La mise en œuvre d’une action collective dans tous les domaines de la vie requiert une organisation capable de mener une action dans la durée : une entreprise, un parti, une église… A travers l’histoire, on peut observer les formes diverses qu’ont pris les organisations. Le grand changement culturel qui intervient dans nos sociétés depuis un demi siècle modifie-t-il les données du problème ? Et, plus précisément, le développement accéléré des nouveaux moyens de communication, tout particulièrement l’expansion d’internet, entraîne-t-il des transformations radicales dans les modes d’organisation ?
Le sociologue américain, Clay Shirky, répond à cette question dans un livre récent : « Here comes everybody. The power of organising without organisation » (1). A partir d’une connaissance intime des processus en cours, l’auteur met en évidence les transformations en cours. Comme le fait remarquer Jonny Baker sur son blog, un carrefour pour l’Eglise émergente (2), ce livre modifie notre regard.

 

Le passé des organisations.

    En sociologue et en historien, Clay Shirky revisite d’abord le passé des organisations. « Les groupes de gens sont complexes, si bien que les groupes sont difficiles à former et difficiles à maintenir. Confrontées à ce problème, les institutions traditionnelles ont cherché des formes pour y répondre » ( p.25). Le coût de fonctionnement des groupes est élevé. De fait, les institutions ne se consacrent pas seulement à réaliser des objectifs liés à leur mission. Elles consacrent beaucoup d’énergie à maintenir la structure et la discipline nécessaire à leur existence. Mais la protection de l’organisation passe alors en premier au détriment de la mission de celle-ci. Dans les groupes nombreux, pour simplifier une communication coûteuse dans ses procédures, les institutions ont adopté des formes hiérarchiques. Aujourd’hui, le développement des nouveaux modes de communication  entraîne un abaissement considérable des coûts de  circulation de l’information et modifie ainsi les conditions d’existence et de fonctionnement des organisations. Ces changements remettent en cause les filières hiérarchiques.

 

De nouveaux modes d’organisation sur internet. Partager, collaborer pour produire, agir ensemble.

    En observant la scène d’internet, Clay Shirky y constate l’apparition de modes nouveaux d’organisation.
Par exemple, à travers le site  Flickr émerge rapidement une information photographique sur des manifestations et des évènements comme par exemple les attentats qui ont frappé la ville de Londres ou le Tsunami. Cette information abondante  n’aurait pu être recueillie  par les procédures professionnelles classiques. En fait, Flickr se situe dans une position nouvelle. Quand un journal doit diriger le travail de ses photographes et le rénumérer, Flickr est simplement une plateforme. La coordination provient des usagers à travers leur indexation des photos et elle est projetée sur le site. Ainsi apparaissent des produits nouveaux.
Aujourd’hui, en terme d’organisation, la grande nouveauté est que les gens peuvent s’assembler par eux-mêmes sans contrainte extérieure. « Les réseaux électroniques rendent possibles des formes nouvelles d’action collective… L’étendue du travail qui peut être réalisée par des groupes non institutionnels remet profondément en cause le statu quo » (p.48). Les nouveaux outils sociaux (« social tools ») permettent maintenant le développement d’un grand nombre d’actions collectives. On peut classer ces activités par ordre de difficulté croissante.
Partager est le processus qui exige le moins de participants. De nombreuses plateformes comme Flickr opèrent dans les termes de prendre et offrir, qui laissent le maximum de liberté aux participants et impliquent en conséquence le minimum de difficultés pour une vie de groupe.
La coopération est un autre stade. Coopérer est plus difficile que simplement partager parce que cela requiert de changer son comportement pour se synchroniser avec des gens qui eux-mêmes changent leur conduite pour coopérer avec vous. La conversation est une forme très simple de coopération, presque universelle dans les « outils sociaux ». Plus que le partage, la conversation crée un sens de la communauté, mais elle requiert aussi des règles communes.
La production coopérative est une forme de coopération plus exigeante, car elle doit prendre en compte la tension entre les intérêts individuels et les objectifs du groupe . Elle requiert des décisions collectives. Un bon exemple est la production de l’encyclopédie Wikipedia.
L’action collective est le genre d’effort le plus dur à réaliser, car elle a pour condition l’engagement d’un groupe de gens décidés à entreprendre ensemble des efforts spécifiques dans un processus où les décisions collectives s’imposent aux membres individuels. « Le partage de l’information produit une conscience commune parmi les participants. La production coopérative s’exprime dans une création partagée, mais l’action collective engendre une responsabilité commune en liant l’identité de l’individu et celle du groupe »(p.51). L’action collective repose sur une vision partagée qui assure la poursuite du groupe par delà les dissentiments qui peuvent être engendrés par la décision collective.
Alors qu’autrefois la formation et la poursuite des groupes étaient entravées par les coûts élevés de la communication, aujourd’hui le développement des groupes est devenu extraordinairement facile (ridiculously easy p.54).

 

Les structures hiérarchiques en question.

    En analysant le fonctionnement des organisations dans le passé, l’auteur a montré comment les structures hiérarchiques caractérisant les grandes institutions correspondaient au coût élevé de la communication. Aujourd’hui, l’action collective emprunte des formes nouvelles et se développe rapidement, car elle peut s’appuyer sur des outils performants comme internet et le téléphone mobile. Cette réalité nouvelle « met en cause les institutions existantes en minant le monopole institutionnel sur la coordination à grande échelle » (p.143).
Comme exemple de cette mise en cause, Clay Shirky analyse l’action collective qui s’est développée à partir de 2002 à Boston à propos du cas d’un prêtre pédophile resté en fonction pendant des décennies malgré la connaissance de ce problème par la hiérarchie catholique (p. 143-160). A la suite des articles ayant révélé cette situation, un groupe de laïcs catholiques a commencé à se réunir pour protester et a pris l’appellation : « Voice of the faithful » (Voix des fidèles), avec pour devise : « Gardons la foi. Changeons l’Eglise ». Malgré l’opposition de la hiérarchie, ce groupe a connu un développement foudroyant. En janvier 2002, une trentaine de personnes se réunissent dans le sous-sol d’une église. Six mois après, elles sont 25000 à la première convention de l’association qui se réunit durant l’été 2002. A la fin de l’année, l’archevêque de Boston remet sa démission au pape.
A propos de cette affaire, Clay Shirky pose deux questions : Pourquoi 2002 ?  Qu’est ce qui avait changé ? En effet, un scandale analogue avait éclaté à Boston, dix ans auparavant en 1992, dans un contexte similaire à la suite d’articles parus également dans le journal local. Après le premier émoi, la fièvre était retombée sans engendrer de changements substantiels dans le comportement de la hiérarchie catholique. A cette époque, le même archevêque catholique était resté en place en s’appuyant sur deux faits : « Les catholiques ordinaires ne pouvaient pas facilement partager entre eux l’information au sujet du scandale. Ils ne pouvaient pas non plus coordonner leur action. En  2002, ces deux faits avaient cessé d’être des faits » (p. 148). Effectivement, en dix ans, les modes de communication avaient radicalement changé. Le journal local auquel les gens ont accès est désormais en ligne sur internet. En 1992, l’affaire était restée locale. En 2002, elle se répand chez les catholiques des Etats-Unis (3) et même dans le monde. De même, à travers le courrier électronique, l’action collective rallie immédiatement un grand nombre de personnes autour d’une association directement accessible : « The voice of the faithful ». Les nouveaux moyens n’ont pas créé la contestation. Ils l’ont rendu possible. Ils ont donné à cette action collective, puissance et influence.
Désormais, les filières hiérarchiques ont perdu leur omnipotence. Clay Shirky en donne un autre exemple. En 2002, quelques paroisses épiscopaliennes en Virginie, en opposition à la nomination d’un évêque délibérément homosexuel, se sont ralliées à l’archevêque anglican du Nigéria hostile à cette pratique. Ainsi le quadrillage territorial habituel dans les grandes églises a cessé de s’imposer en fonction du nouveau mode de communication par internet.

 

Vers une participation interactive. Un appel aux églises.

    De fait, ce ne sont pas seulement les circuits portant les décisions qui changent, ce sont aussi les mentalités. Les nouveaux moyens de communication engendrent des attitudes nouvelles qui prennent force lorsque les gens ont pris l’habitude d’utiliser ces moyens. « La Révolution arrive lorsque la société adopte de nouvelles conduites » (p.160).
A cet égard, le commentaire du livre de Clay Shirky par Jonny Baker sur son blog au carrefour de l’Eglise émergente, nous paraît tout à fait juste et éclairant : « Le défi du nouvel environnement ne porte pas seulement sur les nouveaux moyens de communication et la manière d’en faire usage. Un changement beaucoup plus vaste réside dans l’influence que ce nouvel environnement exerce sur nous et nos instincts. Je pense qu’il y a aujourd’hui un grand mouvement culturel qui s’exerce en faveur du partage, de la coopération et d’une participation interactive. C’est une grande nouvelle pour les églises et communautés chrétiennes. Elle nous amène à une conception de l’église comme un corps organique et relationnel. D’une certaine façon, beaucoup d’églises fonctionnent selon une relation fournisseur/client, leader/congrégation, expert/disciples muets, prêtre ou pasteur/ auditeurs passifs. C’est un monde où prévaut la dépendance. Ce nouvel environnement apporte la possibilité de retrouver quelque chose de ce qui a été perdu. Il nous conduit également à un thème théologique aujourd’hui en résurgence : la participation en Dieu ». Après avoir cité en titre de son article une parole issue d’un livre de John Taylor sur la vision première (« primal vision ») inspirant la religion africaine (4)  : “je  participe, donc je suis” , Jonny Baker l’accompagne par cette évocation de la participation en Dieu : « En lui, je participe, donc je suis » (5). Voilà un horizon mobilisateur.

Jean Hassenforder

 

Notes

(1) Shirky (Clay). Here comes everybody. The power of organising without organizations. Allen Lane, 2008.

(2) Le blog de Jonny  Baker se situe à un carrefour de l’Eglise émergente et témoigne de la grande créativité de son auteur.<<Consuler ce blog>>. Sur ce site, nous avons déjà montré le caractère précieux de cette ressource <<Lire l’article>>. Nous recommandons les quatre chroniques que Jonny vient d’écrire à propos du livre de Clay Shirky <<Lire>>.

(3) Un livre a fait le point sur la situation du catholicisme aux Etats-Unis : Steinfels (Peterà. A people adrift. The crisis of the Roman Catholic Church in America. Simon and Schuster, 2003. <<Lire la présentation de ce livre>>.

(4) Taylor (John). Primal vision. SCM press. Jonny Baker montre l’originalité de cette pensée qui reconnaît l’œuvre de l’Esprit au delà des limites d’un explicite chrétien. Un enseignement pour l’Eglise émergente. <<Voir son commentaire>>.

(5) <<Voir la chronique>> : « Here comes everybody 2. I participate therefore I am ».

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