Les récentes recherches en sociologie des religions (et en missiologie) ont eu le mérite d’attirer l’attention sur une nouvelle réalité socio-religieuse en France métropolitaine : l’existence de communautés protestantes que les observations profanes on a vite qualifiées d’ethno-protestantes ou ethnico-chrétiennes.
En effet, depuis quelques années, des Eglises de tous les horizons culturels, mais particulièrement issues des pays touchés par l’immigration économique et les conflits armés, prolifèrent sur le sol français. Les chercheurs dénombrent des Eglises ethno-protestantes, des Eglises indépendantes d’origine et de forme africaine (congolaise, zaïroise), mais aussi d’expression malgache (FPMA), chinoise, vietnamienne et coréenne. Parmi ces chrétiens d’outre-mer qui donnent un autre visage à l’immigration et au protestantisme français, on ne peut ignorer la présence des Eglises de la diaspora des îles, d’Haïti et surtout des Antilles françaises (Guadeloupe et Martinique). De fait, le protestantisme antillais, par sa forte visibilité sociale et religieuse, irrigue le protestantisme évangélique métropolitain et autorise à parler d’un protestantisme créole avec qui il faut désormais composer.

Toutefois, en préliminaire, nous pensons qu’il est éminemment important de rappeler ici que la naissance de ce protestantisme créole, n’est pas sans lien étroit avec l’immigration antillaise en France métropolitaine et les dures réalités socio-économiques auxquelles certains de ces Français d’origine antillaise sont confrontés à cause de leur statut politique et social particulier.

Ainsi, au cours des années soixante-dix les Antillais ont fait des mouvements syndicaux les porteurs de leurs revendications économiques, sociales et politiques. Les trois principales revendications avancées à l’occasion des journées de manifestations expriment bien leur situation particulière : 8 avril 1976, 6 juillet 1977, février 1978 : « Antillais, Guyanais, dans l’action arrachons nos revendications »

– la première concerne leur condition d’immigré en France et porte sur le « droit aux congés cumulés pour l’agent et sa famille (tous les deux ans avec voyage payé); plus deux semaines de congé annuel hors cumul »
– la seconde, avec le même fondement, a trait à la fois au problème de la réinsertion professionnelle au pays, aux Antilles (« titularisation des auxiliaires en Métropole et arrêt du recrutement dans les DOM-TOM ») et à la cessation de la politique d’incitation à l’émigration (« dissolution de tous les organismes patronaux gouvernementaux qui gèrent la déportation et l’exploitation des travailleurs d’Outre-Mer »).
– la troisième enfin, corollaire des précédentes, intéresse l’avenir des intérêts économiques et sociaux des pays d’origine « développement de l’industrie et de l’agriculture au profit de la population et de l’économie locales et création massive d’emplois avec formation professionnelle correspondante et priorité d’embauche et de mutation pour les originaires des pays « d’Outre-Mer » ».

Fin des années soixante-dix et début des années quatre-vingt, déçus du peu de résultats de leurs initiatives syndicales, les Antillais paraissent, dès le début de cette décennie, déserter, en tant que groupe spécifique, le terrain des luttes socioprofessionnelles au profit de la lutte associative.

C’est dans ce contexte qu’il nous faut comprendre l’hypothèse qu’émet le sociologue Alain Anselin, qui affirme que depuis le désenchantement des syndicats et des partis politiques, les Eglises protestantes antillaises ou à majorité antillaise représentent, les nouveaux lieux de sociabilité et d’intégration engendrés par les structures de peuplement qu’invente l’émigration par lesquels la communauté antillaise « s’ouvre et communique » (ou peut se refermer sur elle-même, d’où le risque de ghettoïsation) avec la société française pour négocier l’amélioration collective de son sort.

Ainsi à travers cette thèse, nous visons essentiellement à interpréter la fréquentation massive des Eglises protestantes évangéliques en région parisienne par les Antillais. En effet, nos observations, participations et entretiens semi-directifs au sein de ces Eglises évangéliques et charismatiques montrent qu’elles subissent de plus en plus une certaine transfiguration culturelle que nous appelons la créolisation du protestantisme métropolitain. Cette créolisation horizontale et quelquefois verticale tend inévitablement à donner un autre visage au protestantisme parisien, un visage pluriel et quelquefois presque exclusivement créole.

Cette recherche sociologique et anthropologique prend en considération l’articulation de la religion et de l’ethnicité parmi la population protestante d’origine antillaise résidant en Ile-de-France. Nous visons donc à saisir, à partir de l’analyse des représentations de la conversion, des relations entre ethnicité et religion, les mécanismes qui sous-tendent la perception de la religion et la gestion symbolique des biens de salut par les protestants antillais.

Dès lors, toute la question pour ces coreligionnaires de cultures différentes est de savoir comment habiter l’Eglise plurielle, comment vivre leur créolité sans tomber dans les dérives du néo-communautarisme et comment accueillir l’autre dans sa différence culturelle sans l’enfermer dans sa créolité. Comment aborder les conflits de l’existence, du vivre-ensemble : s’affronter et s’entendre ?

C’est pourquoi nous pensons que le point archimédien de cette recherche est de démontrer que les Eglises protestantes d’expression antillaise ou à majorité antillaise se sont créées parce qu’on ne devient pas par miracle, c’est-à-dire d’un seul coup, membre à part entière d’une Eglise dont on est étranger par la culture, l’histoire et la langue.

Le présupposé philosophique et éthique d’un protestantisme tolérant n’est pas forcément le gage d’un accueil de la diversité culturelle et d’un vivre-ensemble sans conflit. Autrement dit, même dans l’Eglise, en l’occurrence le protestantisme, la rencontre de cultures diverses peut constituer une véritable épreuve pour des coreligionnaires d’arrière-plans culturels différents. C’est une épreuve, en ce sens qu’il faut s’affronter pour s’entendre et construire cet espace du vivre- ensemble.

Les questions principales que nous nous posons sont les suivantes : Qu’est-ce qui est à l’origine des Eglises « ethnico-antillaises » dans la région parisienne ? Qu’est-ce qui favorise la naissance de ces Eglises d’expression ou à majorité antillaise ? Ont-elles pour origine une stratégie identitaire ? Cette origine est-elle en rapport avec la conséquence d’une logique d’exclusion sociale présente sur le sol français et l’espace protestant ? Les protestants antillais ont-ils du mal à s’intégrer dans les milieux protestants métropolitains à cause d’une certaine viscosité sociale ? La création de ces Eglises d’expression antillaise reflète-t-elle un prolongement de l’esprit de compétition et de concurrence sur le plan religieux qui prédomine dans le milieu ambiant ?

La problématique de la thèse s’articule donc autour d’une question principale – quelle est la raison de l’émergence des Eglises d’expression créole ou à majorité antillaise ? – et de cinq hypothèses (et sous-hypothèses) :

– Le racisme
– L’ethnocentrisme
– L’absence d’une pastorale appropriée et l’échec d’un accueil fraternel
– Les stratégies identitaires et de reconnaissance sociale
– L’entreprenariat missionnaire et la valorisation culturelle

Dans le but de vérifier nos hypothèses de travail, nous avons donc procédé à un travail d’observation active et réalisé des entretiens semi-directifs formels et informels. Les réflexions qui suivent sont donc issues à la fois de notre travail d’observation auprès d’une vingtaine d’Eglises et d’une enquête qualitative menée auprès d’une cinquantaine d’hommes et de femmes d’origine guadeloupéenne et martiniquaise. La plupart sont nés en Guadeloupe et à la Martinique, mais quelques-uns appartiennent à la « deuxième génération ».

L’organisation matérielle et rédactionnelle de la thèse se présente de la manière suivante :
Dans la première partie, nous aborderons la problématique de la recherche en prenant le soin de bien poser la question principale à laquelle nous voulons répondre et les hypothèses centrales qui vont orienter la recherche.
Dans la seconde partie, nous proposerons un cadre conceptuel pour établir un contrat avec les lecteurs.
Dans la troisième partie, nous aborderons l’histoire et la socio-anthropologie actuelle des Antilles Françaises en nous intéressant au phénomène migratoire antillais, et de manière limitée, à la sociographie des Eglises d’expression antillaise et à majorité antillaise.
La quatrième partie établira de manière formelle une monographie de chaque Eglise observée et cherchera à analyser le rapport entre religion et ethnicité, le choc des cultures, la rencontre interculturelle, les relations entre coreligionnaires antillais et métropolitains dans les dites Eglises.
Enfin, la cinquième partie sera une mise en perspective : elle donnera du relief à la recherche et sera consacrée principalement à l’évaluation critique des hypothèses (et sous-hypothèses) centrales avancées au début de la recherche, ainsi qu’à leur vérification et à une analyse transversale de l’ensemble du travail afin de proposer un chapitre conclusif sur quelques thèmes récurrents.

Dans notre chapitre Pour une mise en perspective, nous faisons une analyse sociologique afin de faire une évaluation critique de nos hypothèses et de mettre en exergue quelques thèmes transversaux.

En tout premier lieu, nous affirmons que le travail d’analyse sociologique des différents récits recueillis lors des entretiens, par ce qu’ils nous donnent à voir, nous autorise à dire, sans que nous ayons à en rougir, que l’ensemble de nos hypothèses et sous-hypothèses se vérifient aisément dans tout notre travail mais particulièrement dans cette partie de décryptage ou de décodage d’entretiens. Cependant, nous admettons que si la majorité de nos hypothèses nous semblent confortées ; certaines, dont l’hypothèse du racisme nous ont semblé plus « faibles », plus difficiles à évaluer. Ainsi, certes, toutes se vérifient, mais à des degrés divers, bien que la « faiblesse » apparente d’une hypothèse ne l’infirme pas pour autant. C’est en ce sens que nous prenons l’exemple de l’hypothèse du racisme qui tout au long de ce travail nous a semblé plus difficile à vérifier que les autres car moins verbalisée à cause d’une certaine « pudeur » et du désir de ne pas porter atteinte à l’« image » des Eglises protestantes évangéliques.

En second lieu, il y a un lien entre nos différentes hypothèses et sous-hypothèses. Il y a relation, interaction, répercussion entre les différentes hypothèses. C’est le cas, par exemple, entre l’hypothèse de stratégie identitaire et d’entreprenariat missionnaire du racisme et de l’ethnocentrisme. C’est ce rapport entre le racisme, l’ethnocentrisme et le manque d’accueil fraternel qui explique très certainement la stratégie identitaire des protestants antillais dans la création des Eglises. C’est aussi le désir de se faire reconnaître en tant que Communautaire-Sujet qui motive les Antillais à créer des Eglises ou à « s’assembler avec ceux qui leur ressemblent » en développant ainsi inconsciemment des Eglises à majorité antillaise.

C’est aussi leur refus du racisme, de l’ethnocentrisme et de l’assimilation qui explique la création de ces Eglises d’expression ou à majorité antillaise, pour en faire des lieux, des espaces du « vivre possible » sans renier leur culture. C’est en refusant le statut de minorité passive qu’il ont pu être considérés et perçus par leurs coreligionnaires métropolitains comme une minorité active, capable d’entreprendre, et que là où ils sont acceptés, ils jouent un rôle prépondérant que bien des pasteurs reconnaissent. Appréhendés d’abord comme objets, leur désir de produire une vie religieuse vraiment autonome les fait devenir des acteurs. La production de cette nouvelle identité les aide à lutter contre le repli identitaire, la domination et l’assimilation métropolitaine.

En dernier lieu, nous pensons que l’hypothèse du repli identitaire énoncée par certains sociologues est trop restrictive. Elle n’est pas une hypothèse très féconde dans le contexte dans lequel évoluent les protestants antillais et elle mériterait d’être questionnée plus sérieusement par le chercheur. La prudence méthodologique nous invite à nuancer le problème de viscosité sociale et culturelle que nous avons soulevé. Nous avons constaté de la part de la majorité des protestants Antillais un profond désir de s’intégrer malgré un contexte difficile et indifférent. La création des Eglises d’expression antillaise et l’émergence des Eglises à majorité antillaise ne peuvent-elles pas être interprétées comme la volonté du Sujet communautaire de s’intégrer ? Ne sont-elles pas le signe même de la volonté de s’intégrer ou de s’adapter au sein du protestantisme évangélique à leur manière ? L’intégration est-elle unilatérale ? N’est-elle pas une démarche bilatérale ? Pouvons-nous interpréter l’exclusion comme ghetto ?

Nous terminons en invoquant quelques thème transversaux que nous avons repérés et qui semblent être le noyau dur de ce protestantisme créole.

Cette citation de René Depestre « Le métier à métisser qu’est la créolisation engendra des modes originaux de penser, d’agir, de sentir, d’imaginer, de danser, de prier, de travailler au corps la dynamique de la vie antillaise ». , résume en un tour de main notre conclusion générale. En effet, il y a une manière créole, antillaise, d’appréhender la vie dans son triple rapport à la nature, à l’homme et à l’absolu. Il y a une manière protestante créole de vivre la religion avec son histoire, ses émotions et son corps.

Le cheminement à travers la confrontation de la créoculture et de la religion nous a conduits à visiter une grande variété d’Eglises protestantes d’expression créole, sans pour cela pouvoir les explorer en profondeur et toujours discerner les frontières qui les séparent. Nous voulons en cette dernière partie, assez difficilement peut-être, livrer une gerbe à l’image des jardins créoles dont nous avons fait le tour, en présentant ces différentes Eglises.

L’articulation de notre réflexion dans cette partie pré-conclusive tourne autour de grandes questions. La première pourrait se formuler ainsi : existe-il une structure implicite qui relie les différents composants du protestantisme créole ? La seconde : qu’elles sont les caractéristiques similaires que l’on peut retrouver et est-il pertinent de parler d’un protestantisme créole ? Peut-on parler d’une approche créole (vision créole) de la religion ? Guidés par ces grandes questions, nous avons repéré dans nos conclusions plusieurs lignes fortes, des points de convergence mais aussi de divergence, entre les différentes Eglises. Nous soulignons, en tout premier lieu, l’existence d’un christianisme créole et une certaine créolisation du protestantisme en région parisienne. En deuxième lieu, ce christianisme a sa propre spécificité dont certains composants sont :

– Une religiosité chaude et émotionnelle
– Une religiosité vécue aux rythmes de la musique créole
– Le ressourcement identitaire et le renforcement de l’identité créole
– Un protestantisme créole et un certain contrôle social
– Un protestantisme de conversion

Les inattendus de notre recherche et les explorations futures

Pour terminer cette exposé, nous dirons qu’une thèse n’est pas seulement le fait répondre à des questions principales. Une recherche, ce n’est pas seulement la confirmation d’hypothèses, c’est aussi quelquefois leur infirmation. Il nous semble que c’est aussi des inattendus plus complexes que l’on ne peut pas toujours expliquer sociologiquement (il faudrait l’entrecroisement d’autres disciplines : psychologie, etc). Décrire n’est pas expliquer et expliquer n’est pas toujours comprendre. Lorsque l’on tente de décrire, d’expliquer les inattendus sociologiques observés, nous sommes obligés d’admettre que nous ne les avons pas forcément compris. L’explication sociologique n’est forcément une compréhension sociologique.

Une thèse a aussi pour vocation de susciter d’autres questions et d’autres recherches, d’autres perspectives de recherches. Dans ce travail, nous nous sommes trouvé ainsi face à des inattendus. Par exemple la présence massive des Antillais dans des communautés d’expression africaine dans le nord de Paris, ou la fréquentation des communautés chrétiennes brésiliennes et haïtiennes par des Antillais.

Il nous reste encore à explorer la situation des jeunes protestants, les Négropolitains, de la seconde ou de la troisième génération dont nous n’avons pas beaucoup parlé dans ce travail de recherche et qui constituent pourtant une population importante dans les réunions de jeunes.

Il est aussi important de se demander comment les protestantismes créoles et métropolitains vont se transformer dans les années à venir. Quels sont les nouveaux types de mouvements qui viendront modifier le protestantisme antillais et l’état de créolisation du protestantisme métropolitain en région parisienne ?

Comment se passe l’intégration des Antillais dans les paroisses catholiques de la région parisiennes ?

Nous espérons que ce dialogue entre nous et les membres du jury débouchera sur d’autres pistes de réflexion qui contribueront à enrichir ce travail que nous offrons à la communauté scientifique.

Jean-Claude GIRONDIN, Institut Européen des Sciences des Religions, le 19 décembre 2003

Références: Groupe Recherche Témoins

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