A travers la lecture des études sociologiques, nous savons également que cette sociabilité est une caractéristique de notre époque. Danièle Hervieu-Léger décrit le phénomène en ces termes : « Pour stabiliser les significations qu’ils produisent afin de donner un sens à leur expérience quotidienne, les individus peuvent rarement se contenter de leur propre conviction. Ils ont besoin de trouver à l’extérieur l’assurance que leurs croyances sont pertinentes. (Aujourd’hui), c’est avant tout dans l’échange mutuel que les individus peuvent espérer trouver les moyens de consolider l’univers personnel de sens dont ils se dotent » (1).

Quelle signification théologique peut-on donner à cette réalité sociale ? C’est la question à laquelle Pete Ward répond dans un livre intitulé : « Liquid Church » (2). A côté d’une église « solide » héritant des cadres du passé, se dessine une église « liquide », fluide qui s’inscrit dans la mobilité et la flexibilité de la société d’aujourd’hui. A partir d’une riche expérience dans un travail auprès des jeunes, et en s’appuyant conjointement sur une double approche sociologique et théologique, Pete Ward nous communique une vision à travers laquelle il répond à nos questions sur le statut des rencontres informelles auxquelles nombre d’entre nous participent. Bien sûr, nous avons en mémoire la parole de Jésus : « Là où deux ou trois se réunissent en mon nom, je suis au milieu d’eux » (3). Mais, à côté de l’église classique, bien établie et caractérisée par la célébration dominicale, on peut se demander parfois si ces rencontres n’ont pas un statut de second rang.

Pete Ward nous montre au contraire que cette activité à tous les titres pour s’affirmer en tant qu’église et que de fait, elle s’inscrit dans une nouvelle forme d’église : une église émergente (4).
Dans cette perspective, l’assistance à une célébration dominicale n’apparaît plus comme une obligation. L’accent est mis sur notre vie dans le monde en tant que corps de Christ. On passe « du rassemblement des croyants à un endroit et à un moment donné à une conception de l’église comme un ensemble de relations et de communications » (p. 2). A travers notre vie chrétienne dans des communautés informelles, « c’est l’activité spirituelle des participants qui constitue le fondement de l’église et non plus des structures et des bâtiments » (p. 2).
Aujourd’hui le travail professionnel se développe et se constitue de plus en plus comme un réseau de communication. « De la même manière, Christ se communique à travers une fraternité informelle (informal fellowship) qui se traduit en interconnections, en groupements et en relations » (p.3). Dans ce réseau, « le Saint Esprit est à l’oeuvre en créant l’église ». Comme un ami de l’auteur, Stuart Murray, l’a exprimé un jour, en parlant de l’église, on passe aujourd’hui de la fixité au mouvement, d’un nom à un verbe. On pourrait dire : « I church, We church » : « Je fais église, Nous faisons église ».
« Dans cette perspective, les processus de création qui caractérisent la culture chrétienne actuelle (festivals, productions de musique, formations) constituent également l’église » (p. 3). Quand nous participons à ces évènements et utilisons les productions de ces groupes, nous sommes également en train d’être et de faire l’église. En évoquant le contexte français, on ajoutera à cette énumération les mouvements et les communautés qui participent à la même dynamique.

Pete Ward est inspiré par le sens de la mission. Beaucoup se sont éloignés des églises dans leur fonctionnement actuel. Celles-ci peinent à rejoindre les aspirations spirituelles de nos contemporains. En regard, une église émergente est en train de naître. Face aux nouveaux enjeux, il ne s’agit pas de rejeter l’église classique. Cette église structurée, cadrée, « solide » répond toujours à des besoins. Elle va améliorer son fonctionnement. Mais, à côté, un nouveau courant en phase avec la « modernité liquide » (5) qui caractérise la culture contemporaine, est en train de naître et il a besoin d’être reconnu et encouragé. « Nous avons besoin de plus de diversité dans la vie de l’église » (p. 4).

Une approche théologique

Le groupe de recherche de Témoins a mis en valeur l’apport de Stuart Murray et de Michael Moynagh (6). Comme ces deux autres auteurs britanniques, Pete Ward envisage le renouvellement et la réforme de l’église en s’appuyant à la fois sur une approche sociologique et sur un regard théologique. Plusieurs chapitres de « Liquide church » sont effectivement consacrés à une réflexion sur la nature de l’église à partir du Nouveau Testament.

« Les croyants sont unis les uns aux autres parce qu’ils sont un avec Christ. La tentation est de renverser cette priorité en pensant que le fait d’être joint à l’église, nous joint à Christ » (p. 36). En fait, la relation à Christ est première. Cette relation nous inscrit dans son corps. « Comme nous exprimons la vie du corps de Christ, nous sommes l’église ». Et nous pouvons traduire cette réalité dans des formes culturelles différentes. « Les relations, les groupes, les communications ont un rôle fondamental, car c’est à travers ces interconnexions entre les gens que l’église se constitue » (p. 38).

L’église est engendrée par Dieu. Dans les années récentes, il y a eu un renouveau d’intérêt pour la compréhension de Dieu. « En particulier, il y a une conscience croissante que la vie du peuple de Dieu est intimement liée à l’Etre de Dieu. Dieu comme Père, Fils et Saint Esprit en relation, la Trinité dans la communion, est perçu comme le modèle qui inspire l’église » (p. 44). Dans l’adoration, dans le culte, « nous rencontrons un Dieu relationnel qui est Trinité. L’adoration nous connecte à la relation dynamique du Fils au Père à travers l’Esprit ». Comme le montre le chapitre 5, la perspective trinitaire ouvre notre vision de l’église. Le thème de la relation devient une métaphore structurante (p. 51). Si Dieu est perçu comme un flux de relation dans la communion du Père, du Fils et du Saint Esprit, alors nous trouvons une perspective dynamique qui éclaire un genre d’église plus « fluide ». « La vision de l’église comme un réseau de relations et de communications revêt une puissante signification symbolique » (p. 55).

Cependant, dans un nouvel environnement mobile et fluctuant, comment la vie de l’église peut-elle se réguler ? Ici Pete Ward convoque de grands théologiens pour mieux exprimer les fondements de l’église (chapitre 7). « De notre point de vue, ce qui fait du rassemblement (quel qu’en soit la forme), la véritable église, ce n’est pas l’organisation sociale, mais la Parole de Dieu » (p. 67). L’église est elle-même lorsqu’elle communique Christ. Cette vision anime une église en réseau.

Dans ses rapports avec l’environnement, l’Eglise émergente trouvera son inspiration dans une théologie de l’esprit et une théologie de la grâce. Le théologien Jürgen Moltmann montre comment Dieu est à l’ouvre dans le monde. Comme esprit de vie, le Saint Esprit est actif non seulement dans les croyants, mais dans les hommes en recherche. Le recours à la pensée d’Abraham Kuyper, permet une analyse plus fine grâce à la distinction entre la grâce commune et la grâce spéciale. La Seigneurie de Dieu ne se limite pas à l’Eglise. « La grâce commune est l’œuvre de Dieu qui soutient la création et contient les effets mortels de la chute. La grâce commune crée un espace ouvert de possibilité dans lequel l’histoire peut exister et se développer » (p. 81). La grâce spéciale, celle qui sauve, s’applique aux individus. Elle va au-delà de la grâce commune, car elle crée une réalité nouvelle. « La personne sauvée est une nouvelle créature en Christ. C’est un nouvel être humain ».
L’église procède aussi de la nouvelle création. Dans l’environnement où elle navigue, l’église émergente est appelée à la fois à l’ouverture et au discernement. Ainsi en s’inspirant de la pensée théologique de Jonathan Edwards, on peut essayer de distinguer dans une expérience spirituelle des parts différentes qui tiennent à la grâce commune ou à la grâce du salut. « La spiritualité de la culture populaire est un point de départ, mais à partir de là, un travail plus spécifique de l’Esprit doit se développer » (p. 85). « L’église liquide doit rester centrée sur l’œuvre de l’Esprit en vue du salut ».

Pete Ward fonde sa conception de l’église sur les épîtres de Paul. « L’église locale et l’église universelle sont des réalités conjointes, avec un accent mis clairement sur la communauté locale comme étant l’église de Dieu ». « L’identité de l’église est exprimée simultanément à l’échelle universelle, au niveau de la communauté locale et au niveau des petits groupes » (p. 8). Si nous suivons Paul, nous pouvons considérer un petit groupe comme étant l’église au même titre qu’un rassemblement au niveau de la ville. Cette réalité nous renvoie à l’existence de réseaux.

Ainsi la vision de Pete Ward s’appuie à la fois sur une observation des changements dans la société et la culture et sur une réflexion théologique. Au fil des pages, ce texte très accessible, attentif au lecteur, ouvre constamment des horizons. A la fin de cette lecture, la réflexion d’un pédagogue français, nous est revenue en mémoire. « Le véritable apport est celui qui me permet de lire le réel, celui grâce auquel le réel perd son étrangeté, me devient suffisamment proche et familier pour que je puisse m’en saisir » (7).

Pour tous ceux qui vivent aujourd’hui leur foi en Christ à travers des rencontres informelles, un tissu de groupes de relations et de communications, ce livre apporte un éclairage qui permet à chacun de se situer dans un aspect essentiel de son existence : comment est-ce que je fais église aujourd’hui ?

Références.
(1) Hervieu-Léger (Danièle), Le pèlerin et le converti, Flammarion, 1999, Citation pp. 180 – 181
(2) Ward (Pete), Liquid Church. A bold vision of how to be God’s people in worship and mission. A flexible, fluid way of being church. Paternoster Press, 2002
(3) Evangile Matthieu 18,20
(4) Sur l’Eglise émergente, un site particulièrement dynamique : www.emergingchurch.info
(5) Bauman (Zygmunt), Liquid modernity, Cambridge (UK), Polity Press, 2000
(6) Stuart Murray, intervenant à la journée du 25 octobre 2003 sur l’Eglise en devenir (Paris) est l’auteur de : Murray (Stuart), Church planting. Laying Foundations, Paternoster, 1998
Le livre de Michael Moynagh : Changing world, Changing church vient d’être publié en français : Moynagh (Michael), L’Eglise autrement. Les voies du changement. Empreinte, 2003
Voir les textes rendant compte de ces livres dans la rubrique : « perspective » du site Internet de Témoins.
(7) Meirieu (Philippe), L’inavouable et / est l’essentiel, in : Lecteurs et lectures en éducation, INRP, L’Harmattan, 1993. Citation, p. 186.

Jean Hassenforder

Références: Groupe Recherche Témoins

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