L’avènement d’internet suscite une véritable révolution dans nos comportements sur les différents registres de notre vie (1). Nous voici dans une nouvelle manière de communiquer et de vivre en relation. La vie en église ne peut échapper à cette transformation. Au début des années 2000, Témoins s’était engagé dans une réflexion et une concertation sur ce sujet (2). Bien entendu, les initiatives chrétiennes se poursuivent sur internet dans le monde francophone. Mais aujourd’hui, on peut observer une dynamique particulièrement active dans l’univers anglophone. Celle-ci se manifeste notamment à travers des recherches qui nous éclairent sur les changements en cours.

Ainsi Tim Hutchins, chercheur à l’université de Durham (UK) a pour champ d’étude la « religion digitale » (« Digital religion »), c’est à dire : « les églises en ligne sur internet, l’évangélisation par ce canal et la lecture à l’ère numérique ». Dans la revue : « Bible in transmission », il vient de publier un article particulièrement novateur sur « la mort, l’espérance et internet » (3) : « Une description de la manière dont les medias numériques traitent aujourd’hui de la mort et du deuil ». Entre autres, la communication au sujet des personnes décédées se poursuit après leur départ. En 2010, Tim Hutchins a soutenu une thèse de doctorat sur les « églises en ligne » (« Online churches ») qui nous éclaire sur ce phénomène important.

Heidi Campbell, professeur de communication à l’Université du Texas (4) étudie la « religion digitale », les phénomènes religieux sur internet en rapport avec le christianisme, le judaïsme et l’Islam. Elle mène ses recherches à l’échelle internationale. Elle est l’auteure de nombreuses publications  scientifiques et de plusieurs livres. Elle a ainsi coordonné un ouvrage collectif récent : « Digital religion. Understanding religious practice in new media worlds » (5).

Ces deux chercheurs nous permettent d’y voir plus clair dans les pratiques chrétiennes à l’ère numérique.

Les églises en ligne

Tim Hutchins nous raconte comment il a exploré ce domaine : « J’ai passé plusieurs années à participer à des cultes en ligne, à développer des amitiés, à  écouter des prédications, à participer à des forums de discussion sur internet. La plupart des gens que je rencontrais en ligne, participaient déjà à une église locale chaque semaine, mais bon nombre d’entre eux restaient à la maison ou étaient blessés par la vie d’église et internet était leur seul moyen d’accès à une communauté chrétienne. Les églises en ligne ne détournent pas les gens des églises locales, mais elles peuvent apporter un grand soutien aux gens qui ne peuvent pas ou ne veulent pas participer à une église locale.

On constate ainsi dans l’univers anglophone une offre très active dans ce domaine. « Les internautes bénéficient d’un accès constant à la prière, à des débats intelligents, à des prédications de haut niveau et à des amis qui les soutiennent, toutes choses que souvent ils ne trouvent pas dans les églises locales. Le succès dans l’évangélisation est beaucoup plus limité en partie parce que les églises en ligne tendent à copier le style de culte des églises classiques. Si vous n’aimez pas les cantiques de l’office du soir (evensong) à l’église locale, pourquoi iriez-vous les écouter sur internet ? » (6)

La participation à des églises en ligne est loin d’être superficielle. Elle se caractérise souvent par son intensité. A partir de son expérience (3), Tim Hutchins nous rapporte que « ces croyants prient et parlent entre eux chaque jour, parfois pendant des années et des amitiés très fortes se développent à travers le temps. Certains peuvent quelquefois se rencontrer physiquement, mais comme ces communautés incluent des participants dans le monde entier, l’internet est le seul espace où chacun puisse converger ». Il y a bien là une dimension communautaire d’un genre nouveau.

Les pratiques religieuses sur internet

Depuis des années, Heidi Campbell étudie l’usage d’internet et nous décrit l’évolution du paysage religieux (7). « Les gens d’aujourd’hui, particulièrement les jeunes, appartiennent à des réseaux fluides qui ne sont pas délimités par des frontières traditionnelles : religieuses, familiales ou géographiques ». Ce changement est à la fois reflété et renforcé par internet. Les gens ne vivent pas exclusivement dans un univers  d’église ou dans un univers d’internet. Pour ceux qui sont des chrétiens pratiquants, « ils vivent à la fois dans les deux espaces ». « L’internet n’est pas en  train de transformer la religion. Par bien des côtés, il reflète simplement les grands mouvements qui se produisent dans la vie sociale et culturelle ».

Interrelations entre internet et le changement social et culturel

« Le concept de religion connectée (« networked religion ») reconnaît que les pratiques et les relations sur le plan religieux sont informées par les structures d’une société connectée (networked society »). Aujourd’hui, les relations sociales sont de plus en plus décentralisées, de plus en plus fluides. Dans une société connectée, nous vivons de plus en plus dans des interconnections globales et nos modes de relation et de croyance s’autonomisent. La religion devient de plus en plus individuelle. Cela se traduit par des expressions comme « croire sans appartenir » ou « la foi sans affiliation ». Ainsi ce que nous pouvons constater, c’est une cohérence entre les tendances sur internet (« online ») et les tendances en dehors d’internet (« offline »).

La religion connectée (networked religion) : quelles caractéristiques ?

Heidi Campbell décrit plusieurs caractéristiques de la religion connectée. Ainsi voit-on apparaître des communautés connectées (« networked communitity »). « Beaucoup de groupes religieux tels que des églises fonctionnent maintenant comme des réseaux souples et flexibles, plutôt que comme des groupes bien délimités. Les gens voient leur communauté d’église comme une partie de leur réseau social. Le degré d’adhésion des gens varie, et ils peuvent ne pas s’impliquer seulement dans une seule église ».

Les itinéraires des gens peuvent se décrire en terme d’ « histoires identitaires » (« storied identity »). Ces histoires montrent comment l’identité religieuse des gens est malléable plutôt que fixe. Autrefois l’identité religieuse était fixée une fois pour toute, à partir d’une éducation religieuse ou d’un sacrement. « Aujourd’hui les gens voient que l’identité religieuse est quelque chose qui peut se négocier, que vous pouvez construire et réaliser. Ainsi les gens utilisent particulièrement internet et d’autres ressources pour chercher une communauté spirituelle, leur propre « tribu spirituelle », un groupe de gens avec lesquels ils trouvent du sens pour leur démarche religieuse. Facebook et Twitter, les blogs, les medias sociaux permettent aux gens d’exprimer leur identité religieuse, d’expérimenter et de créer une identité commune qui soit libre par rapport aux contraintes institutionnelles. Les gens cherchent à créer un récit qui fasse sens au sujet de ce qu’ils sont ».

Heidi Campbell observe aussi une pratique de convergence (« convergent practice »), c’est à dire le fait de pouvoir se déplacer très rapidement dans internet et ainsi de puiser dans des informations et des pratiques de sources multiples.

Une quatrième caractéristique est ce qu’elle appelle une réalité multi-site (« multi-site reality »). Les gens connectent leur présence sur internet et leur vie en dehors d’internet. Ils relient différentes réalités.

Enfin Heidi Campbell évoque « une autorité qui se déplace » « shifting authority ». Il y a des légitimités nouvelles qui apparaissent sur internet, mais on voit également des leaders religieux bien en vue et ancrés dans des église classiques réussir sur internet et y gagner un public. Internet, à la fois, bouscule et renforce les institutions religieuses.

Nouvel horizon 

Devant cette réalité nouvelle et complexe, les églises peuvent avoir des attitudes et des politiques différentes : s’opposer, composer, ou entrer de plein pied dans ce nouvel univers. Mais il y a aussi un espace qui s’ouvre pour des réseaux exprimant des sensibilités renouvelées. Cette nouvelle offre permet une participation  diversifiée, croisée et plurielle.

Les analyses de Heidi Campbell mettent en évidence une correspondance entre les tendances actuelles de l’évolution sociale et culturelle et l’expansion d’internet. Internet intervient dans une société en transformation telle que des sociologues nous la décrivent depuis deux décennies dans différents pays. Ainsi, certaines analyses de Heidi Campbell rejoignent celles de Danièle Hervieu-Léger dans son livre : « Le pèlerin et le converti » (8). Au total, le développement d’internet paraît accompagner et renforcer une évolution sociale et culturelle déjà en cours.

Comme chrétiens, en regard, nous sommes appelés à développer une vision théologique qui nous permette de découvrir un sens dans ce paysage nouveau. A cet égard, nous trouvons une inspiration dans la pensée d’un des théologiens de l’Eglise émergente : Dwight J Friesen, dans son livre : « Thy Kindom connected » (9).

Toutes ces analyses nous appellent à une réflexion créative et imaginative. Ces recherches montrent que des sensibilités chrétiennes diverses peuvent s’exprimer et se vivre sur internet. Ainsi des chrétiens peut-être encore dispersés, mais engagés dans une orientation commune ne pourraient-ils se rencontrer sur la toile ? Ne pourraient-ils être et faire église ensemble sans exclure la participation à d’autres milieux d’église ? Une sensibilité chrétienne émergente, interconfessionnelle, alliant conviction et ouverture, ne pourrait-elle pas apparaître sur internet ? Ces questions appellent une recherche commune.

Jean Hassenforder

NOTES

1 ** Voir sur ce site ** : « Un  nouvel univers social et culturel. La révolution internet et ses conséquences. Le regard de Michel Serres : « Petite Poucette »
** Voir sur le blog : Vivre et espérer ** : « L’ère numérique. Gilles Babinet : un guide pour entrer dans un nouveau monde » .

Le 2 décembre 2000, Témoins organise une « Journée des internautes chrétiens francophones ». Un dossier sur internet et les chrétiens : N°132 p 12-15. Compte-rendu de la journée : N° 133 p 14  ** Voir sur ce site **.

Tim Hutchins. Death, Hope and the Internet. The Bible in Transmission. Winter 2013, p 17-19. Il y a, sur internet, une intensité de la communication entre les participants, si bien que dans de nombreux cas, une relation se poursuit avec ceux qui sont décédés.

Itinéraire scientifique de Heidi Campbell ** Voir sur Wikipedia anglophone **  

Campbell (Heidi), ed. Digital religion : understanding religious practice in new media worlds. Routledge, 2013 Ce livre comprend, entre autres, un chapitre de Tim Hutchins : « Considering religious communities through online churches ».

Interview de Tim Hutchins ** Voir sur le site : « Big Bible » **

« Heidi Campbell. The internet challenges and empowers religious institutions ». Interview d’Heidi Campbell ** Voir sur le site : « Faith and leadership » **

Hervieu-Léger (Danièle). Le pèlerin et le converti. Flammarion, 1999. (Aujourd’hui en poche). Ce livre, publié il y a déjà quinze ans, reste tout à fait actuel et permet de comprendre le paysage religieux d’aujourd’hui. ** Voir l’interview de Danièle Hervieu-Léger sur ce site : « L’autonomie croyante. Questions pour les églises » **

Friesen (Dwight J.). Thy kingdom connected. What the Church can learn from facebook, the internet, and other networks. Baker books, 2009

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