Notre monde a-t-il besoin de prophètes est une bonne question à laquelle Guy Aurenche a accepté de répondre au cours du débat organisé lors des Etats Généraux du christianisme à Strasbourg le 13 octobre 2012. A l’approche du 21 décembre 2012 (date d’une nouvelle fin du monde annoncée qui soucie quelques personnes mais en amuse beaucoup d’autres) le sujet n’est pas sans pertinence … ou impertinence ! Lisons donc le clair et excellent exposé du Président du CCFD-Terre solidaire à ce propos.

« Pour lancer le débat je reprends telle quelle la question qui  est posée. Ma réponse est clairement oui. Je voudrais dans un premier temps énoncer les 3 raisons principales qui me font répondre  affirmativement. Dans un second temps j’examinerai quelques-unes  des caractéristiques des prophètes des temps modernes.
 Il faut tout de suite préciser que sous le terme de prophète j’entends aussi bien des femmes que des hommes".

I.     Oui, notre monde a besoin de prophètes
Il faut tout de suite préciser que sous le terme de prophète j’entends aussi bien des femmes que des hommes.
Par ailleurs, précisons également que je n’entre pas dans le débat qui consiste à savoir si Jésus Christ est le dernier et le seul prophète. Je m’en tiens à une acception plus ordinaire du mot prophète.


A.    Parce que nous sommes des êtres à la mémoire courte et des êtres aux appétits profonds.

1.    Des êtres à la mémoire courte

Il est clair que tout au long de la vie des individus comme des peuples, les promesses se multiplient. Les convictions sont affirmées (Égalité, liberté, fraternité, dignité, amour…)
Il est non moins clair que ces affirmations et ces promesses nous les oublions ou en tout cas nous ne parvenons pas à les mettre réellement en pratique. Nous sommes des êtres à la mémoire courte. Ce n’est ni un pêché ni une faute. C’est un constat. Pour raviver cette mémoire courte, le rôle du prophète me parait essentiel.

–    Mémoire courte également en raison des circonstances dans lesquelles nous vivons.
Il me semble que le monde d’aujourd’hui, sous bien des aspects, nous pousse à oublier les engagements et les convictions proclamées. Cela est vrai à travers le phénomène de mondialisation qui provoque à la fois un éclatement de la pensée, une multiplication des propositions faites sur le plan convictionnel par les uns et les autres, une profusion de débats d’où l’on peut sortir avec le sentiment que tout se vaut et que rien ne mérite véritablement un choix particulier, enfin avec l’idée très certainement juste qu’un accord global sur un ensemble de convictions est sans doute, en tout cas à l’heure actuelle, totalement impossible.
Cette mondialisation, à côté de la multiplication des sollicitations et des propositions, est aussi caractérisée par la rapidité des rythmes de vie et en particulier des rythmes des communications. L’internet va tellement vite qu’il nous incite à oublier ce qui a été dit quelques heures auparavant.
La mondialisation c’est aussi le processus de marchandisation généralisée. Au cœur de cette réalité, marchandisée, que valent nos promesses, nos convictions et nos engagements ? Il est d’autant plus important que des prophètes nous le rappellent.

–    Etres à la mémoire courte nous le sommes aussi parce que nous sommes des êtres naturellement « pressés », pressés de vivre, de vivre pleinement. Est-ce une caractéristique de notre époque, je ne le sais pas. En tout cas le désir de s’éclater, de vivre sa vie, de ne pas rater le temps présent, nous habite je le crois à l’échelle universelle. Nous sommes d’autant plus « pris par le temps » que nous sommes mortels d’une part et que d’autre part, nos sociétés repoussent de plus en plus la mort hors de leur horizon. Cela ne peut que créer en nous une angoisse, une accélération dans nos désirs de « consommer la vie » puisque cette étape qu’est la mort est soit ignorée soit totalement externalisée de nos réalités de vie.

2.    Nous sommes des êtres aux appétits profonds.

Je veux signifier par-là que notre monde, dont j’ai dit à l’instant qu’il était habité par des êtres à la mémoire courte, est également habité par ces mêmes êtres qui sont eux-mêmes en appétit de profondeur, d’au-delà, du plus que…
Sans doute tout au long de l’histoire de l’humanité mais encore davantage aujourd’hui je crois que nos concitoyens sont habités par le plus grand que soi, l’envie de plénitude, un certain appétit de transcendance (même si ce mot choque certains) une immense envie d’aimer et d’être aimé au-delà des réalités voire des possibilités.
Cet au-delà exprime pour moi la notion d’appétit profond. C’est tout ce qui nous dépasse et toute cette envie que nous exprimons de ne pas rater ce rendez-vous des dépassements.
Il serait très important, tout spécialement pour l’Eglise catholique, d’arrêter de juger le monde pêcheur parce qu’il ne verrait pas plus loin que le bout de sa vie, le bout de son nez. Il est normal que ce monde ait envie de vivre, de vivre en abondance (Jésus Christ nous l’a dit). Mais il n’est pas facile d’être véritablement au rendez-vous de cette envie de la vie pleine pour les raisons exposées dans la partie précédente. En raison de ces appétits profonds qui nous habitent, le-la prophète a un rôle essentiel puisqu’il nous rappelle non seulement nos engagements mais également la profondeur dans laquelle les dits-engagements et convictions s’enracinent : ces appétits en profondeur dont je parlais plus haut. Les prophètes sont des hommes, des femmes qui, sans quitter les réalités terrestres, nous invitent à ne pas oublier les au-delàs qui nous constituent également.

B.    La seconde raison qui me fait répondre oui au besoin de prophètes pour notre temps, se situe dans une réalité dont je fais l’expérience plus que jamais à travers l’aventure du CCFD-Terre Solidaire (Comité catholique contre la faim et pour le développement) : la lutte contre les injustices devient de plus en plus urgente.

Ces injustices ont-elles grandit ? Je ne sais. En tout cas nous en sommes davantage conscients. Cette conscience des injustices, qui généralement provoque chez beaucoup d’entre nous silence et abstention, ne peut pas ne pas nous miner de l’intérieur. C’est le sentiment de mentir au regard des engagements de justice que nous avons pris. C’est le sentiment de notre totale incapacité à aider des êtres humains à rester humains. Nous savons tout cela, mais nous avons du mal à ne pas nous réfugier soit dans l’oubli, soit dans la considération que ce travail contre les injustices est un travail qui ne relève que de la compétence de quelques spécialistes, de quelques militants, de quelques engagés dans le social !
Le prophète lui, ne fait pas d’arrangement avec les injustices. Il est radical à ce sujet. Il dénonce nos manquements et ceci dans tous les domaines. Aujourd’hui il continuerait de s’élever contre la torture, la faim dans le monde, les divers trafics d’êtres humains, la pauvreté généralisée, les processus volontaires d’exclusion et les nombreuses violences que nous laissons éclater. Oui, les prophètes sont nécessaires lorsqu’ils nous redisent que la lutte contre l’injustice n’est pas un gadget social pour militants ou croyants utopiques.

C.     Les prophètes (femmes et hommes) sont nécessaires à notre monde car au cœur de ces réalités, en tenant compte de ce que nous sommes à la fois des êtres à la mémoire courte et en appétit profond, je crois véritablement que Dieu a une envie irrésistible de parler à ce monde, de nous parler à chacun.

Oui, Dieu veut nous parler, nous parler d’amour, de justice, de paix, de réconciliation. Il ne peut pas s’en empêcher ! C’est sans doute sa dimension très « Esprit Saint ».
D’ailleurs Il nous invite à la conversation. Après avoir constaté nos incapacités à véritablement savoir le rencontrer, au cœur de la dénonciation parfois violente que Dieu fait à l’encontre de nos pratiques de sacrifice, le texte d’Isaïe (chapitre 1er–17), démontre l’envie de Dieu de nous parler : « et Dieu dit : viens et discutons… »
Cette envie irrésistible de Dieu de parler d’amour et de justice, aux hommes et aux femmes que nous sommes passe en particulier mais pas uniquement par les prophètes. En effet, pour nous parler Dieu, celui que révèle la Bible et qui se révèle totalement en Jésus-Christ, s’est fixé comme pédagogie incontournable, comme règle « d’animation » (ce qui donne du souffle, de l’âme), de passer par des êtres humains pour porter cette parole. Il ne parle pas tout seul, ou rarement ! Il fait passer ses messages par des hommes et des femmes, et ceci à travers les événements, les signes des temps, les égarements, les gestes de vie et de survie.
Dieu a un plan d’amour pour l’ensemble de l’humanité. Il ne se contente pas de parler. L’ensemble de sa parole se situe dans une espérance d’épanouissement de cette humanité (c’est sans doute ce qu’on appelle l’eschatologie). Il me semble important de replacer les cris des prophètes d’aujourd’hui dans ce plan d’amour fondamental et éternel que Dieu développe sans cesse.

C’est pourquoi le prophète n’est pas seulement celui qui dénonce nos infidélités, nos cupidités, nos gestes inhumains ou injustes. Il n’est pas seulement celui qui le fait avec force, colère, parfois brutalité, dont les excès risquent d’ailleurs de nous écraser ou de nous réduire en poussière.
Le prophète est la voix passionnée du plein amour de Dieu à notre égard.
Comme les parents qui réprimandent leur enfant « c’est pour ton bien », de même Dieu dit à travers les prophètes : « c’est parce que je t’aime tant que je te fais ce rappel. Parce que tu as tant de prix à mes yeux que je me sers de la voix forte et parfois provocante de certains hommes et femmes ».
Dieu veut nous rappeler à cette pleine capacité d’amour qu’il a mise en nous et dont nous sommes parfois oublieux.
Le prophète n’est donc pas un prophète de malheur. Celui qui ne dénonce que ce qui ne va pas. Le prophète est d’abord l’annonceur d’une Bonne Nouvelle, comme je le disais à l’instant, il est la voix passionnée du plein amour de Dieu à notre égard.
Le prophète d’aujourd’hui comme d’hier est sans doute habité de cette voix passionnée du plein amour de Dieu. Il met en scène son message, il l’incarne et tire toutes les conséquences de ce rappel à l’amour dont Dieu l’a chargé.
Le prophète joint toujours le geste à la parole. Il ne nous laisse jamais en totale désolation ni même en culpabilisation destructrice.

Il propose toujours une démarche, une réaction, un mouvement. C’est sans doute ce que l’on appelle d’une manière compliquée : la conversion.
Le prophète se met en route pour aller voir le roi, il propose aux banquiers de changer leurs pratiques trompeuses, il redit au juge les exigences déontologiques, il appelle les responsables à mettre sur pied de véritables programmes sociaux.
Et le prophète ne se contente pas de discours, il agit en se couvrant de cendres, en se déshabillant, en se mettant en colère, en posant des gestes étonnants.
Pour toutes ces raisons, parce qu’il est la voix passionnée du plein amour de Dieu, le prophète (homme et femme) est bien nécessaire au temps d’aujourd’hui.

II.    Oui, la question des prophètes est une question d’actualité

Les historiens eux-mêmes se sont d’ailleurs penchés sur ce phénomène du prophétisme, non dans une démarche religieuse mais dans une démarche purement historique. L’historien André Vauchez, dans un ouvrage récent, donne cette définition : « un prophète est un homme ou une femme qui, confronté à une situation de crise, ouvre et propose une voie nouvelle à une communauté ou un peuple en référence à une expérience surnaturelle et/ou une exigence de la conscience morale. »
Il me semble qu’il y a ici tous les éléments de l’approche du prophète, nécessaire pour notre temps. Il est intéressant que des hommes et des femmes, des chercheurs, non chrétiens, disent l’importance du phénomène prophétique pour nos sociétés contemporaines.
Paul VI écrivait que « l’homme contemporain croit davantage aux témoins qu’aux maitres ». Cela aussi renforce le rôle de témoignage que le prophète doit avoir au cœur de nos sociétés avides de ces témoignages.
Pour redire l’actualité pressente du prophétisme, il faut sans doute avoir présent à l’esprit la lassitude qui habite l’homme moderne. « Voici que l’homme a peur de l’homme et de ce qu’il fait de lui, de ce qui lui échappe, de l’inhumain qui se glisse malgré lui dans les plis de l’humain. Cette inquiétude n’est pas neuve… personne n’occupe plus à l’avance de place reconnue. On serait presque tenté de dire que personne ne se sent attendu. Les individus sont souvent fiers de leur autonomie mais ils sont seuls. Courageux mais seuls et parfois bien las » (Françoise Le Corre dans Le centre de gravité, éditions Bayard).
Dire la lassitude de l’homme moderne c’est dire l’importance des encouragements et des avertissements qui doivent lui être adressés par les prophètes.

Soulignons également dans l’actualité, le problème du temps de l’écoute des prophètes. En effet notre société est bombardée d’informations superficielles et multiples. Il est difficile de choisir notre information. Retenons cependant que dire l’importance du prophète c’est s’engager, personnellement et en groupe, à choisir nos modes d’information et à en utiliser d’une manière adéquate.
Quelle place faisons-nous dans notre vie personnelle, communautaire, paroissiale, sociale et ecclésiale, aux paroles des prophètes ?
Il est certain que les prophètes n’ont pas toujours été bien traités. Ceci est vrai dans l’histoire biblique. Ceci est vrai aujourd’hui. L’Eglise catholique a une grande tendance à marginaliser volontiers les prophètes contemporains. Certes elle célèbre les prophètes du passé et veut les donner en exemple. Cependant pour le prophète de son temps elle a plus de mal à en accepter la rugosité et les exigences. On peut ainsi penser à Dom Helder Camara, archevêque de Recife qui a joué ce rôle de prophète et qui n’a pas toujours été reconnu au sein de l’Eglise à laquelle il est toujours resté fidèle.
Nous avons dans la société d’aujourd’hui, et dans l’Eglise, toujours très peur des démarches d’interpellation, de dénonciation. En effet de telles démarches sont considérées comme politiques. Ce n’est pas très catholique !
Pourtant la dénonciation prophétique est toujours une dénonciation politique. En effet elle appelle au changement. Aux changements personnels mais aussi aux changements sociaux.
Je voudrais terminer en évoquant quelques figures de prophètes.


Quelques prophètes contemporains ? bien sûr nous pensons à Martin Luther King, à l’Abbé Pierre, à Joseph Wrezinski. Puis-je y ajouter Albert Camus ?

Pour moi ce sont aussi les deux femmes fondatrices de l’ACAT (Action des Chrétiens pour l’abolition de la torture) Edith et Hélène. Ayant entendu un message dénonçant la pratique de la torture, elles se lancent dans l’aventure de l’information et de la mobilisation des chrétiens, avec d’autres, dans la lutte contre la torture. Elles le font, enracinées dans la parole de Dieu et dans l’exigence d’action.
Puis-je considérer comme un texte prophétique celui de la déclaration universelle des droits de l’Homme proclamée le 10 décembre 1948 par les Nations Unies ? Après 60 millions de morts, la Shoah, les camps de la mort, la bombe atomique et bien d’autres désastres, les hommes et les femmes qui ne veulent plus revivre ces malheurs décident de « proclamer leur foi en la valeur et la dignité de la personne humaine ». De cette proclamation ils en tirent des obligations en termes de droits et de devoirs.

Peut-être également pouvons-nous considérer que la société civile, lorsqu’elle joue son rôle de dénonciation et de proposition joue un rôle prophétique.
Pourquoi ne pas risquer de dire que les propositions faites par le CCFD-Terre Solidaire lorsqu’il dénonce les biens mal acquis, lorsqu’il fustige les paradis fiscaux, lorsqu’il lutte contre les accaparements des terres, participe de cette responsabilité prophétique.
Bien sûr il le fait avec bien d’autres. C’est ce que nous appelons la société civile. C’est pourquoi les activités que celle-ci nous propose ne sont pas seulement d’aimables obligations morales. Elles sont la réponse à ces cris prophétiques qui permettent à l’humanité de rester humaine.

Et le pape Jean XXIII n’est-il pas un prophète lorsqu’il convoque le Concile Vatican II ? Encore l’est-il lorsqu’il fustige les prophètes de malheur si fréquents dans notre Eglise lorsque celle-ci se « dresse » contre le monde. « Dans la situation actuelle de la société, il est des hommes qui ne voient que ruines et calamités ; ils ont coutume de dire que notre époque a profondément empiré par rapport au siècle passé ; ils se conduisent, comme si l’histoire qui est maîtresse de vie n’avait rien à leur apprendre, et comme si du temps des Conciles d’autrefois, tout était parfait en ce qui concerne la doctrine chrétienne, les mœurs et la juste liberté de l’Eglise.

« Il nous semble nécessaire de dire Notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin. »

En conclusion et pour ne pas nous effrayer de la tâche prophétique, puissions-nous avec le prophète Michée (chapitre VI) accepter ce message : « On t’a fait savoir homme ce qui est bien, ce qui plait à Dieu. Accomplir la justice, aimer avec tendresse, et marcher humblement avec ton Dieu. » Décidemment ce travail de prophète est bien nécessaire. Peut-être est-il aussi à notre portée ?


Guy Aurenche

 

 

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