Aujourd’hui encore, les personnes sourdes forment une minorité peu reconnue et peu aidée. Corinne lutte pour la promotion des sourds dans la société et dans l’Église.

La surdité de mes parents a imprégné ma vie. Il faut savoir qu’un petit enfant, qui naît dans une famille de parents sourds, ne se rend pas forcément compte que ses parents sont différents des autres. C’est le regard des autres, leurs réflexions qui m’ont fait prendre conscience que mes parents n’étaient pas comme les autres ou plutôt, dans ma tête de petite fille, “que les autres n’étaient pas comme mes parents”.
Pour moi, mes parents étaient des gens tout à fait normaux, avec lesquels je communiquais aisément puisque j’ai appris leur “langue”, la langue des signes.

Une famille différente

Mon père parle la langue des signes. Ma mère est plutôt dans l’oralisme, elle se sert de sa voix qui est une voix de sourde, que l’on comprend mal quand on n’a pas l’habitude. Comme c’était ma mère, je la comprenais parfaitement. Pour moi, mes parents ne sont pas handicapés, ils sont sourds! Ce n’est pas la même chose. Ils ont leur langue, leur manière d’entendre, de parler, d’écouter.
Le fait d’avoir des parents sourds m’a fait grandir assez vite, en autonomie aussi. Étant entendante je faisais l’intermédiaire entre eux et l’extérieur. Je faisais le lien et très tôt j’ai été baignée dans le monde des adultes, confrontée à des situations telle qu’aller à la Sécurité Sociale ou chez le médecin. J’ai été leur voix, leur avocat, je n’étais pas une interprète neutre, je défendais mes parents. On se moquait d’eux, on les traitait comme des moins que rien, des imbéciles; j’étais humiliée, je me mettais en colère, ça me faisait mal parce qu’on humiliait mes parents! Car, comme tout enfant, mes parents étaient mes modèles, je les admirais.

Lorsque je suis allée au collège, j’étais celle qui ramenait des informations à la maison. J’expliquais à mes parents le monde politique. Ma mère très curieuse de nature voulait connaître le monde. Elle n’avait pas eu cette occasion puisqu’elle a longtemps été dans un orphelinat tenu par des sœurs qui ne connaissaient pas la langue des signes et obligeaient les élèves à parler. Ma grand-mère, très pauvre, s’était retrouvée seule avec six enfants, son mari mort à la guerre. Quand maman est devenue sourde à trois ans (opération des amygdales ratée), elle a été envoyée dans une école pour sourds à l’année. Ma mère se situe au niveau de sa propre culture, dans sa rencontre avec les gens, ni dans un monde ni dans l’autre, elle est dans les deux à la fois.Pour papa, son enfance a été difficile à vivre à cause de la violence qu’il a subie. Par la suite, il a été placé dans une école de sourds où la langue des signes était pratiquée. Aujourd’hui, son identité est celle d’un sourd. Il sait qu’il est sourd, c’est au milieu des sourds qu’il est le mieux, il se sent moins bien avec les entendants par manque de communication. Son milieu est le milieu des sourds.

Une vie transformée

La surdité de mes parents pendant ma jeunesse a été un poids, leur handicap était lourd à porter. Et pourtant, toute ma vie et mon enfance ont été très riches de vie, de moments partagés, et riches de souffrance même si c’est étrange de dire cela! Cette souffrance m’a pesé pendant de longues années et a entraîné des dérives dans mon comportement. J’ai ensuite, pour des raisons multiples, passé dix ans dans le brouillard et les bas-fonds.
Mais cette période a été d’une richesse extraordinaire et lorsque j’ai pu l’offrir au Seigneur, elle a été transformée en une source d’amour, de gloire, de dons extraordinaires que je n’imaginais pas. Cela a été surprenant de voir comment Dieu peut, à partir de ce qui humainement paraît noir, sali, inacceptable, intolérable, en faire une source de lumière et transformer une vie tout entière. La conversion, ce n’est pas dire “hier c’était négatif, aujourd’hui, c’est positif”. Il n’y a pas de séparation entre la Corinne d’hier et celle d’aujourd’hui. Il y a transformation et conversion, mais toute ma vie est “Une” et Dieu l’a réorientée. Il s’est servi de tout ce que j’étais.

Une œuvre de libération

Mon identité d’enfant entendante de parents sourds fait que je suis “bi-culturelle”. J’ai accueillie cette double culture, sourde et entendante, comme une richesse. Dieu attendait que je fasse ce chemin là pour m’appeler. Après ma conversion, j’ai senti que ma place n’était plus dans mon métier d’éducatrice. J’ai alors cherché à discerner la volonté du Seigneur, par la prière, à travers l’accompagnement spirituel et les événements bien sûr.
Sur mon chemin, j’ai rencontré d’autres personnes sourdes qui avaient des positions sociales différentes de celles de mes parents, des gens qui avaient de hautes places dans la société, qui se battaient, qui s’occupaient de la communauté sourde, qui étaient vraiment investies et qui étaient politiquement, socialement, intellectuellement, engagées. Ces gens étaient très solides dans leur identité sourde, et j’ai découvert un monde que je connaissais mal. Cela m’a touchée. À cette période, je me suis souvenue que jeune (j’avais environ quatorze ans), au foyer des sourds, avec mes parents, j’avais pris la parole devant tout le monde et j’avais dit : “Un jour je voudrais que, dans toutes les écoles, on apprenne la langue des signes”. À cette époque il y avait aussi ce désir de faire reconnaître cette langue pour que la situation change pour ces personnes sourdes.

Lorsque j’ai donc à nouveau rencontré des sourds quelques années après, cette situation est revenue à mon esprit. Ce désir s’est réveillé en moi. Dieu a aussi suscité ces rencontres. J’ai rencontré des personnes qui m’ont parlé de la formation d’interprète, et je me suis dit que, si je devais revenir dans ce milieu, il fallait que je passe par une formation professionnelle.
Pour deux raisons: tout d’abord pour ne pas tout mélanger, parce que ce n’était plus en tant qu’enfant de parents sourds que je voulais me situer mais en tant que professionnelle. La deuxième raison: c’est l’appel du Seigneur. J’ai très vite compris, comme je le pressentais, que dans l’Église, il n’y avait pas grand-chose de fait pour les sourds. Je sentais que le Seigneur me disait qu’Il avait besoin de moi. Pendant cette formation d’interprète à Paris, j’ai été en stage dans une aumônerie de sourds où j’ai rencontré trois jeunes chrétiens désireux de trouver leur place dans l’Église et de prendre leur responsabilité. C’est à travers eux que j’ai vraiment pris conscience du désert dans lequel vivent les chrétiens sourds.

En Église avec les sourds

Il y a effectivement des gens divers dans l’Église qui “s’occupent” des sourds. En réalité, ce sont beaucoup de bonnes volontés qui essaient de faire au mieux pour intervenir dans les aumôneries, au catéchisme. Il y a quelques mamans d’enfants sourds et des jeunes sourds qui se sont rendus compte de la situation, du problème de l’enseignement: le manque de vocabulaire religieux en langue des signes pour la catéchèse des enfants sourds, l’évangélisation.
Il faut professionnaliser ce milieu et changer les mentalités. Il s’agit de faire quelque chose “avec les sourds” et non pas “pour les sourds”! Il faut permettre aux chrétiens sourds de devenir eux-mêmes pasteurs, prêtres, catéchètes, animateurs de pastorale, animateurs de culte, de liturgie, qu’ils prennent véritablement leur place dans l’Église en devenant acteurs eux-mêmes. Il faudrait que l’Église comprenne que les sourds ont une place à part entière, qu’ils peuvent devenir responsables de la pastorale des sourds.
À travers eux, c’est cela que je défends, à ma place d’interprète en traduisant des cours bibliques, des messes, des retraites spirituelles. Ainsi, je veux permettre cette mutation, il faut que des personnes sourdes soient formées pour prendre des responsabilités.

Propos recueillis auprès de Corinne Farre par Richard Vandenbroucque

Une association en projet

Très récemment, les quelques sourds avec lesquels j’ai cheminé pendant les trois dernières années et qui se sont battus pour avoir leur place comme acteurs de la pastorale des sourds et à qui l’on a fermé quelques portes, réfléchissent au projet de gestion d’une association catholique de sourds.
Ce serait une association de sourds, créée pour des sourds. Elle aurait pour but de mettre en place des actions pour répondre aux besoins de sourds catholiques, d’être leur porte-parole.
Permettre aussi la diffusion de vidéos en langue des signes pour l’enseignement de la catéchèse, de la Bible… car il n’y a rien pour l’instant. Nous prions pour que la volonté de Dieu soit faite.

Historique

“La langue des signes” vient de personnes sourdes elles-mêmes qui l’ont inventée pour communiquer entre elles.
Vers 1750, l’abbé de l’Épée a structuré cette langue pour pouvoir l’enseigner aux enfants sourds.
À cette époque, des gens pensaient que, pour les intégrer dans la société, il fallait apprendre aux sourds à lire sur les lèvres, à parler: c’est “l’oralisme”.
Au congrès de Milan en 1880, se sont réunis des gens bien-pensants, laïques ou religieux, tous entendants et qui ont décidé “pour le bien des sourds” que la langue des signes devait être interdite dans l’enseignement et même dans les écoles. Cette langue a été interdite pendant près d’un siècle, mais les sourds entre eux continuaient à l’utiliser.
Deux associations ont été créées dans les années 70-80:
– 2LPE: “deux langues pour une éducation”, c’est-à-dire le Français lu-écrit et la langue des signes.
– IVT: “International Visual Theatre”, suscitée par un sourd américain, qui travaille essentiellement autour du théâtre.
En 1983, la langue des signes a été établie en France. Il y a eu la création de cours de langue des signes, une école d’interprétariat et trois écoles bilingues à Champs/Marne, Poitiers et Toulouse. En 1998, un rapport officiel, le rapport Gillot, a été consacré au droit des sourds. Ce ne sont là que des propositions. Le problème reste entier. Il y a une centaine d’interprètes professionnels, en France aujourd’hui, pour environ un million de sourds profonds qui utilisent essentiellement la langue des signes pour communiquer.

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