées et des environnements concernés comme sur le plan des pratiques religieuses effectives. Mais, au départ, il y a le même dynamisme fondé sur la foi en Jésus-Christ, dans la conscience d’un appel à témoigner, dans une référence forte à la Bible comme source d’inspiration.

A travers les années, les itinéraires vont converger. La proximité géographique à laquelle la dimension urbaine n’est pas étrangère va jouer un rôle facilitant. Le projet initial du Centre chrétien interconfessionnel a été formulé dans une perspective ouverte englobant des missions diversifiées. La veine sociale du milieu mennonite est sans doute un apport qui n’est pas sans entrer, à terme, en consonance avec les préoccupations exprimées par le CAC. Ce projet va être une incitation à engager le processus pour la création d’un centre interconfessionnel. La rencontre de quelques personnes originaires du Sénevé avec les membres du CAC dans le cadre du Comité de rédaction de Témoins permet de vérifier la communauté de points de vue. Cette communauté joue un rôle déterminant dans le processus de création du CCI. L’entente sur des convictions communes fortes se révèle. Comment expliquer autrement que des générations différentes aient pu se rencontrer et s’unir ensuite sans difficultés majeures.

De fait, à partir d’un consensus commun, ce ne sont pas seulement des chrétiens de confessions différentes qui vont unir leurs efforts, ce sont également des cultures qui vont converger. Ces cultures présentes dans l’héritage des composantes de Témoins sont diverses. Elles correspondent à des courants transconfessionnels : culture charismatique, culture évangélique, présence au monde dans l’action sociale et la prise en compte des sciences humaines. En d’autres lieux, elles animent des groupes spécifiques. Elles peuvent également s’opposer. Dans la fondation de Témoins, on peut percevoir un souci d’harmonisation. Si l’on considère le nombre de participants et l’impact immédiat sur l’environnement, cette expérience est modeste. Mais cette histoire nous permet d’entrevoir les voies par lesquelles, dans certains cas, une recomposition du paysage religieux peut intervenir et de nouvelles configurations apparaître. Elle met en évidence la contribution des communautés volontaires. Celles-ci sont, en effet, moins sensibles aux effets de reproduction qui interviennent dans les grandes institutions religieuses. Leur fragilité initiale est sans doute facteur de précarité mais, à terme, dans certains cas, elles peuvent prendre une forme plus stable et s’enraciner progressivement. Le processus étudié s’inscrit dans cette perspective.

Jean Hassenforder

 

1.     Témoins, n°84, sept 1989, p.9 ** Voir sur ce site ce numéro **

2.     Initiatives interconfessionnelles en France, Témoins n°100, mars 1991  ** Voir sur ce site ce numéro **

3.     Entretien avec Pascal Colin. On trouvera une interview en profondeur de Pascal Colin ainsi que des interviews d’autres acteurs du CAC dans un livre publié quelques années après cette monographie. Ces interviews font autorité puisque publié avec l’accord des auteurs. Varlet (Christophe). Esprit, es-tu là ? Histoire du Comité d’action  chrétienne. Hors série Témoins. 2002. 241 p.

4.     Colin (Pascal) Histoire d’une rencontre : au passé et au présent, Témoins, n°12-13, avril 1983, p.l4

5.     Entretien avec Marguerite Colin

6.     Entretien avec Yves Desbordes

7.     Entretien avec Béatrice Ginguay

8.     Colin (Pascal). Un peu d’histoire. Témoins, n°25-26, mai-juin 1984, p.3-4

9.     Hassenforder (Jean). Recherche sur le thème religion et société, fév. 1956, (Citation p.6)

10.                        Archives personnelles

11.                       Odile Hassenforder a raconté par la suite sa guérison et la transformation spirituelle qui en est résultée. Elle s’est engagée dans la vie du groupe de prière, puis dans l’activité de Témoins. C’est elle qui a assuré le secrétariat de cette étude. Odile raconte son itinéraire dans un livre où ses textes ont été rassemblés : Hassenforder (Odile). Sa présence dans ma vie. Empreinte Temps présent, 2011 (Note récemment ajoutée à ce document **Lire sur ce site **).

12.                       Entretien avec Jean Lagarde.  L’engagement de Jean Lagarde est retracé dans un article publié sur ce site : « Jean Lagarde (1923-2006). Une démarche chrétienne interconfessionnelle » (Référence ajoutée récemment à ce document **Lire sur ce site **)

13.                       Les groupes de prière charismatiques interconfessionnels, p.4

14.                       Projet d’un centre chrétien dans la région parisienne, p.4 (sans date)

15.                       L’internationale du coeur. Le piétisme européen, p.59-85, in : Gusdorf (Georges) Dieu, la nature, 1’homme au siècle des Lumières -Paris, Payot, 1972

16.                       Selon l’expression du sociologue, Jean-Paul Willaime

17.                       Hervieu-Léger (Danielle). La religion pour mémoire. Paris, Cerf, 1993 Willaime (Jean-Paul). Sociologie des religions. Paris, PUF, 1995

18.                       Febvre (Lucien) Au coeur religieux du XVIe siècle. Ed. SEVPEN, p.43

19.                       Berger (Peter), Luckman (Thomas). La construction sociale de la réalité. Paris, Méridiens Klincksieck, 1994

20.                       Forquin (Jean-Claude). Les approches sociologiques du curriculum, orientations théoriques et perspectives de recherche. Etudes de linguistique appliquée, n°98, avril-juin 1995, p.44-55

-:-:-:-:-:-:-:-:-:-:-

Share This