Interview de J. C. Girondin

De la domination culturelle au respect des identités.

La crise des banlieues n’a pas seulement une origine sociale et politique. Elle est liée, dans le même temps, à un manque de considération pour les minorités culturelles. Dans quelle mesure la tradition politique majoritaire ne confond-elle pas parfois égalité et uniformité, générosité et hégémonie? La véritable intégration dans une citoyenneté républicaine requiert le respect mutuel. Or, l’héritage colonial, et plus loin dans le temps, la mémoire de l’esclavage laissent des traces de domination culturelle. (1).

Si l’on considère le cas des Antilles, privilégiées dans un certain sens, puisque celles-ci font partie intégrante de la République Française depuis un demi-siècle, la mémoire d’un passé inégalitaire peut encore être relevée dans les mentalités. A cet égard, les sciences sociales permettent une prise de conscience. C’est pourquoi la thèse de Jean-Claude Girondin: ” Religion, ethnicité et intégration parmi les Protestants évangéliques en région parisienne (2), est particulièrement bienvenue. En effet, à partir d’une enquête de terrain sur la place et le rôle des antillais dans les églises protestantes évangéliques de la région parisienne, elle fait apparaître des problèmes de fond et ouvrent des voies. Ainsi, il apparaît que le partage d’une même langue, d’une même nationalité (française), d’une même confession de foi, ne suffit pas à fonder une vie communautaire harmonieuse. Car, on ne devient pas d’un seul coup, membre à part entière d’une Eglise dont on est étranger par la culture et l’histoire et d’autre part, la reconnaissance de la culture spécifique des chrétiens antillais est également nécessaire. C’est dire combien la prise en compte des cultures issues de l’immigration est également indispensable dans la vie sociale et politique des banlieues.

Le “vivre ensemble” dans les églises.

L’enquête de Jean-Claude Girondin montre qu’une participation positive des chrétiens antillais dans les églises protestantes évangéliques métropolitaines, se heurte, dans certains cas, à des obstacles comme des formes de racisme, d’ethnocentrisme, un accueil et une action pastoral qui ne prennent pas assez en compte les traits de la culture antillaise. Par exemple, cette culture garde la mémoire de la souffrance engendrée par l’esclavage et la dépendance, avec ce qui peut en résulter encore aujourd’hui: une certaine dévalorisation et dénégation de soi.

C’est dire combien les responsables des églises sont appelées à prêter attention aux cultures présentes en leur sein. Aujourd’hui, la diffusion d’un film sur Jésus en langue créole (3) rencontre un grand succès aux Antilles. Sa projection rassemble des auditoires nombreux: plusieurs centaines de personnes, bien au-delà du cercle des églises. Bien plus, sa promotion et diffusion est relayée par les médias locaux. C’est dire l’attachement des antillais à une langue qui manifeste leur identité. Ici, la dynamique de la foi peut s’exprimer à travers l’appropriation d’une culture. Ainsi, un “vivre ensemble” harmonieux requiert une prise en compte des spécificités culturelles et la mise d’un réflexe interculturel dans la pratique quotidienne, sans lequel il n’y pas d’empathie et de respect.

Dans ces conditions, les identités françaises métropolitaines, antillaises, africaines, qui, au cours des dernières décennies en sont venues à s’emboîter et à s’interpénétrer, peuvent se manifester de façon complémentaires. Les églises d’expression antillaise, elles aussi, ne veulent pas s’enfermer dans leur antillanité et recherchent l’ouverture.

L’apport des cultures antillaise et africaine.

Le mouvement contemporain des cultures permet et appelle des complémentarités nouvelles. Ainsi l’individualisme s’est considérablement développé dans la culture occidentale au cours des dernières décennies. (4) Certains philosophes, sociologues et anthropologues, tels Max Horkheimer Herbert Marcuse, David Riesman, Vance Packard, Oscar Handelin, Margaret Mead, Alvin Tofler et bien d’autres, sont allés même jusqu’à dénoncer l’« anonymat sécrété par la bureaucratisation de la société industrielle, l’instabilité et le dessèchement des relations affectives, au sein et hors de la famille, provoqués par l’accélération des changements sociaux et la mobilité de la population » » (5).

Cette évolution appelle en compensation un besoin de convivialité. Inversement, les “cultures du sud”, ou la famille et le clan exercent une influence majeure, sont interpellées et appelées à accorder une plus grande autonomie aux personnes. En regard des besoins de convivialité qui se développent dans les pays occidentaux, en France notamment, la “culture chaude”, chaleureuse, présente dans les milieux chrétiens issus des Antilles ou d’Afrique, est un apport important pour la vie des églises. A travers des manifestations de convivialité et de solidarité, elle rejoint les recommandations exprimées dans le Nouveau Testament. Et, par un sens inné du partage, les chrétiens antillais témoignent naturellement de leur foi.

A l’heure des banlieues, quel témoignage?

La recherche de Jean-Claude Girondin nous permet de mieux percevoir l’émergence d’un christianisme interculturel capable d’exercer une « mission de paix et de justice », c’est-à-dire de libération (Esaïe 58. 6-7).

Les églises sont appelées à répondre de mieux en mieux à l’appel de l’Evangile : devenir des lieux de réconciliation en Jésus pour exercer un mandat de réconciliation. Les questions posées par la crise des banlieues interpellent les églises. Présentes sur le terrain, à l’écoute des gens, elles peuvent comprendre et aider les gens dans les cités et avertir l’opinion des enjeux en cours. Ce qui se passe nous interpelle sur les questions de la justice et de la paix. Chercheur en sociologie, Jean-Claude Girondin développe également une pensée pastorale et théologique. La justice et la paix sont les vertus constitutives de la notion de “shâlom” centrale dans l’Ancien Testament (Psaume 85. 11). Le terme hébraïque de “shâlom” évoque et induit le bonheur de l’être humain dans sa relation avec Dieu, avec lui-même, avec les autres. C’est la joie dans une dimension personnelle et communautaire. Les gens des cités ont besoin de ce “shâlom”. Et la justice est nécessaire pour permettre à celle-ci de s’établir. Pour le philosophe Nicholas Wolterstorrf (6).

« Demeurer dans le shalom, c’est vivre des relations heureuses. Une nation peut peut être en paix avec tous ses voisins tout en souffrant de sa pauvreté. Demeurer dans le shalôm, c’est vivre devant Dieu, heureux de vivre dans son cadre matériel, heureux de vivre avec ses voisins, heureux de vivre avec soi-même. Le shalôm est fait d’une juste et harmonieuse relation à la nature et de la joie l’on trouve dans son environnement matériel. Le shalôm survient quand nous, qui sommes des créatures charnelles et non des âmes désincarnées, nous façonnons le monde par notre labeur, y trouvant épanouissement et nous réjouissant de ses fruits. »

Les communautés chrétiennes sont appelées à témoigner et à d’engager dans ce sens car le Dieu de la rédemption est aussi le Dieu de la création. A côté de notre vocation culturelle (Genèse 2. 15) et de notre mandat de réconciliation (2 Corinthiens 5. 18-20), nous avons reçu en même temps un mandat de libération. Comme dit Wolterstorrf, il s’agit pour nous non seulement de maîtriser le monde pour le bénéfice de l’humanité mais aussi de :

« […] détacher les liens de la méchanceté,
à délier les courroies de toute servitude,
à mettre en liberté tous ceux que l’on opprime
et à briser toute espèce de joug.

« C’est partager ton pain avec ceux qui ont faim,
et offrir l’hospitalité aux pauvres sans abri,
c’est donner des habits à celui qu’on voit nu,
ne pas te détourner de ton prochain. » (Esaïe 58. 6-7).

Présentation des travaux de Jean-Claude Girondin par Jean Hassenforder à partir d’un interview de celui-ci.

(1) Que se passe-t-il quand cessent l’esclavage et la colonisation ? Une approche spontanée laisse à penser que les discriminations disparaissent en même temps que leur interdiction ou leur suppression officielles. Pourtant, l’étude comparées Etats-Unis, de la France, du Royaume-Uni montre que, pendant des périodes très longues, des traces de l’esclavage et de la colonisation perdurent dans les pratiques, les statuts et représentations associés dans sociétés contemporaines aux descendants d’esclaves ou de colonisés. Patrick Weil et Stéphane Dufoix, L’esclavage, la colonisation, et après…, Paris, Editions PUF, 2005. Cf. Albert Memmi, Portrait du colonisé (précédé de Portrait du colonisateur), Paris, 2ème Ed. Gallimard, 2ème 1987.
(2) Religion, ethnicité et intégration parmi les Protestants évangéliques en région parisienne (1) : la dynamique interculturelle d’un protestantisme aux prises avec la créolité.” (1), thèse de doctorat, EPHE (Paris-Sorbonne), 2003. Thèse consultable à l’EPHE et à l’IRESCO. Jean-Claude Girondin est joignable par téléphone 01 60 68 44 72 ou 06 07 36 66 82 et par courriel jcgirondin@wanadoo.fr.
(3) Le flim Jési « Istwa a Jézikris » est la version du créole film Jésus diffusé en France par l’association Agapé-médias .
(4) Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, 2èmeEd. Seuil, 1985.
(5) Sélim Abou, Cultures et droits de l’homme, Paris, Ed. Hachette, 1990, pp. 130-131.
(6) Nicholas Wolterstorrf, Justice et paix s’embrassent, Ed. Labor et Fides, 1988 pour la traduction française), « Le shalôm » pp. 108-112. Nicholas Wolterstorrf est professeur de philosophie au Calvin Collège à Grand Rapids (Michigan, USA) et appartient à une école de pensée d’inspiration calvinienne.

Retrouvez l’interview de Jean-Claude Girondin par Jean Hassenforder dans la rubrique Le Mag:
https://www.temoins.com/html/interview.html

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