Propos recueillis par Jean Hassenforder auprès de Danièle Hervieu-Léger.

Directeur d’études à l’École des Hautes Études en sciences sociales, Danièle Hervieu-Léger est un des chercheurs les plus réputés en sociologie des religions. À plusieurs reprises, Témoins a rendu compte de ses livres.

Les grandes églises en porte-à faux par rapport à l’évolution des mentalités.

J.H. Aujourd’hui, les pratiques suscitées et encadrées par les institutions religieuses traditionnelles sont en déclin. La figure du “pratiquant” ne fait plus recette. Pourriez-vous nous indiquer pourquoi et en quoi les propositions traditionnelles des grandes églises historiques se sont trouvées en porte-à-faux par rapport à l’évolution des mentalités?

D.H-L. Pendant longtemps, en voyant la désaffection des pratiques religieuses classiques, essentiellement dans la forme paroissiale, on en a conclu que ce processus confirmait l’hypothèse d’une incompatibilité entre la religion et la modernité. Mais à partir des années 70, on a découvert que la crise des pratiques classiques devait être considérée dans une toute autre perspective. On avait imaginé que l’avancée de la rationalité allait disqualifier les croyances traditionnelles, mais on s’aperçoit aujourd’hui qu’en fait, si la modernité entraîne l’extension d’une rationalité scientifique et technique “désenchantée”, dans le même temps, en générant de grands changements, elle développe d’énormes incertitudes qui favorisent un maintien et même un extraordinaire développement des croyances.

Le fait nouveau, c’est que les grandes églises ne sont pas en mesure de fournir des canaux, des dispositifs organisateurs de ces croyances. Aujourd’hui, l’idée même que des institutions prescrivent, en quelque sorte de l’extérieur, des grands codes de sens aux individus, est de moins en moins supportée dans une société comme la nôtre. Les croyances se développent désormais sur un mode extraordinairement individualiste et subjectif. Elles accompagnent le processus d’affirmation de l’individu.
Fondamentalement, ce qui est jugé important, c’est l’engagement personnel du croyant, c’est la manière dont il met en oeuvre une quête de sens personnelle, c’est l’authenticité de sa recherche spirituelle. L’idée d’une conformité obligatoire à des vérités à croire qui seraient prescrites par les grandes institutions apparaît de plus en plus inacceptable.
Par ailleurs, la mobilisation permanente de la mémoire collective, constitutive de l’acte religieux de croire, fait aujourd’hui difficulté. La transmission des identités de génération en génération apparaît de moins en moins assurée dans nos sociétés. Aujourd’hui, les identités ne s’héritent plus. Elles se construisent à partir de l’individu, c’est-à-dire à partir de ses expériences, de ses dispositions, de ses intérêts, de ses aspirations. C’est personnellement qu’il est supposé construire sa vérité, entrer dans ses identités qu’il choisit. C’est là un fait profondément nouveau.

 

 

La validation du croire. Pourquoi et comment?

J.H. Si le changement actuel des mentalités implique un travail de “décomposition”, quel processus de “recomposition” peut-on observer? Comment la “validation du croire” s’opère-t-elle aujourd’hui? Quelles innovations observez-vous dans ce domaine?

D.H-L. Dans ce qui se décompose, tout ne se recompose pas. Mais je pense que le processus de recomposition est beaucoup plus important qu’on ne le croit. Si on se place au niveau du bricolage croyant des individus, on se trouve en présence d’une atomisation. Mais il ne faut oublier que les individus ne bricolent pas pour le plaisir: ils bricolent pour donner un sens à leur vie. Et pour cela, de fait, ils ont besoin de construire leur petit système croyant personnel comme un récit qui puisse rendre compte de leur propre trajectoire. Pour construire un récit, ils ont besoin de rencontrer des gens qui leur disent: cela fait sens pour toi, cela fait sens aussi pour moi. Ils ont besoin d’une relation de reconnaissance. D’ailleurs n’est-ce pas à travers la reconnaissance que l’on peut se construire comme être humain? Face à ce besoin de validation, les grands dispositifs institutionnels de la mise en conformité du croire qui, dans le passé, ont pas mal fonctionné, sont aujourd’hui de moins en moins pertinents.
Actuellement des dispositifs de reconnaissance en réseau se développent massivement et mettent les individus en présence sur le mode de l’échange personnel et intersubjectif permettant une logique individualiste, mais aussi réciproque de validation mutuelle.
Cependant, ce régime de validation mutuelle n’est pas toujours capable de produire des socles de certitude dont ont besoin les individus: c’est le cas des personnes qui ont peu accès aux ressources relationnelles ou symboliques permettant de fabriquer un petit récit croyant et de le valider dans des réseaux de relations mutuelles, ou bien d’individus qui pour des raisons de fragilité diverses (culturelle, symbolique, sociale, psychologique) n’ont pas les moyens d’entrer dans ces jeux de reconnaissance mutuelle et en appellent donc à des dispositifs de validation dure. Ils réclament qu’on leur fournisse des systèmes de vérités “clés en mains” avec lesquels ils puissent être certains de tenir les clefs d’un code de sens. Ainsi émergent des petits dispositifs communautaires dans lesquels on se dit être les “vrais croyants”.
Le champ religieux contemporain est de plus en plus partagé entre les jeux souples de la validation “soft” mutuelle et les jeux “hard” de la validation communautaire. Il y a des passages entre les deux et comme je le montre dans “Le pèlerin et le converti”, il y a des jeux de reconversion permanents d’une forme à l’autre.

 

 

Théologie et pratique de l’autonomie croyante.

J.H. Dans une intervention récente (1), vous évoquez la nécessité d’un “sursaut théologique qui consiste à construire une théologie mais aussi une pratique de l’autonomie croyante qui puisse articuler la revendication personnelle de l’authenticité spirituelle et les impératifs de la reconnaissance communautaire d’une foi partagée” Comment envisagez-vous cette pratique?

D.H-L. L’affirmation de l’autonomie croyante est vraiment le trait majeur de la modernité religieuse. Or le christianisme me semble très bien armé pour faire face à cette question parce que, d’une certaine façon, il a contribué à l’inventer. Cela vient d’abord du judaïsme – une religion qui pense la relation de l’homme à Dieu en terme d’Alliance – puisque dans une alliance, par définition, il faut être partenaires. Le christianisme a donné à cette problématique de l’alliance les traits qui sont ceux aujourd’hui de notre modernité, c’est-à-dire une radicale universalité puisque la bonne nouvelle est pour tous les hommes et une radicale individualisation puisque l’alliance implique la conversion du cœur de chacun.
Ainsi, à mon avis, le christianisme a en magasin de quoi penser et formaliser théologiquement les pratiques de cette autonomie. Certes, à travers l’histoire, le christianisme s’est réinvesti d’une certaine façon dans des logiques religieuses qui ont perdu une partie de l’esprit initial. Mais, comme Luther l’a rappelé en son temps, la liberté est le cœur du message.

J.H. Comment formuler aujourd’hui ce message?
D.H-L. L’autonomie croyante ne s’identifie pas à la conception purement libérale du droit de chacun de faire ce qu’il veut dans la petite sphère de sa croyance. La problématique de l’autonomie croyante implique de considérer le lien de la validation, le lien de l’altérité qui est indispensable à la mise en récit. Je m’exprime ici comme sociologue des religions.
Aujourd’hui, beaucoup de groupes travaillent sur cette question et essayent de réaliser et de penser l’articulation entre authenticité personnelle et dynamique communautaire. Mais il semble qu’il y a un contraste énorme entre cette activité de base et l’incapacité des institutions, en particulier celle de l’église catholique romaine, de capitaliser tout cela. Face à cette effervescence, l’église, les églises sont à la fois incapables de réguler et incapables de capitaliser. Dans le protestantisme, je perçois un déficit de régulation. Dans le catholicisme, il y a une conscience de l’exigence régulatrice, mais les rigidités sont fortes. Ne pourrait-on pas imaginer une reconnaissance de la pluralité des catholicismes comme il y a une pluralité de manières d’être chrétien? Le problème est de penser l’unité au-delà de l’homogénéité.
Par ailleurs, les différentes variantes du christianisme ont chacune des ressources qui correspondent à des attentes fortes: le protestantisme certainement du côté de la reconnaissance du primat de l’écriture, le catholicisme du côté de ce que j’appellerais la contemplation ou l’oraison, une approche intérieure de la prière, du côté également de la liturgie et de la célébration. Ce sont des ressources qui sont complémentaires et qu’il faudrait parvenir à mettre en résonance avec l’individualisme contemporain.
Aujourd’hui, le rapport entre unification et diversification est un grand problème politique et culturel des sociétés modernes. Le christianisme est appelé à apporter sa contribution dans ce domaine en alliant la diversité des expériences communautaires et l’universalité du corps ecclésial.

 

 

Notes

(1) Conférence-débat sur le thème: “Quel avenir pour le christianisme?” à l’église réformée de l’étoile, le 16 novembre 2000.

Nous vous invitons à prendre contact avec le groupe de recherche de Témoins : “Changement culturel et pratique des églises”. Tél.: 01.47.02.47.10

Nous renvoyons le lecteur au dernier d’entre eux, Le pèlerin et le converti (éd. Flammarion, 1999), comme un cadre dans lequel s’inscrit cette interview.

Références: Témoins n°134, mars / avril 2001

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