Une vision biblique de Richard Rohr

Le site Temoins.com fait souvent echo à l’influence exercée par Richard Rohr au plan spirituel (1). « Richard Rohr est un frère franciscain et un enseignant œcuménique dont l’œuvre rend témoignage à la profonde sagesse de la mystique chrétienne. Il est le fondateur de Centre pour l’action et la contemplation (center for action and contemplation) à Albuquerque (New Mexico), un centre éducatif destiné à introduire des personnes en recherche dans le chemin transformant de la contemplation chrétienne. Richard Rohr est l’auteur d’un grand nombre de livres, incluant le bestseller du New York Times, ‘the Universal Christ’ » (page de couverture). Or Richard Rohr vient de publier un nouveau livre, lui aussi recommandé par le New York Times, The tears of things. Prophetic wisdom for an age of outrage’ (2) (‘Les larmes des choses. Sagesse prophétique pour un âge d’outrage’). Le titre, ‘The tears of things’ peut nous paraître énigmatique. Richard Rohr explique ainsi son origine :  dans le livre de Virgile, l’Enéide, le héros Enée s’émeut de tristesse au souvenir de toutes les victimes de la guerre de Troyes et il évoque cette tragédie dans l’expression ‘Les larmes des choses’ (‘lacrimae rerum’). Richard Rohr reprend cette expression en estimant qu’il y a ‘des larmes au cœur de notre expérience humaine’. « Seules des larmes peuvent mouvoir Enée et nous mouvoir nous-mêmes hors de notre colère méritée et paralysante face au mal, à la mort et à l’injustice sans perdre la profonde légitimité de cette colère » (p 4). Richard Rohr perçoit les textes des grands prophètes de la Bible comme portant un mouvement qui commence initialement par la colère, l’accusation et la violence, qui se transforme dans les pleurs et les lamentations pour déboucher à la fin sur une vision de confiance et d’espérance, une expression de l’amour de Dieu. « Dans cette belle et profonde réflexion, Richard Rohr explore l’enseignement des prophètes, nous aidant à découvrir comment Dieu nous aime profondément au milieu de nos blessures et de nos détours » écrit un commentateur, James Finley. De même, Margaret Wheatley écrit que Richard Rohr nous invite ici à entrer en relation avec la tristesse comme un chemin pour comprendre comment Dieu travaille activement avec nous. Si nous arrêtons d’être absorbés par nos drames personnels, si nous nous ouvrons sans peur à la condition humaine, nous découvrons le caractère illimité du cœur humain – compassion non seulement pour les gens, mais pour la manière dont nous engendrons notre propre souffrance ».

Cependant, l’approche de Richard Rohr a également une portée sociale. Les prophètes dénoncent des maux collectifs engendrés par la dégradation d’une morale fondée sur des injonctions divines essentielles, c’est à dire l’injustice, le mensonge et l’oppression. Faisant bon ménage avec les rites du pouvoir religieux, ces maux dégénèrent en crises et en désordres, en attendant une remontée dans un ordre nouveau. Au cours des siècles, l’esprit prophétique va animer la vie du peuple hébreu et il va culminer dans l’enseignement de Jésus. « Les écrits des prophètes couvrent toute la gamme de la maturité humaine. Dans presque chaque cas, leur rage initiale et leurs paroles d’accusation évoluent vers un profond pathos et une lamentation sur notre condition humaine partagée et la souffrance du monde. » A travers une critique avisée de la culture et des institutions, et de leur trajet de la colère à la tristesse et finalement à la compassion, les prophètes donnent l’exemple de ce que Richard Rohr appelle « ‘la critique sacrée’ – une approche spécifique pour affronter le mal et l’injustice qui reconnait la plénitude de l’histoire, l’interconnexion de chaque être vivant, et la réalité de l’amour divin universel. Par-là, ils dressent le cadre pour Jésus qui suit un modèle analogue » (page de couverture). Ce livre présente également le message des principaux prophètes en le situant dans son contexte et dans son développement.

 

Les prophètes en Israël
Un phénomène original

Dans quel contexte les prophètes sont-ils apparus en Israël ? « Après avoir conduit le peuple hors de l’esclavage égyptien, Dieu leur fournit la loi, incluant les dix commandements, qui avait pour but de donner forme à leur vie dans la Terre Promise. Il s’agissait de prévenir le mensonge, le vol, l’adultère, etc. Bref un ordre de base sans lequel une société ne peut se maintenir. Mais généralement, les gens ne furent pas à la hauteur de ces exigences, parfois désastreusement. Ils substituèrent des codes de pureté et la performance à l’esprit de la loi. Ils oublièrent combien Dieu les aimait. Il y eut donc un profond besoin que quelqu’un appelle le peuple à retourner à Dieu et à la justice, quelqu’un qui les avertirait, les critiquerait et leur révélerait l’amour de Dieu. Nous les appelons les prophètes et toute religion en a besoin » (p xiv).

À quelle époque, ce phénomène prophétique a-t-il pris de l’ampleur ?

« Pendant des centaines d’années charnières, commençant autour des années 1300 avant Jésus-Christ, et continuant à travers les ères du royaume d’Israël, de l’exil et de la conquête – des prophètes comme Samuel, Jonas, Amos, Esaïe, Jérémie, Ezéchiel, ont accompli cette tâche extrêmement importante. Tout en étant des raconteurs d’histoire, ils étaient des agents d’un changement radical, messagers de la révélation divine, enseignants d’une morale alternative et déconstructeurs de l’ordre dominant. En Esaïe 58 et Ezéchiel 3, le prophète se présente comme une sentinelle et un veilleur, dont le travail est de rendre Israël honnête et de dégager les israélites de s’en remettre aux armes, à l’argent, aux mensonges et à la puissance pour se garder en sécurité et en contrôle » (p xiv). C’est une innovation majeure dans la religion ancienne. Les prophètes ont introduit un rôle entièrement nouveau, une critique reconnue qui nomme et expose les ombres intérieures. « Peu de cultures, s’il y en a, développent un rôle aussi contre-intuitif. Par nature, une civilisation est portée au succès et a peu de temps pour une autocritique. C’est pourquoi les prophètes semblent avoir été une force plus active du temps après Moïse jusqu’à cinq siècles avant Jésus, quand Israël revenait de son exil de Babylone. ». Après l’exil, leur voix s’est largement estompée. L’observance extérieure l’a emporté comme le montre la puissance des scribes et des pharisiens à l’époque de Jésus.

 

Jésus dans la lignée des prophètes.

Richard Rohr nous montre combien Jésus s’inscrit dans la lignée des prophètes. « Je suis convaincu qu’à moins de connaitre la lignée, la manière, et l’approche unique des prophètes hébreux, nous ne pouvons pas vraiment comprendre Jésus » (p xv). « Nous avons tendance à ne pas considérer Jésus comme un prophète parce que nous n’avons pas compris le rôle unique du prophète en Israël : une critique ‘autorisée’, interne, croyante, de son propre peuple et de ses leaders… Les prophètes aimaient et honoraient les coutumes, liturgies et les traditions juives, mais ils les critiquaient sans merci quand ces traditions permettaient au peuple d’ignorer les pauvres et les opprimés ». (p 155). Jésus a repris certaines expressions du prophète Jérémie lorsqu’il s’est attaqué à des pratiques corrompues dans le temple.

 

Le mouvement de l’expression prophétique

Richard Rohr voit généralement dans les textes prophétiques un passage progressif d’une expression de colère et de fureur dénonciatrice à une expression de souffrance et de compassion pour déboucher ensuite sur une vision d’espérance. Après une phase de violence, « advient un abaissement des défenses, la ‘voie des larmes’ prophétique comme opposée à notre manière plus commune de volonté héroïque, de commandement, force et colère. Cela demande une tendre vulnérabilité initiale pour vaincre notre ego et nous ouvrir à une pleine conscience. Franchement, c’est un mouvement qui part des dix commandements aux huit béatitudes. C’est un mouvement que les prophètes ont illustré pour nous, il y a vingt-cinq siècles et dont nous avons besoin – dans notre désir et notre désespoir – de retrouver aujourd’hui » (p xxviii). Le message prophétique est marqué au départ par la colère et par la violence de la dénonciation. Richard Rohr met l’accent sur le mouvement qui s’esquisse ensuite. « Les prophètes hébreux en vinrent à voir la profonde connexion entre la tristesse et la colère. C’est ce qui amena leur conversion à un niveau de dire la vérité, disant ce qui est profondément vrai – ce qui est la vraie caractéristique du prophète. Ils ont eu d’abord besoin de se mettre en colère face aux injustices, à l’oppression et à la guerre. La colère peut être méritée et même vertueuse, particulièrement quand elle nous motive à commencer à chercher un changement nécessaire. Mais ‘seulement jusqu’au coucher’, nous dit Paul (Éphés 4.20). Si nous restons trop longtemps avec notre rage et notre ressentiment, nous nous enfermerons dans notre justice et, sans y penser, nous passerons la blessure dans de nouvelles directions et nous blesserons nos âmes d’une manière que nous ne reconnaitrons même pas. Voilà ce qui tue notre monde post-moderne.

Dans cette perspective, réaliser que toutes les choses portent des larmes (‘all things have tears’), et que la plupart des choses méritent des larmes, pourrait même être considéré comme une forme de salut de nous-mêmes et de nos illusions. Les prophètes savaient et enseignaient que la colère doit être d’abord reconnue, permise – même aimée – comme une expression de la profonde tristesse, normalement inaccessible que nous portons tous ; même Jésus, l’illuminé, a sangloté sur la ville entière de Jérusalem (Luc 19.4) et il a pleuré à la mort de son ami Lazare (Jean 11.35). Dans sa tristesse et sa grande détresse finale au jardin de Gethsémani, sa sueur tombait au sol comme des gouttes de sang (Luc 22.44). Quiconque qui est sur les bords, désavantagé de quelque façon ou barré par une position de pouvoir ou d’hégémonie comprendra naturellement les larmes des prophètes avec leur connaissance, aux profondeurs de leurs entrailles, du mal systémique, du péché culturel et de l’illusion de groupe » (p 5-6).

Richard Rohr évoque alors des situations désastreuses actuelles ou passées (Gaza, Ukraine etc…). C’est triste au-delà des mots et des concepts. Cela se ressent au niveau du corps.

Richard Rohr évoque son expérience personnelle, la conscience de ses limites et de sa vulnérabilité. Il met l’accent sur la nécessité de la transformation (personnelle et collective). « Cette transformation est l’œuvre suprême de toute vraie spiritualité et des communautés spirituelles. Ces communautés nous offrent un espace où la tristesse et la rage peuvent être raffinées en sympathie humaine et en compassion » (p 6).

« L’oubli de la réalité – incluant la réalité tragique – est le cœur du problème. Toutes les choses crient pour le pardon de leurs imperfections, leurs vulnérabilités aux blessures, leur mouvement constant vers la mort. La simple rage ou ressentiment ne changera aucune de ces réalités Les larmes le feront souvent, d’abord en changeant celui qui pleure, puis en bougeant ceux qui se tiennent près des pleurs. D’une manière ou d’une autre les prophètes savaient : l’âme doit pleurer pour être une âme tout court » (p 6).

Richard Rohr convient que les prophètes sont difficiles à lire. « Leurs écrits commencent invariablement par des colères stridentes et des jugements menant beaucoup d’entre nous à fermer le livre ou à nous concentrer sur quelques lignes favorables ». (p 7). Cependant, il y a davantage sous la surface. Ces interpellations prophétiques visent à assouplir nos rigidités émotionnelles. « Un cœur de pierre ne peut pas reconnaitre les empires qu’il a bâtis et les empires qu’il adore. La lamentation le fait. Elle nous fait bouger à travers notre colère et notre tristesse, nous donnant la force pour entendre vraiment et répondre au tragique maintenant » (p 8). Le prophète Ezéchiel l’exprime comme cela : ‘Je vous donnerai un cœur nouveau et mettrai en vous un esprit nouveau. J’enlèverai de vos corps le cœur de pierre et j’y mettrai à la place un cœur de chair. Je mettrai mon esprit en vous… Vous serez mon peuple et je serai votre Dieu’ (Eze 36.26-28) (p 8).

« En suivant le voyage entier des prophètes de la colère à la tristesse et au-delà, nous pouvons murir dans la croyance comme ils ont su le faire eux-mêmes. Tous les prophètes ont commencé avec la colère et même la rage, à partir de justes reproches : l’injustice, l‘oppression, la tromperie, le mauvais usage de l’argent, le pouvoir et même la religion. Mais, en dehors de quelques exceptions, ils ne se sont pas arrêtés là. Ils n’étaient pas seulement des réformateurs, ils étaient des mystiques qui étaient captivés par la plénitude et la beauté au cœur de la réalité en même temps qu’ils étaient confrontés à l’injustice… » (p 9).

Richard Rohr voit là un processus de passage à travers de lourdes épreuves vers une ouverture à l’espérance et à la joie. « Ce semble être un voyage pour raffiner le vrai message pour atteindre finalement un message de joie et d’espérance ». Pour Richard Rohr, on peut établir une comparaison avec la poursuite de la vie : « Nous devons tous, prophètes inclus, habituellement faire mal, ou en partie mal, de nombreuses fois, avant de pouvoir faire bien ». « On en trouve un bon exemple dans le livre d’Hababuk écrit environ 600 ans avant Jésus-Christ. Vous devez endurer trois chapitres entiers de rage du prophète jusqu’à ce que vous atteigniez les trois versets finaux où vous pouvez le rejoindre dans l’exultation et dans la danse (Hababuk 3.19.) Il semble qu’une fois Hababuk ait catalogué les mauvaises actions des gens et pleinement apprécié la puissance de la venue de Yahweh pour ‘sauver ses oints’, il a pivoté dans la louange » (p 12). Ainsi Richard Rohr veut nous apprendre la prophétie en ne nous arrêtant pas aux paroles de colère, mais en considérant le mouvement de l’écrit.

« Vous devez rester avec le texte et suivre le progrès des prophètes vers la pleine parole de Dieu. Seulement l’ensemble du narratif d’un livre de la Bible mérite d’être appelé inspiré… Les textes prophétiques finissent par être des leçons à la fois sur la purification du message et aussi la purification de la méthode. Juste comme nous, aucun des prophètes ne parait avoir commencé converti. Il semble que nous pouvons apprendre de grandes choses seulement graduellement » (p 12-13).

 

Les écrits d’Esaïe – Une apogée de la prophétie biblique

Richard Rohr consacre une bonne partie de son livre, chapitre après chapitre à l’étude du mouvement prophétique chez plusieurs prophètes : Amos, Jérémie, Elie, Esaïe, Ezéchiel. Ce sont là des analyses détaillées comme celle de l’apport d’Esaïe que nous présenterons succinctement.

D’après les chercheurs bibliques du siècle dernier, le livre d’Esaïe est l’œuvre d’au moins trois écrivains qui l’ont produit tout au long d’une période qui inclut à la fois l’exil et le retour de Babylone. Nous comprenons mieux ainsi le contexte de cette écriture.

 

I Esaïe

« I Esaïe (Chapitres 1-39) a été écrit par le prophète Esaïe qui vivait, prêchait et prophétisait après son appel, autour de 742 avant Jésus-Christ, bien avant l’exil à Babylone (648-597 AC). Il établit le modèle du style et du mouvement qui va de la colère vis-à-vis des injustices sociales à la lamentation à leur sujet dans les chapitres 13 à 28, y incluant même une lamentation pour des ennemis d’Israël » (p 117). Richard Rohr note cet élargissement de l’attention, ‘de l’amour de soi à l’amour du voisin’. Il y a là un profond changement de vision. « Cette pensée représente une avancée fondamentale dans la conscience. La motivation religieuse n’est plus fondée sur la peur ou la punition, mais sur la compassion pour toute souffrance – non pas seulement la mienne ou la nôtre. Cela ouvre la voie à permettre à la compassion universelle de Dieu d’émerger dans les trois Esaïe » (p 118).

« L’expérience du premier Esaïe est exprimée dans la louange classique : ‘Saint ! Saint ! Saint !’ que les mystiques utilisent encore en présence d’une transcendance ultime ». Cette expérience pourrait être exprimé aujourd’hui par le mot ‘awe’. I Esaïe évite une exaltation autocentrée. Il s’écrie ‘Dans quel état je me trouve. Je suis perdu. Je suis un homme avec des lèvres impures’ (Esaïe 6.5). « En présence de cet au-delà totalement gracieux, son ego humain est à la fois défait et, en même temps, totalement réordonné. C’est une réordonnance éclairée offerte au commencement même du voyage » (p 118).

« Entre temps, I Esaïe lancera des oracles en colère contre des ennemis intérieurs et extérieurs avant de pouvoir expérimenter une tristesse cosmique au chapitre 24 et éventuellement exprimer une louange libératrice au chapitre 33 ».

Richard Rohr rappelle sa vision de la prophétie : « Le chemin prophétique est de passer à travers le désordre à une nouvelle étape qui ne dénie pas et n’élimine pas les larmes des choses, mais à la place, les inclue à un nouveau niveau. La perfection divine est précisément la capacité d’inclure l’imperfection ! Dieu pardonne en incluant la faute et en laissant partir le besoin de la punir. Nous pouvons faire pareil » (p 119). C’est le passage de ce qui semble un désordre à quelque chose d’authentiquement nouveau « Nous devons inclure le côté d’ombre dans la solution… Le pardon intervient par grâce au fil du temps… Les prophètes nous apprennent comment l’amour et la souffrance opèrent en même temps » (p 119-120)

 

II Esaïe

« Bien qu’écrivant avant la fin de l’exil, à Babylone, vers 597-538 AC, II Esaïe, a confiance que Dieu sauvera le peuple d’Israël. Les chapitres 40-55 d’Esaïe sont aussi connus comme le ‘livre de consolation’. Dans II Esaïe, visiblement, il y a une absence de militarisme, de langage gagner-perdre malgré la souffrance de l’exil. Un nouveau genre de victoire est en train d’être recherché à un nouveau niveau intérieur. Ceci exprime une évolution de la conscience et de la motivation. Ceci change tout et nous amène à ce que nous appellerons la nouvelle alliance en Jérémie. II Esaïe sent ce qui est en train de venir – une religion fondée sur la grâce et non sur une perfection supposée ou sur la performance » (p 123). Richard Rohr perçoit II Esaïe comme l’exemple d’un réordonnancement éveillé prophétique. Les quatre fameux chants du serviteur (42.1-9 ; 49.1-6 ; 50.4-11 ; 52.13 et 53.12) constituent un tournant clair dans l’ensemble de la Bible – l’attente d’un genre très différent de libération. « Le Seigneur Yahweh vient à mon aide, ainsi je ne suis pas touché par ceux qui m’insultent. Comme du silex, je pose mon visage avec résolution. Je ne tomberai pas dans la honte » (Esaïe 50.7). Ce ne sont pas des chants que la psyché masculine peut facilement apprécier. Tous ces chants sont presque entièrement dans le langage de la vulnérabilité et du ‘sans puissance’ que Jésus a pleinement adopté, mais nous y sommes encore et probablement toujours non préparés » (p 122).

« II Esaïe est écrit dans le langage hautement évolué du résistant non-violent que nous commençons seulement à entendre au XXe siècle, chez des prophètes comme le Mahatma Gandhi, Rosa Park, Simone Weil et Dorothy Day. C’est le langage de la souffrance rédemptrice au lieu du langage universellement admiré de la violence rédemptrice… » (p123).

 

III Esaïe

« Quand vous lisez en prière les quatre chants du serviteur, ils mènent directement à l’universalisme naissant que nous trouvons dans ce que nous appellerons maintenant III Esaïe, un message rempli de chagrin qui résulte finalement en louange.

III Esaïe est le prophète que Jésus a directement cité quand il s’est présenté pour la première fois à la synagogue de Nazareth.

‘L’Esprit de Dieu m’a été donné

Yahweh m’a oint. Il m’a envoyé apporter de bonnes nouvelles aux pauvres. Guérir ceux qui ont le cœur brisé. Proclamer la liberté aux captifs. La liberté à ceux qui sont en prison. Et proclamer l’année de la faveur du Seigneur’ »

(Luc 4.18-19 citant Esaïe 61 1-2) (p 123). « Jésus a refusé de laisser Esaïe terminer sur une parole de peur. Heureusement, nous voyons qu’Esaïe n’en est pas resté là. Par la suite dans le livre, il s’exclame ‘Je suis prêt à me laisser approcher par ceux qui ne me consultent pas

Prêt à être trouvé par ceux qui ne me cherchent pas

Je suis là. Je suis là. Par une nation qui n’invoque même pas mon nom’ (Esaïe 65.1).

Cela résonne comme tant d’accessibilité et de générosité du côté de Dieu, peut-être trop pour ce que nous sommes capables d’espérer » (p 125).

Beaucoup de chercheurs pensent maintenant que III Esaïe (chapitre 55-66) a été écrit par une école entière de prophètes de style Esaïe qui a émergé après l’exil autour de 538 AC, tous utilisant le nom d’Esaïe parce qu’il en était venu à avoir une telle autorité » (p 12).

Un tournant majeur s’esquisse là : « Le chapitre final de III Esaïe porte des thèmes de libération universelle. Et de salut pour tous. Commençant avec les eunuques et les étrangers (56.1-7), continuant avec les agnostiques et les peu intéressés (65.1-9), continuant avec de nombreuses indications de salut universel (à travers la plupart du chapitre 65) et s’orientant vers une cosmologie globale avec ‘de nouveaux cieux et une nouvelle terre’ (65.17 ; 66.22). Ces images reviendront à nouveau à la fin du Nouveau Testament (Apocalypse 21.1). Grâce à Dieu, la Bible se termine dans une vision et une espérance optimiste… » (p 126).

 

Un message d’amour

Richard Rohr nous appelle à découvrir le message de l’amour divin qui s’exprime à travers les prophètes. « A nouveau et à nouveau, après avoir énoncé leurs péchés, Yahweh presque crie avec ces mots ‘Je pourrais vous abandonner, mais je vous aimerai même davantage – et même plus généreusement et de manière imméritée’. D’une manière ou d’une autre, ce message est répété au moins une douzaine de fois, dans Jérémie, Esaïe et Ezéchiel. Avec le développement de la manifestation de cet amour de Dieu, nous plongeons dans une nouvelle et éternelle alliance qui est confirmée par deux prophètes majeurs : Jérémie et Ezéchiel. Les évangélistes et Paul reprendrons ce message dans le bien nommé Nouveau Testament (testament signifie : alliance) quand ils parlent de ‘la nouvelle alliance en mon sang qui sera versé pour vous’ (Luc 22.20). Cependant la religion sacrificielle est terminée. Le salut (amour infini) est entièrement l’œuvre de Dieu et nous devons arrêter d’essayer de renégocier pour nous rendre plus méritant. Nous n’y serons plus jamais.

Esaïe proclame une nouvelle logique (illogique) de l’amour inconditionnel… Dieu est infini et gratuit comme l’univers et il nous est permis d’être les êtres humains luttant et échouant que nous sommes toujours » (p 129). Richard Rohr intitule le dernier chapitre de ce livre ‘Tout revient à l’amour’. « Ce que j’ai essayé de dire dans ce livre, est que les prophètes sont ceux qui simplifient toutes les questions relatives à la justice, à la récompense et à la punition par un simple appel à l’amour divin. Le soin divin infini, qui se donne, est la seule assomption, cause, facteur ou variable possible dans le drame de la création. Tout ce qu’il y a d’autre doit être enlevé comme une réponse à une absence de besoin et une complexité inutile – qui apporte seulement de la confusion à l’âme et à l’esprit. C’est la nature d’une religion mûre et mystique – simple et claire… Cet amour divin peut seulement être expérimenté et ne peut être prouvé par une logique rationnelle. Les prophètes professent avoir une telle expérience divine et nous disent que nous le pouvons et devons aussi. C’est leur unique et absolue fondation et leur pôle radical à partir duquel leur message entier est construit et cela les rend différent de tout autre genre d’enseignant » (p 143).

Dans ce chapitre final, Richard Rohr nous invite à suivre la voie de l’amour prophétique : « devenir conscient ; l’amour de Dieu est la norme ; les obstacles à l’amour ; redécouvrir une critique croyante ; l’Évangile plus profond d’un amour inconditionnel ».

Et il conclut :

« Les prophètes désirent que nous aimions Dieu par-dessus tout.
Et être aimé par Dieu par-dessus tout… Ce qui mènera et doit mener à un amour universel.
Ce genre qui nous amène à secourir ceux que nous préférerions beaucoup condamner.
C’est la conclusion durement gagnée par les prophètes.
Leur victoire emplie de larmes.
Y a-t-il une autre manière de gagner ? » (p 159).

‘The tears of things. Prophetic wisdom for an age of outrage’ n’est pas un livre facile à présenter tant il est gorgé de richesses. Non seulement pour ceux qui en sont peu instruit, on y découvre les messages des prophètes comme le cœur de la Bible hébraïque, mais on prend conscience que cette vision trouve en Jésus son apogée et que le message se poursuit dans une foi chrétienne authentique. C’est aussi un livre qui porte la pensée de Richard Rohr, telle qu’elle a muri dans la foi, dans l’expérience de la vie, dans la contemplation. On trouve ainsi dans ce livre une interprétation qui est le fruit d’une approche originale et courageuse qui sort des clichés et n’hésite pas à porter une critique acérée vis-à-vis des nombreux écarts entre le message d’amour inconditionnel et des enclos religieux. Ce livre comporte une multitude de facettes, ce qui implique un grand nombre de suggestions et, évidemment des occasions de questionnements.

On peut se demander si le titre premier ‘The tears of things’ est bien choisi pour rendre compte de l’apport majeur de ce livre. Certes il en exprime une des directions. La colère seule, assortie d’orgueil et de violence ne permet pas de promouvoir de justes causes. Elle ne construit pas. Ressentir et exprimer la souffrance manifeste une humanité commune. Richard Rohr parle d’ ‘un voyage de la colère à la tristesse et finalement à la compassion’ et ainsi il évoque ‘les larmes des chose’. Certes, c’est là un aspect du chemin emprunté par les prophètes et c’est un gage d’humanité dans leur annonce. Cependant, cet accent sur la tristesse ne doit-il pas être équilibré par une attention à d’autres réalités données par Dieu comme la joie, l’émerveillement ?

A la lecture du livre, nous sommes emportés par la manifestation de l’amour divin telle qu’elle s’exprime à travers l’expérience des prophètes. ‘Tout en revient à l’amour’. C’est là, pour nous, le message central de Richard Rohr. Le titre du livre en second : « Sagesse prophétique dans un âge d’outrage », correspond bien au ministère de Richard Rohr, fondateur d’un ‘Centre pour l’action et la méditation’.

Jean Hassenforder

 

  1. Pierre LeBel. Richard Rohr et le Centre pour l’action et la contemplation : https://www.temoins.com/richard-rohr-et-le-centre-pour-laction-et-la-contemplation/ Voir aussi sur ce site une présentation du livre de Richard Rohr, pour nous, une ressource essentielle : La danse divine : https://www.temoins.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/
  2. Richard Rohr. The tears of things. Prophetic wisdom for an age of outrage. Convergent books, 2025 extraits en traduction non professionnelle
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