C’est dans le cadre d’une fête que l’évangile de Jean place la première manifestation publique de la mission de Jésus, le premier miracle (ou en partant du mot grec d’origine, le premier signe) ; et à propos d’un problème qui peut sembler anecdotique, le manque de vin au cours d’un repas de noces…On se serait attendu plutôt à une occasion un peu plus importante, une demande de guérison par exemple… « Miracle de luxe » alors ? Mais les noces jouent un rôle important dans la Bible ! Un miracle n’est-il  pas justement un « signe » fait avant tout pour attirer notre attention sur un enseignement ? Et si ce signe était donné pour nous montrer déjà que l’on peut –et même que l’on doit – « marier » spiritualité et fête ?

     Car Jésus, « l’époux », est là maintenant, la joie est de mise, et non les jeûnes et les mortifications diverses, ce qui surprendra plus tard les pharisiens et même les disciples de Jean ; mais Jésus leur répondra : « les amis de l’époux peuvent-ils s’affliger pendant que l’époux est avec eux ? » (Matthieu, 9, 15) Après la résurrection, cette parole prendra une toute autre dimension : elle évoquera alors la joie durable rendue possible par une communion intime avec Jésus vivant en nous par son Saint-Esprit, nous permettant déjà de « demeurer avec lui », ce qu’évoque déjà le chapitre précédent au verset 39, où il est dit des  deux premiers disciples qu’ils « virent où il demeurait et restèrent auprès de lui »…
Car au verset 11 de notre récit, il nous est précisé que Jésus manifesta par ce miracle sa nature divine ( « sa gloire »), lui permettant d’être l’intermédiaire entre le Père et nous, de nous « ouvrir le ciel », comme il le déclare dans le passage qui précède immédiatement, au dernier verset du 1° chapitre de Jean : «vous verrez désormais le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l’homme ». Et le passage qui suit notre texte confirme cette annonce d’une nouvelle alliance, marquée par un culte qui n’est plus centré sur le temple, fait de main d’homme, mais sur Jésus (« détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai…il parlait du temple de son corps »- Jean 2, 19,21).

 

On est donc loin, avec ce qui s’est passé ce jour-là à Cana, d’un  miracle de luxe ! Il s’agit en fait de l’annonce d’un changement radical lié à la personne de Jésus et à son sacrifice sur la croix : le vin est une image de son sang,  par lequel se réalisera la purification unique et parfaite qui remplacera l’eau des purifications rituelles (évoquées au verset 6), obligatoirement répétées et imparfaites ; il est aussi une évocation de l’Esprit-Saint dont les manifestations ont pu être confondues avec les effets du « vin doux » lors de la Pentecôte !
Par ailleurs, la transformation de l’eau en vin apparaît, en tant que transformation de la nature, comme un véritable acte de création divine, dans toute sa profusion (chaque mesure –verset 6 encore- correspond à elle seule à plusieurs dizaines de litres !), qui montre que Dieu pourvoit sans compter.
Pourtant, le verset 2 donne l’impression que Jésus est un peu là « par raccroc », ainsi que ses disciples,  alors que sa mère, elle, « était là » au départ (verset 1), peut-être parce qu’elle faisait partie de la famille ou des amis proches ; et sa réaction à l’observation de sa mère semble d’abord bien peu encourageante, presque brusque : si le mot « femme » et non »mère » qu’il utilise n’a rien de péjoratif à l’époque –il l’emploiera aussi avec elle à la croix, avec Marie de Magdala au tombeau- l’expression traduite par exemple par : « qu’y a-t-il entre toi et moi ? » installe une distance avec l’interlocuteur et peut même signifier dans certains cas : de quoi te mêles-tu ? interprétation qui semble corroborée par la suite de la phrase : « mon heure n’est pas encore venue » : on a vraiment l’impression que Jésus veut faire comprendre à sa mère que sa demande de miracle vient trop tôt, que c’est à lui, non à elle, de discerner le moment favorable pour dévoiler sa véritable nature ; et il est vrai qu’il peut être tout à fait légitime de résister à des sollicitations, même pressantes, qui nous détournent de ce que Dieu attend de nous, d’aller en priorité où Lui visiblement nous appelle.

Ici, nous ne sommes visiblement pas dans ce cas : Jésus accorde finalement  la demande de Marie, ce qui peut nous laisser penser que les plans de Dieu ne sont pas imaginés de façon stricte, que dans sa générosité il peut accepter, non de les changer, mais d’en adapter l’exécution, en considérant l’être humain comme un partenaire dont on prend la situation en compte, qui peut même contribuer à leur réalisation : certains sont allés jusqu’ à dire que Marie avait contribué à la réalisation de la vocation de Jésus, et pas seulement en acceptant d’être la mère du sauveur.
Il est vrai que dans ce passage, Marie apparaît comme la référence du chrétien : elle se tourne vers Jésus comme pourrait le faire un de ses disciples, elle qui est sa mère, et se borne à lui faire remarquer un besoin : « ils n’ont plus de vin ». Ensuite, elle ne se laisse pas démonter par l’apparente « rebuffade » de Jésus et reste dans une foi tranquille : ce que décidera Jésus sera de toutes façons juste, elle en est convaincue, au point de dire aux serviteurs : « faites ce qu’il vous dira » ; attitude qui peut rappeler celle d’une autre femme de l’évangile, la cananéenne, qui restera dans la foi et dans l’humilité après un premier refus de Jésus de guérir sa fille (« oui, Seigneur, mais les petits chiens mangent les miettes des enfants » -Marc, 7,28) ; ce qui ne veut pas dire que, dans le cadre de sa foi, Marie n’aura pas, comme tout chrétien, à affronter parfois les questions et les doutes (Luc, 1, 34 : « comment cela se fera-t-il ? » demande-t-elle à l’ange annonciateur ; Mathieu, 12, 48 : « qui est ma mère, et qui sont mes frères ? » répond Jésus à ceux qui lui annoncent qu’ils veulent lui parler alors qu’il enseigne).

Le miracle accompli par Jésus à Cana n’a donc provoqué la foi, ni de Marie, ni des premiers disciples (qui l’avaient déjà suivi) ; ce n’est pas le rôle d’un miracle, nous le savons bien : malgré tous ses miracles, les frères de Jésus n’ont pas cru en lui pendant longtemps ; mais la foi des disciples, comme celle de  Marie sans doute, a été nettement fortifiée (verset 11 : « il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui ») par un évènement qu’ils pourront, comme Marie, se remémorer, « repasser dans leur cœur » (Luc, 2,19), condition indispensable –et souvent citée dans les Ecritures- pour demeurer dans la foi.
Encore fallait-il que ce miracle fut « authentifié »en quelque sorte, et c’est là qu’intervient l’ordonnateur du repas, autorité responsable de l’organisation, à qui Jésus renvoie les serviteurs, manifestant son choix  de prendre en compte les structures sociales existantes : il va jouer le rôle de l’observateur extérieur, du témoin étranger à ce qui s’est passé,  alors que les serviteurs « savaient bien » -verset 9 –  d’où venait l’eau changée en vin, eux qui l’avaient versée dans les vases de pierre ; son étonnement devant le caractère inhabituel du choix des vins (le meilleur réservé pour la fin) « signe »donc le caractère extraordinaire de l’évènement ; position spirituelle qui peut évoquer celle d’un autre « ordonnateur de repas », le prêtre ou le pasteur, en qui la gloire de Dieu se manifeste aussi à un moment « attesté » ; gloire qui cependant se révèle souvent d’abord aux plus petits : ici, les serviteurs, ailleurs de simples bergers pour la nativité.. et l’on pourrait trouver beaucoup d’autres exemples.

Un personnage n’a pas encore été évoqué : l’époux ! Le fait est qu’il apparaît bien brièvement dans cette histoire, et qui plus est de façon indirecte, son rôle se bornant en fait à écouter ce que lui dit l’ordonnateur du repas ; et pourtant, c’est lui qui nous renvoie le plus directement, de par son statut, à Jésus, « l’Epoux », véritable ordonnateur de la « fête », dès maintenant, et lors de son retour en gloire.

Alain Bourgade,  sur la base des notes de Catherine Bourgade

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