C’est la conviction d’ATD Quart Monde, depuis sa fondation par le Père Joseph Wresinski en 1957. Conviction portée par Marie-Aleth Grard, la vice-présidente de cette association  (ou plutôt de ce mouvement militant), qui, nommée depuis 3 ans au Conseil Economique, Social et Environnemental en tant que personnalité qualifiée, porte « la voix des pauvres » dans cette troisième assemblée de la République (1). C’est dans son cadre, au palais d’Iéna,  que j’ai rencontré cette femme d’engagement, qui m’a  beaucoup impressionnée par sa liberté de parole, son choix de vie radical, sa simplicité, sa cohérence, et son espérance.    J’espère être en mesure de retraduire ce souffle.

 

 

Mais tout d’abord, quelques mots sur la spécificité d’ATD Quart Monde ** Voir le site ** .

Le mouvement Aide à Toute Détresse, devenu Agir Tous pour la Dignité, a une vision particulière sur la lutte contre la misère : « ATD Quart Monde veut contribuer à bâtir une société où chacun sera respecté dans son égale dignité, et aura sa place pleine et entière. Pour cela il veut donner la priorité aux plus démunis, aux plus exclus : si la société ne se bâtit pas à partir d’eux, ils resteront toujours à la marge ou n’auront accès qu’à des sous-droits, ou des droits particuliers ».

 

… et tout naturellement, cette première question à Marie-Aleth Grard.

 

MTP : « Quelles circonstances vous ont conduite à votre engagement à ATD Quart monde ?

MAG : A 16 ans, j’assiste à un mariage, et suis interpelée par l’engagement des mariés : renonçant à une carrière prometteuse (le marié, notamment, était polytechnicien), le couple décidait d’entrer dans ATD Quart Monde. J’ai acheté des livres, pour comprendre ce qu’était ce mouvement. A 21 ans, je me marie, et nous cherchons tous deux une association où militer ensemble. Nous choisissons ATD Quart Monde, et y sommes engagés depuis trente ans maintenant.

Engagés… comment ?

Ses membres actifs s’engagent ensemble pour lutter contre la misère :

Les militants Quart Monde : les personnes très pauvres sont les premières à refuser la misère qu’elles subissent. Certaines deviennent militantes et s’engagent pour changer la vie de tous ceux qui connaissent la même souffrance.

Les volontaires permanents : des hommes et des femmes choisissent de s’engager à plein temps dans la durée aux côtés des personnes en grande pauvreté. Ces volontaires perçoivent une rémunération modeste et identique, quels que soient leur ancienneté et leurs niveaux de responsabilité.

Les alliés : ces bénévoles développent les actions et soutiennent les messages d’ATD Quart Monde au sein de leur milieu social, professionnel ou culturel pour que le refus de la misère devienne une priorité partagée.

100 000 amis et sympathisants soutiennent le mouvement ATD Quart Monde financièrement et lors des campagnes publiques.

 

J’ai été élevée dans une famille catholique croyante, et le mot « charité » me dérange. Joseph  Wresinski a appris que les très pauvres ont une pensée sur la société qu’ils veulent bâtir avec d’autres, pour que la société soit meilleure tous ensemble.

Pour comprendre cette pensée, nous avons besoin de détricoter tout ce qu’on a appris, en particulier d’apprendre à vivre au rythme du plus faible.

Au passage, Marie-Aleth nous confie qu’elle et son mari ont choisi comme église la Mission de France, la seule dans laquelle ils se sentent à l’aise aujourd’hui.

 

Dans l’équipe nationale, nous sommes 5. 2 volontaires permanents, délégués nationaux qui animent le mouvement en France, le Président qui travaille 4 jours/5 dans une grande entreprise, une militante, qui vit avec le RSA, habite dans les Vosges, et vient une fois par semaine à Paris, et moi.

Pendant 8 ans j’ai été responsable de la branche enfance « TAPORI » ** Voir le site ** Tapoori c’est le nom donné aux enfants qui vivent dans la rue en Inde, et que Joseph Wresinski a découvert dans les années 60 : il les a vus récolter dans la journée ce qu’ils pouvaient, puis se retrouver le soir pour partager. Il les a vus non pas comme ceux qu’on montre du doigt, mais comme des enfants qui se mettent debout, d’où le nom donné à la branche enfance d’ATD Quart Monde : ce sont des enfants que les adultes rassemblent de différents milieux. On part de ce qu’ils pensent, pour faire des choses ; on part des lettres écrites par les enfants pour mettre en route des projets. Des dossiers pédagogiques pour les enseignants, par exemple.

 

 

Quelles motivations profondes vous animent ?

Changer la société, pour construire tous ensemble. On ne pourra faire société ensemble qu’avec la participation pleine et entière des très pauvres, qui vivent dans des situations infernales, et sont plus pénalisés que les autres. Les bénéficiaires du RSA sont contrôlés en permanence. Si un courrier n’arrive pas, que l’on manque un rendez-vous faute d’avoir été prévenu, le RSA s’arrête. Les allocations familiales sont défalquées du RSA.  Pour tous les autres, les allocations familiales sont un plus.

 

Mais alors, quelle espérance?

Ces gens-là ont un courage incroyable. Je crois suffisamment en l’Homme, pour croire que des hommes politiques (au sens large) vont se lever. Une société inégalitaire comme la nôtre ne peut durer : les écarts sont énormes.

Je suis révoltée par notre société qui se contente d’épiceries sociales. Une amie proche est obligée d’aller aux restos du cœur depuis 25 ans. Elle en est révoltée. Mais ses enfants trouvent cela normal. Et bien non !

 

Qu’avez-vous le sentiment d’apporter ?

Ce que je peux. Partager les compétences que j’ai, ma capacité à mener des combats politiques ; c’est difficile de faire comprendre aux politiques que 30% de pauvreté en moins, c’est en fait  toujours 100% de pauvreté, car on en désespère 70% qui s’enfoncent davantage.

Je crois beaucoup à la culture qui permet de rapprocher les uns des autres. Quand on crée ensemble, on développe une façon de se comprendre, et on change de regard. Le combat devient commun. En se mettant ensemble pour des ateliers d’écriture, de chants, de couture…, des personnes de tous milieux, qui ne se seraient spontanément jamais rencontrées, on fait bouger les cœurs.

Faire que les citoyens arrivent à se connaître dans les quartiers. Par ex : en tant que parents d’élèves, porter l’idée que la réussite de tous passe par les enfants qui ont le plus de mal, ça change l’école, les parents, tout le monde. Nos trois enfants ont fait leur scolarité dans des quartiers difficiles sans souci, car leur famille n’a pas de souci. Ce fut une profonde richesse pour eux, et ils en sont épanouis. Notre école en France est en échec grave : 150 000 jeunes sortent tous les ans du système scolaire sans rien, et cela est dû en grande partie aux inégalités sociales, selon un rapport du CESE ** Lire le rapport ** . On a voulu développer une école pour l’élite : on va dans le mur.

Depuis plusieurs années, nous travaillons avec les syndicats d’enseignants,  différents courants pédagogiques,  les principales fédérations de parents d’élèves, sur ce combat : l’école sera la réussite de tous si elle part de celui qui a le plus de mal.

Mi-novembre 2011,  nous avons tenu 3 jours d’ateliers à Lyon sur le thème « quelle école pour une société plus juste » ** Lire l’article ** , et préparons, pour mi-janvier, une plateforme sur « l’école de la réussite de tous » que nous présenterons à chaque candidat de la démocratie à l’élection présidentielle.

 

Et qu’avez-vous le sentiment de recevoir ?

 

Je reçois beaucoup. Ce choix a orienté toute notre vie, c’est un projet de vie, de couple, de famille. ATD Quart Monde fait partie de notre famille. C’est une chance qu’on a eue.

 

Une expérience vous a-t-elle marquée tout particulièrement ?

 

En fait, nous sommes un peu fou, nous osons. Nous avons régulièrement des projets de dingues. En 2004, nous avions un projet sur les rêves des enfants, celui d’en faire un livre qui serait intitulé « chanter contre la misère » dans la collection Mango (qui avait déjà édité « chanter pour la paix », « chanter contre le racisme »).

Cette même année, dans mon rôle d’élue municipale (je suis élue dans ma commune depuis 10 ans), j’ai croisé des Roms, qui squattaient un terrain, et j’ai fait bouger les élus. Je suis allée voir les Roms, me suis liée d’amitié avec les familles, et j’ai proposé de donner des appareils de photos aux enfants, pour qu’ils photographient leurs rêves –je suis moi-même photographe professionnelle- et qu’on puisse ainsi les intégrer au projet. Yann Arthus Bertrand, ami de l’éditeur,  est venu rencontrer les enfants Roms. Il a été très touché de voir ces situations à côté de chez lui, lui qui a sans doute déjà visité tous les bidonvilles du monde. Il s’est engagé dans cette histoire : « dis-moi les rêves des enfants ».

L’un voulait être photographié en haut de la Tour Eiffel, Yann l’a emmené, un autre voulait voir des lions et ce fut une journée à Thoiry, un troisième voulait être bien habillé pour jouer de la musique dans des restaurants pour rendre les gens heureux. Vouloir rendre les gens heureux quand on a 10 ans, que l’on vit séparé de ses parents,   et dans une telle précarité !

Yann l’a emmené dans un restaurant russe, avec un beau costume, et il a été photographié avec les musiciens. Pour finir, Yann a fait faire un baptême d’hélicoptère à tous les enfants.

Le livre « chanter contre la misère» est sorti avec les photos, et des phrases des rêves des enfants ** Voir le Livre ** .

 

J’ai aussi en tête un rassemblement au Sénat en 2004 de 300 enfants, vivant la misère ou ne la vivant pas ; ils avaient préparé très sérieusement en écrivant ce qu’ils vivaient, et ce qu’ils voulaient pour le monde de demain. Ils ont été accueillis toute la journée par le Président du Sénat, des sénateurs, hommes politiques, sportifs de haut niveau et chefs d’entreprise qui ont répondu à leurs interrogations. Puis ils ont fait un spectacle dans le jardin du Luxembourg. Ça tient sur un fil, beaucoup d’enfants vivant dans la misère, la vie est faite d’embuches, et du coup il est très difficile de faire des projets. Toute la journée fut de grande qualité, c’est important de montrer que tous les enfants sont capables. ** Voir un compte-rendu **

 

Qu’auriez-vous envie d’ajouter ?

Joseph Wresinski est la première image de combat politique que j’ai eue. Une autre est celle de Geneviève de Gaulle, quand elle a présenté la loi contre l’exclusion à l’Assemblée Nationale. Aujourd’hui, je siège au CESE au nom du Mouvement ATD Quart Monde, j’ai été renommée jusqu’en 2015, même dans mes rêves les plus fous, je n’aurais jamais imaginé  être ici. C’est passionnant. Nous débattons de tous les sujets qui traversent la société.

 

Merci infiniment Marie-Aleth de m’avoir accordé une heure de votre temps si précieux.

 

 

Marie-Thérèse Plaine  

    (1)    ** Voir le blog de Marie-Aleth Grard ** reprenant ses interventions publiques

     

     

     

     

     

     

     

    Share This