«Le monothéisme peut-il être humaniste ?  est la question qu’aborde Katell Berthelot dans un livre issu de sa thèse de doctorat.* Jeune et brillante quadra d’origine bretonne, diplômée d’HEC et d’une maîtrise de littérature à la Sorbonne, Katell Berthelot s’est spécialisée dans l’histoire du judaïsme ancien. Pour mieux saisir le sens de sa recherche il n’est pas inutile de connaître son parcours et ce qui l’a conduite à s’intéresser profondément au judaïsme et à Israël.

 

 

François Sergy : Katell Berthelot, Israël est devenu votre pays d’adoption. La première fois que vous y êtes allée ce fut le coup de foudre.

 

Katell Berthelot : Oui. C’était en janvier 1993. Depuis j’y suis retournée régulièrement. J’ai pu y séjourner deux ans, pendant ma thèse à l’université hébraïque de Jérusalem, puis à nouveau dans le cadre du CNRS, au Centre de recherche Français à Jérusalem, de 2008 à 2011.

 

FS :     Pouvez-vous expliquer ce coup de foudre ?

KB :    Il s’inscrit dans une histoire plus vaste et très personnelle. Je me suis convertie au christianisme à vingt ans, au moment où j’étudiais à la fois à HEC et à la Fac de lettres. Peu après mon baptême j’ai décidé, sur un coup de tête ou sur une inspiration, de partir seule, sac au dos, en Israël. Elevée dans un athéisme total je n’avais aucune culture biblique et, arrivée en Israël, ce fut le coup de foudre, surtout à travers mes rencontres avec les gens. Ils avaient une humanité différente de celle des européens. Ils avaient, tant côté juif que musulman ou chrétien arabe, une chaleur, un contact humain qui m’a ouverte sur autre chose et j’ai voulu apprendre l’hébreu et l’arabe afin de pouvoir parler avec eux.

De fil en aiguille, j’en suis venue à l’hébreu ancien puis à d’autres langues anciennes. J’ai bien sûr découvert le judaïsme, la société juive, et vu que l’enseignement de Jésus était difficilement intelligible sans un minimum de connaissances du judaïsme, notamment celui de son époque. Bref j’avais le regard du candide qui débarque et voit des choses évidentes aujourd’hui pour la plupart des églises mais qui ne l’ont pas toujours été dans le passé. On ne comprend bien Jésus que resitué dans son contexte juif. C’est aussi pour mieux saisir son message que j’ai commencé à m’intéresser au judaïsme.

 

Très vite j’ai senti que j’avais des affinités spirituelles profondes avec le judaïsme. L’approche des textes midrashiques m’a tout de suite parlé. Je trouvais des échos, des résonnances entre ce que je faisais en fac de lettres et ce que je découvrais en cours d’études juives et, très spontanément, très naturellement je me suis immergée dans le judaïsme.

 

FS : Vous parlez d’humanité, de Jésus qui apporte un message de paix. Mais la question : le monothéisme est-il humaniste se pose quand on voit les religions et leur violence. Cette question, vous vous l’êtes posée et pour vous la réponse n’est pas évidente. Vous dites qu’il y a deux réponses exagérées qui ne sont pas forcément justes. Pouvez-vous vous expliquer ?

 

KB :    D’une part, dans ma famille athée, j’ai beaucoup entendu ce discours qui consiste à dire que les religions sont  intrinsèquement intolérantes et créatrices de conflits. La religion serait un stade primitif de l’humanité à dépasser par la rationalité. D’autre part, à travers ma fréquentation des milieux religieux et mes études, j’ai découvert des discours apologétiques qui m’ont très moyennement convaincue, qui ne me semblaient pas répondre honnêtement aux difficultés soulignées à juste titre par certains athées. En réalité cependant, la vraie raison pour laquelle j’ai travaillé sur cette problématique, je m’en suis rendu compte a posteriori, est qu’elle était fondamentale dans mon parcours personnel pour réconcilier l’éducation athée que j’avais reçue et cette foi chrétienne qui grandissait en moi.

 

FS :     Une éducation athée fondée sur les droits de l’homme ?

KB :    Oui, celle reçue de mes grands-parents très militants des droits de l’homme. Puis j’ai vu, en lisant les textes anciens, que les Juifs étaient accusés de misanthropie dès l’Antiquité et donc, qu’a contrario, on trouve dans ces textes anciens un discours sur la philanthropie, philanthrôpia en grec, mot qui peut signifier plus que donner de l’argent aux pauvres, mot qui dans certains cas peut être compris comme un véritable amour de l’humanité.

Ce qui se dit dans la philanthrôpia, en grec, ou l’humanitas, en latin, dès le premier siècle avant notre ère, est le fondement de ce que nous, aujourd’hui, appelons l’humanisme : un respect de tout homme en tant qu’il est homme, une solidarité minimale avec tout être humain en tant que membre de la communauté humaine, de l’espèce humaine. Ainsi, les idéaux de mes grands-parents et de mes parents, fondés sur les droits de l’homme, leur vision de solidarité, de justice sociale, ont des racines anciennes qui remontent à l’antiquité gréco-romaine.

 

Les racines des droits de l’homme

 

FS :     Pourquoi donner à la notion de droits de l’humain des racines gréco-romaines et non judéo-chrétiennes ?

KB :    J’allais y venir. Il y a un deuxième volet effectivement. Historiquement, si on regarde la formulation des idéaux révolutionnaires républicains des 18ème et 19ème siècles, on constate un double héritage gréco-romain et judéo-chrétien. Voltaire cite Cicéron ou Sénèque à toutes les pages. Il existe un lien direct entre les auteurs de l’Antiquité sur lesquels j’ai travaillé et les auteurs du 18ème siècle, ou disons les humanistes modernes. Mais même s’ils étaient critiques vis-à-vis de la religion, ces auteurs du 18ème siècle étaient rarement de purs athées. Chez eux, l’héritage juif et chrétien était encore très présent. Personne à cette époque n’ignorait les histoires bibliques et évangéliques. Il y a bien un double héritage. Mais Schmuel Trigano, un penseur juif contemporain, auteur de « Le monothéisme est un humanisme » qui traite essentiellement du judaïsme, affirme les choses de manière simple, voire simpliste. Pour lui le judaïsme serait forcément un humanisme puisque le récit de la Genèse déclare que l’humain a été créé à l’image de Dieu. L’interprétation du texte serait univoque, sans ambigüité : le fait que l’homme ait été créé à l’image de Dieu impliquerait à lui seul l’idée de dignité humaine. Or déjà dans l’histoire cette notion ne va pas de soi. Même dans les textes ça ne va pas de soi : avant d’aborder le vaste corpus de la littérature rabbinique et sa complexité, l’enquête menée pour ma thèse m’a d’abord conduite à étudier tous les textes juifs de l’Antiquité jusque vers la fin du 2ème siècle de notre ère. Les interprétations de Genèse 1, 26-27 (la création de l’humain à l’image de Dieu) vont rarement vers un sens éthique, vers un respect de l’humain. Les textes interprètent l’image de Dieu en l’homme en rapport avec la question de l’immortalité de l’âme ou avec celle de la raison humaine (le Logos, image de Dieu en l’homme), etc.

Il y a un problème spécifique à la tradition biblique qui se pose aux juifs et aux chrétiens et, dans une certaine mesure aussi aux musulmans (1). Un problème inconnu du monde gréco-romain : la dignité de l’homme est conditionnée par le type de rapport qu’il établit avec Dieu. L’homme créé à l’image de Dieu est une donnée de départ mais aussi une vocation. Et si l’homme ne réalise pas cette vocation, si par exemple il nie Dieu, ou adore plusieurs dieux au lieu de l’unique vrai Dieu, il y a comme une rupture de l’image avec des implications désastreuses.

 

FS :     Cela pourrait justifier qu’on tue au nom de Dieu ?

KB :    Oui. Au nom d’une fidélité première à Dieu on peut vouloir mettre à mort l’impie, l’apostat, l’hérétique… parce qu’il trahit sa vocation de créature née pour adorer Dieu, sa juste relation avec son créateur et perd sa dignité d’humain créé à l’image de Dieu. On en arrive ainsi à des interprétations restrictives de la notion d’homme à l’image de Dieu, à des lectures nationalistes, racistes, du style : seuls les juifs auraient été créés à l’image de Dieu, ou encore les catholiques et pas les protestants ! La même restriction peut exister au sein d’une communauté religieuse. Exemple : le juif qui délaisse les commandements sera considéré par les autres juifs comme un impie ne bénéficiant plus de sa qualité d’être à l’image de Dieu. Les textes les plus violents, dans l’Antiquité, sont ceux qui dénoncent l’impie au sein de sa propre communauté. Ce principe n’oppose donc pas seulement une religion contre une autre, ou un peuple contre un autre. Il traverse aussi les communautés monothéistes de l’intérieur.

 

Bible et humanisme

 

FS :     L’idée selon laquelle l’humanisme aurait sa source dans le judaïsme et le christianisme s’appuie sur le récit biblique de la création de l’homme à l’image de Dieu et sur le commandement d’aimer son prochain comme soi-même (une parole de Jésus qui reprend un commandement du Lévitique, au chapitre 19). Pourriez-vous développer ?

KB :    A l’époque moderne l’interprétation humaniste s’est largement développée et imposée dans le monde juif et dans le monde chrétien. Cela n’empêche pas que des comportements violents perdurent et que l’on persiste à discuter dans certains cas de l’universalité de cette dignité. Des groupes refusent encore cette universalité. Le commandement d’aimer Dieu et son prochain était débattu à l’époque du Christ. La question-clé est celle du scribe dans l’évangile de Luc : « Mais qui est mon prochain ? » (2) . Dans les textes juifs contemporains des Evangiles ou légèrement antérieurs on voit que non seulement le prochain n’est pas nécessairement tout homme mais, de manière plus restrictive encore, que le prochain n’est pas nécessairement tout juif. La société juive est divisée. D’après le témoignage de Flavius Josèphe, des groupes rivaux apparaissent dès le 2ième siècle avant notre ère : sadducéens, pharisiens, esséniens… et des querelles, des haines se développent. On trouve des textes de Qumrân d’une grande violence contre d’autres groupes. Dans les textes de Qumrân, le prochain est uniquement le membre de la communauté, celui qui est entré dans l’alliance renouvelée. Jésus réagit contre cette lecture restrictive au sein même de la société juive de son temps. Il déplace la question et va beaucoup plus loin. Il ne dit pas simplement que tout homme est mon prochain. Sa réponse déplace la manière de poser le problème.

 

FS :     En quoi déplace-t-il la question ?

KB :    Lorsqu’il demande : Qui a été le prochain de l’homme blessé sur la route ? La question n’est plus de savoir si l’homme blessé est mon prochain. La question est : moi, suis-je capable de devenir le prochain de celui qui souffre ou de celui que Dieu met sur mon chemin ? Il y a déplacement de perspective de l’autre, objet de mon questionnement, à moi-même, sujet d’une action de solidarité ou pas envers lui. L’histoire du bon Samaritain amène un renversement total de perspective. Ce qui n’a pas toujours été vu dans les exégèses. On a beaucoup dit : Jésus a une vision universaliste du prochain. C’est vrai puisque, au final, tout homme peut devenir objet de ma solidarité. Mais on n’a pas suffisamment insisté sur le déplacement qu’opère Jésus. La question du scribe est celle d’un juriste : dans quelle catégorie entre mon prochain ? La Loi établirait des catégories : il y aurait le prochain, le pas prochain, des membres de mon peuple, des pas membres de mon peuple, etc. Il y aurait des frontières et des catégories. Jésus rompt avec cette approche.

 

FS :     La lecture traditionnelle de ce commandement d’amour est tirée du livre du Lévitique dans lequel le prochain, vous l’écrivez, est plutôt celui de la communauté d’Israël.

KB :    Oui, puisque la Loi est donnée à un peuple. On est au Sinaï. La loi est donnée à Moïse pour être transmise au peuple d’Israël. Le « prochain » se comprend dans le cadre d’une communauté. Et c’est naturel : toute Loi, à l’exception du droit international, relativement récent, est faite pour des communautés humaines particulières. Quelques versets plus loin il est précisé qu’il faudra aussi aimer comme soi-même l’étranger installé au milieu des fils d’Israël. Donc on distingue bien le prochain d’une part et l’étranger installé au milieu des fils d’Israël d’autre part. Bien que des auteurs juifs, notamment au 19ème siècle Hermann Cohen, aient voulu lire Lévitique 19.18 dans un sens universel, le contexte immédiat du texte et le contexte élargi au Pentateuque montrent qu’il s’agit du compatriote, du membre de la communauté d’Israël. Mais ça ne signifie pas qu’on ne puisse pas l’interpréter de manière universaliste. Une lecture universaliste en a été faite par bien des auteurs juifs depuis l’Antiquité. Tout est histoire d’interprétation. Les textes sont rarement univoques. Ils peuvent être interprétés de différentes manières. Il est juste important d’en être conscient et d’assumer son interprétation, sans s’illusionner et croire que ce serait la seule manière de comprendre le texte.

 

Humanisme et amour du prochain

 

FS :     L’humanisme compris comme « une solidarité minimale de tout homme vis-à-vis de tout homme au nom de l’humanité commune » nécessite-t-il de croire à une transcendance, de faire référence à Dieu ?

KB :    Non, on n’y est pas obligé. L’humanisme repose sur une éthique de l’immanence mais qui n’est pas en opposition avec une éthique de la transcendance. Si dans les textes stoïciens tardifs (à partir du premier siècle de notre ère) et dans les textes de la tradition platonicienne, on a la conception d’un homme, fils de Zeus, porteur d’un souffle divin, dans les premiers textes stoïciens cette dimension religieuse n’est pas transcendante car la divinité des stoïciens n’est pas une divinité transcendante. C’est une sorte de pneuma, de souffle, d’esprit répandu dans toute chose qui est aussi rationalité. Tandis que le dieu des platoniciens, lui, est vraiment transcendant, proche des monothéistes. Ce n’est pas pour rien que les auteurs juifs et chrétiens antiques étaient proches de la tradition platonicienne. On a donc deux cas, mais beaucoup oublient que l’humanisme des auteurs antiques n’est pas forcément un humanisme athée. La transcendance et l’humanisme étaient deux questions séparées qui n’étaient pas du tout liées dans l’esprit des philosophes antiques.

 

FS :     Se poser la question de l’humanisme n’est-ce pas centrer la question sur l’homme ?

KB :    Dans l’Encyclopédie Hébraïque, le grand savant israélien, décédé en 1994, Yeshayahou Leibowitz écrit dans son article sur la notion d’humanisme religieux qu’un humanisme religieux est un oxymore, une contradiction dans les termes. La religion est centrée sur Dieu, l’humanisme lui serait centré sur l’homme. Il pense que l’humanisme est nécessairement anthropocentrique et athée. Or, je viens de dire qu’il ne l’était pas nécessairement. Certes l’humanisme est anthropocentrique, mais la question est de savoir comment on articule l’homme à Dieu. Dans quelle mesure l’homme est-il porteur d’une part de divin ? Et dans quelle mesure l’action que l’on accomplit vis-à-vis d’autrui est-elle en même temps une action accomplie vis-à-vis de Dieu ? Or, dès les textes bibliques ou les textes juifs anciens on voit que l’action vis-à-vis de l’homme, du pauvre notamment, est importante comparée au monde gréco-romain qui n’a pas ce souci du pauvre. Dans la Bible, le souci du pauvre est un acte qui a des implications dans la relation avec Dieu. Qui se soucie du pauvre s’attire la bienveillance divine.

 

FS :     J’aime mon prochain parce que j’aime d’abord Dieu ?

KB :    Oui dans la pensée biblique on ne peut pas dissocier les deux.

 

FS :     Vous vous attardez d’ailleurs sur la question posée à Jésus : « Quel est le plus grand commandement ?» Aimer Dieu ou aimer son prochain ? Y a-t-il une hiérarchie ?

KB :    Il est évident que Dieu est premier par rapport à l’homme, puisque sans Lui l’homme n’existerait pas. La hiérarchie est donc claire, et la hiérarchie de devoirs aussi.

 

FS :     Est-on encore dans l’humanisme si l’on aime son prochain parce que l’on aime Dieu ou si on l’aime au nom de Dieu ?

KB :    Tout dépend de notre vision de Dieu. C’est une vraie question théologique. Croit-on en un Dieu qui aime l’homme d’une manière inconditionnelle ou en un Dieu qui aime l’homme de manière conditionnelle et qui dit : si tu observes mes commandements je te bénirai, si tu ne les observes pas je te maudirai ou je t’enverrai en enfer ? C’est une question théologique complexe car on ne peut concevoir que Dieu n’exige pas la justice. Le châtiment est lié à la justice et Dieu châtie aussi bien le crime entre les hommes que l’offense envers Dieu. Un autre aspect du problème, dans les religions monothéistes, est l’idéal d’imiter Dieu. Doit-on imiter seulement la miséricorde divine dont les textes parlent abondamment ? Il faut certes imiter la bonté et la miséricorde de Dieu dans les rapports avec les autres. Mais il faut aussi respecter la justice. Mais l’homme est-il appelé à imiter la justice de Dieu ? C’est problématique. Se faire juge des autres en pensant être investi par Dieu de cette responsabilité ouvre la porte à tous les débordements. Dans l’histoire des religions, des institutions et parfois des individus se sont crus investis de la mission de juger les impies, les déviants, les ennemis de la foi. En vérité, le mieux est de laisser la question du jugement des hérétiques et des impies entre les mains de Dieu. Ce n’est pas aux hommes à mettre à mort à la place de Dieu. Cette position me paraît fondamentale.

 

Des droits et des devoirs

 

FS :     Vous vous engagez au-delà d’un travail d’historienne quand vous indiquez ce que les conditions d’une éthique humaniste sont pour vous. Quelles sont-elles ?

KB :    Elles s’inscrivent dans une vision théologique. Si on a la vision d’un Dieu qui peut détester les créatures quand elles lui désobéissent on n’aura pas un monothéisme humaniste. Elles dépendent aussi de l’herméneutique, de comment on lit les textes, de choix d’interprétations qui sont fondamentaux. Selon ces choix on aura une éthique humaniste ou pas. Comme chrétiens, juifs ou musulmans notre représentation du monde résulte d’abord de notre lecture des textes ou de principes reçus via notre éducation qui conditionnent notre manière de les lire mais aussi d’un environnement composé d’une foule de choses. Il n’y a pas de réponse simple à cette question. La lecture des textes ? or ils ne disent pas tout et n’importe quoi ? oriente notre manière de voir le monde, suscite en nous des principes, des exigences. Il y a un va et vient entre les deux. On est dans une dialectique où les aspects herméneutiques sont fondamentaux pour que puisse exister une éthique humaniste dans le contexte monothéiste.

 

FS : Ces textes parlent de droits mais aussi de devoirs. Vous insistez là-dessus.

KB :    Oui et c’est un enseignement commun aux textes gréco-romains et judéo-chrétiens. Les droits de l’homme sont une notion moderne. Comme le disait la philosophe Simone Weil avec pertinence : « La notion d’obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. (…) un droit qui n’est reconnu par personne n’est pas grand-chose ». Si on affirme que tout homme a droit à un revenu minimal pour vivre, pour nourrir ses enfants, mais qu’il n’existe aucun devoir pour les autres hommes de le secourir via l’Etat en payant des impôts, ou via des organismes caritatifs ou autre, ce droit restera lettre morte. Sans obligation morale, les devoirs sont vidés de tout sens pratique. Les anciens avaient une vision plus réaliste : ils parlaient de devoirs d’humanité. Ils ne parlaient pas de droits de l’homme mais de devoirs d’humanité. Bien sûr au départ ces devoirs sont extrêmement minimaux : donner du feu, donner de l’eau, indiquer le chemin. Ils ne satisferaient pas aujourd’hui nos critères modernes. Ces devoirs ne disent même pas de donner de la nourriture, de partager son pain ! C’est plus tard, chez Sénèque par exemple, qu’apparaît le devoir d’aumône au nom de l’humanité et, chez certains stoïciens, la notion d’assistance à personne en danger (l’obligation, par exemple, de venir en aide à un homme attaqué par un ours, etc.).

Les textes bibliques, juifs et chrétiens, contiennent aussi, à travers leurs commandements, des notions de devoirs. L’aumône, le souci du pauvre sont des commandements, et ça, ça coûte quelque chose. La tradition biblique postule d’emblée qu’il faut partager ce qu’on possède, accepter de perdre par devoir d’humanité envers son prochain. Même si, au départ, ce devoir de solidarité se comprend et se vit au sein de sa communauté, c’est déjà un pas qui, plus tard, pourra être étendu au-delà de la communauté.

 

FS :     « Le drame de la vocation » est le titre de votre sujet de maîtrise en Lettres. Votre conversion a-t-elle été un drame pour votre entourage ?

KB :    Oui, un petit drame. Mes proches l’ont mal pris au départ. Maintenant tout s’est apaisé. Je ne vois pas ma vocation comme un drame, je la vois au contraire comme une très grande bénédiction. Je suis très heureuse de m’être laissée entraîner sur ces chemins improbables du Moyen Orient, d’Israël, de l’étude du judaïsme. Je ne renie pas ma vocation et je la poursuis avec grand bonheur.

 

 

 

Propos recueillis par François SERGY

 

 

 

** Voir le site parole.ch **

Emission Entre vous soit dit. Diffusée sur site fin juin 2013.
Proposée aux radios locales Juillet 2013

 

 

* Publiée aux éditions Fayard



(1) Même si le Coran ne reprend pas tel quel le récit biblique de la création, l’idée de création de l’homme à l’image de Dieu apparaît dans un hadith. On peut donc considérer que cette idée est présente aussi en Islam.

(2) Cf. la parabole du bon Samaritain Luc 10.25-37 et parallèles.

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